Il y a des odeurs vivantes et des odeurs mortes.

Les deux ont toujours habité notre résidence du lac.

La résidence.

Douze pièces sur deux étages ; un trapèze de bois blanc, muni d’auvents bleus et de rampes rouges ; un écrin d’été, notre résidence fut construite par mon grand-père dans les années 40, du bois en provenance des forêts de saules et de conifères qui s’étendent en fer à cheval au sud de l’île. Elle arbore sur sa face nord un perron avec balconnet et poutres coloniales ; au-dessus, une large mezzanine a accueilli un nombre incalculable de barbecues dominicaux réunissant nos amis et proches de passage sur l’île. Mes parents furent de formidables hôtes. Parfois, j’entends des éclats de rires cristallins voleter encore dans l’espace avec la vivacité d’antan. Et le fumet ragoûtant des viandes épicées d’une main experte par mon père me nourrit mieux que les plats que je me confectionne durant les deux premières semaines du mois d’août, deux semaines que je perds, chaque année, dans ce patelin.

Promesse faite à maman avant son admission en psychiatrie.

Pendant ces longues journées paresseuses, je ne fais rien.

Sitôt engagés le jardinier, le peintre, le plombier, le menuisier, le chauffagiste, le frigoriste, le vitrier, les petits soldats du service d’épuration des eaux et caves, les téméraires de la dératisation, et l’équipe de femmes de ménage au service de la famille depuis trois générations, il ne me reste qu’à traîner les pieds en feignant de superviser les travaux en cours. Deux semaines où je manie mon chéquier avec la dextérité d’un lanceur de couteaux.

Il y a plus, en vérité.

Tandis qu’autour de moi, le patrimoine familial retrouve sa superbe, en moi s’accomplit une semblable purification. Les sécateurs rafraîchissent les buissons de mûriers, les plants de fleurs d’oranger, les branches des pommiers, des poiriers, libérant au même moment mille parfums sucrés, chauds et forts, si bien qu’au bout de quelques heures, je suis positivement saoul et nauséeux. Tout de suite après, les tourniquets d’arrosage se déclenchent, tels des coups de semonce, et dans un souin-souin de grillons, les jets d’eau étincellent au-dessus des terres gorgées de lombrics et de graines. Quant à l’intérieur de la résidence, entre les âpres conversations des ménagères, les vaisselles, les lessives, les adoucissants, les draps qui ondulent dans le jardin et les vagues de lavande, les billes de naphtaline bleue disséminées dans les placards et les pâtisseries qui défilent sur les fourneaux, il devient inutile d’y chercher refuge. Dépossédé des lieux, je m’exproprie.

Volontairement et discrètement. Chaque matin, je pars en promenade sur des sentiers immuables, où, dans une solitude à peu près confortable, je tâche de faire un sort aux crasses accumulées en moi par onze mois de vie citadine dénuée de perspective. Or j’ai dit qu’il y avait plus…

Personne ne sait pour l’instant en quoi mon séjour, cette année, sera différent. Personne n’a besoin de savoir. Je suis le seul héritier légal de ce gigantesque album de famille aux pages soit censurées soit jaunies ! Les hommes de main, les ouvriers, les fées du logis, toute cette ménagerie de gens simples et accommodants qui ont fini par se prendre d’affection pour le dernier des fils de leur employeur et qui, des années plus tard, officient toujours selon les préceptes ordonnés par celui-ci… Ils sauront bien assez vite qu’ils travaillent ici pour la dernière fois. Qu’une signature, à la banque locale, dans une semaine, est la seule chose qui maintienne encore le trousseau de clés à ma ceinture, avant de changer de propriétaire.

 

Le lac.

Si les choses invisibles, les choses de l’esprit, je veux dire, avaient la faculté d’emplir un volume, les mémoires de ma famille liés à ce lac auraient fait déborder ce dernier. Parfois je me figure, transi, le déchaînement de six décennies d’épopée générationnelle sur ses eaux. Toujours, mes projections mentales se concluent par une image saisissante : celle du lac en ébullition, sa surface d’ordinaire si plane déformée par des bouillons similaires à l’incandescence de la lave volcanique, et de ces grosses bulles fumantes émergent, ponctuellement, des visages ou des voix. Si je reconnais plus ou moins les visages pour être ceux de ma famille, ou plutôt, de fusions de plusieurs de ses membres, je ne comprends jamais, en revanche, ce que disent les voix ; d‘ailleurs, plus important que le sens des propos éventuels qui en réchappent, il y a leur présence, assez terrifiante pour qu’on ne veuille pas, en plus, échanger des anecdotes.

Le lac est livré à son propre destin. Il survit et maintient ses apparences par les vertus d’un renouvellement naturel pour moi incompréhensible. N’ayant promis à personne d’en prendre soin, et ne pouvant de toutes manières accuser aucune dépense de ce type si l’on veut bien considérer que mes seules sources de revenus, depuis trois ans, sont les conférences que je donne au sujet des langues mortes, je me contente chaque année de lui rendre visite, tôt le matin, si tôt qu’il m’arrive de devancer le soleil lui-même. Je marche au milieu des cerisiers japonais qui bordent le chemin en lacis reliant la résidence à la berge occidentale du lac.

Cette traversée me met dans l’état d’esprit adéquat : nostalgique, forcément ; mais songeur, aussi. Que cette ballade soit aussi vide, éthérée et apaisante qu’un songe diurne. Un antidote aux cauchemars qui émaillent mes nuits. Si seulement je me souvenais de ces cauchemars ! Je suis sûr que j’en apprendrais beaucoup sur moi. Mais ce n’est jamais le cas. Au lieu d’une meilleure connaissance de moi, c’est le crâne cerné d’un brouillard de poix que je m’arrache aux draps. A la ville, j’enrichis mon pharmacien. Ici, je marche, pèlerin dans l’âme.

Avec des moyens, de gros moyens comme seul grand-père en possédait, j’aurais fait construire une jetée, par où on aurait accédé aux embarcations ; avec elles, une minute de navigation aurait suffi pour prendre pied sur une île artificielle dont je n’aurais pas manqué de commander l’émergence, depuis les profondeurs, juste au centre du lac. Des oiseaux rares y auraient vécu en bonne entente avec des reptiles.

Des komodos, de préférence.

Mais mes oiseaux et mes komodos, hélas, sont de ceux qui ne survivent pas à un battement de paupières ; chassés en même temps que ces images de ce qui ne sera pas, ou alors, longtemps après moi. Au centre du lac, il n’y a que mes illusions, et à ses abords, des entrelacs d’algues et de lianes visqueuses. Toutes choses inutiles et puantes. L’année dernière, j’y ai trouvé les cadavres de trois chats et d’un lapin.

 

En retrait sur les berges, les fourrés sont d’un vert sombre, de jour comme de nuit, aussi sombres que s’ils étaient roussis par un incendie. Je me souviens du premier Noir que j’ai rencontré, alors que j’allais sur mes huit ans. Je marchais comme à présent, le long des fougères sauvages, et à aucun moment je ne l’avais aperçu, tandis qu’il s’y déplaçait de l’autre côté, depuis un bon moment d’après ce qu’il m’a dit plus tard, lorsqu’il eut enfin franchi les fougères dans ma direction et fait remonter mon cœur dans ma gorge. Je me demande… Mais qui était-ce ?!

Non, pas le Noir !

Cette femme, diable, qui est-ce ?! Démon ?! Déesse ?!

Je me précipite vers les fourrés, mais déjà ma vision n’est plus qu’une lueur, une lueur qui glisse derrière les remparts végétaux et s’éloigne si vite. Me fuit-elle ? M’invite-t-elle ? Que fait-elle ici, dans cette tenue légère si peu adaptée au temps ? Amber ? Sonya ? Lulubaye ? Est-ce possible qu’elles aussi reviennent au lac comme on revient aux sources du mal ou sur les lieux d’un crime ? Je m’engage dans les fourrés. Les tons clairs dont est vêtue la femme finiront bien par trahir sa présence, et… Bon sang ! Son parfum tranchait si fort avec le parfum d’abandon qui empeste les lieux ! Je ne sens plus qu’elle à vrai dire.

Je me mets à fonctionner comme un animal. Ma libido s’éveille dans la douleur. Les alvéoles de mes narines palpitent comme, sous mes vêtements, palpite mon désir. Aucune femme ne m’a jamais fait cet effet ; et j’en ai connu quelques-unes car, voyez-vous, autrefois j’étais habile avec ces choses-là.

Mais ce parfum, disais-je, est de retour.

« Kokla… »

Un murmure puis plus rien. Sa voix : divine. Ce n’est pas une des sœurs Gershwin, j’en suis sûr. Une inconnue. Trop belle pour être vraiment connue d’aucun homme, d’aucune femme. Belle comme la promise d’un dieu. Elle m’a parlé, ce mot m’était destiné. Puis elle s’est dérobée ; elle s’est évanouie à l’issue d’une pirouette qui, me fascinant, désamorça mon attention, si bien que je n’ai pas eu le réflexe de la retenir, ni vu par où elle s’en allait. Ce parfum fait tout chanceler en moi.

Kokla…

 

Je doute : cette rencontre – si furtive qu’elle pourrait n’avoir jamais eu lieu. J’ai toujours douté d’une foule de choses que le commun des mortels acceptait pour vrai. Scepticisme philosophique et professionnel. Mais à présent c’est de moi que je doute. J’ai l’impression d’entretenir depuis si longtemps une relation anormale à la réalité que je suis disposé à admettre l’atrophie de mes sens, et que je ne sois plus en mesure de capter les signes pour ce qu’ils sont. C’est aussi angoissant que d’être en jungle d’Amazonie et de casser sa boussole par négligence. Et puis, ne voir que ce que l’on veut bien voir, c’est risquer de voir bien des leurres.

Mais non.

Je suppute, je brode, je proverbalise à tout crin !

Je viens peut-être même d’inventer un mot.

Que mes yeux me trompent, je l’accepte ; mais que ce parfum, essence et synthèse de tout ce que j’ai senti de bon dans ma vie – les cheveux de ma mère, les premiers draps dans lesquels j’ai dormi, la cousine dont j’adorais remonter la nuque du bout du nez, quelques gouttes de Face-à-Face sur le col amidonné de ma chemise, le parfum des rentrées scolaires de mon enfance, les gommes, les cahiers, les classes restées closes durant tout l’été – que ce parfum, somme de tous les parfums de ma vie, soit illusoire, et d’autant plus illusoire que cet endroit se caractérise avant tout pour moi par sa pestilence marécageuse de vivarium mal entretenu… Non.

Ma biologie même se révolte contre cette idée.

Kokla…

 

Le prédateur sans sa proie.

La mère sans son bébé.

L’arbre sans la terre.

Moi sans elle.

Sens comme les choses, démunies de leurs symbioses essentielles, sont vides de sens. En une fraction de seconde, tu as réussi à transformer mon univers rectiligne en labyrinthe tortueux. Où sur des chemins que je ne reconnais plus, je m’égare sur des empreintes que tu ne laisses pas. Quelle magie t’a fait apparaître à la pointe du jour ? Magie noire en ce matin laiteux, tu mènes mes sens en bateau autour de ces eaux où s’enfoncent mes racines, dissolues, comme se dissolvent mes ambitions. Comment puis-je désormais vendre ce domaine où, venu faire mes adieux au passé, je ne soupçonnais pas l’avenir qui m’attendait ? Vendre ?! Partir ?! Jamais.

Je te chercherai, m’entends-tu ? Kokla ? Si tu veux bien m’entendre, saches que je te chercherai jusqu’à ce que tu daignes te montrer, et sans plus me fuir, ni danser autour de moi comme une courtisane autour d’un roi, à distance respectueuse, par égard narquois, que tu daignes approcher cette fois.

Et murmurer à mon oreille ce mystérieux mantra.

Kokla… Kokla… Kokla…

 

Foutu roi, fou de la reine, fantasme qui ferait croire aux sirènes.

Je t’ai perdue, et à te chercher je me perds aussi. Je crois que je pourrais mourir de ton absence. Qu’il pourrait m’arriver malheur. Je crois, oui, que j’attirerai sur mes branches précaires les foudres impies du drame. J’y pense et je me dis… Je me dis que cela me rapprocherait de mon père et de mes deux frères ; non pas seulement parce qu’ils sont morts et que mourant, j’irais les rejoindre dans un quelconque feu d’enfer ; je ne dis pas cela, non. Ce que je dis, c’est à quel point nous avons peiné pour comprendre comment la barque de pêche de papa avait pu se retourner, et retenir prisonnier de quelques flots un homme aussi robuste et déterminé à vivre que lui. Ce que je dis, du bout des lèvres, à fleur de pensée, c‘est comment, au cours d’un seul été, le dernier de mon enfance, mes deux frères aînés furent poignardés sur la berge orientale du lac, à l’endroit où l’eau est la plus croupissante (à moins qu’elle ait croupi après leur mort.) Leurs corps ont été remontés en milieu d’après-midi, au bout de six heures de recherche. Leurs assaillants devaient être au moins deux, car au fond, c’est le nombre de couteaux retrouvés non loin des corps.

Malheureusement, l’eau avait nettoyé les armes de toute empreinte.

Nous les avons beaucoup pleurés : moi, ma mère, aussi silencieuse que la terre, les sœurs Gershwin, Amber, Sonya, Lulubaye, splendides filles du meilleur ami de papa et amoureuses transies de mes frères, puis papa, papa pleurant, si digne, un été avant de s’abandonner à son tour au secret du lac, alors qu’il était sorti à l’aube, comme à l’ordinaire, draguer le poisson devant le jour qui s’annonce.

Kokla…

 

J’échoue sur la berge du lac, surface métallique sous la lune argentée.

La nuit est bleue. Les cerisiers japonais éclairent le sentier de leurs bouquets roses. Le vent, telle une abeille qui butine, s’immisce dans leurs fleurs, caresse leurs pétales, puis s’en sépare et amène jusqu’à moi une fragrance douce mais entêtante, comme peut être entêtante la peau d’une jeune vierge nubile. L’odeur de la terre – ma mère qui supporte mes allées et venues, ton odeur est moins chaude qu’en après-midi. Et mes pas sur toi, plus lourds et plus las depuis cette lointaine aurore lila. Etait-ce vraiment ce matin… ou des années plus tôt ?

 

Kokla…

 

Lorsque je m’incline pour effleurer le lac endormi, c’est à peine si mon corps n’est pas emporté par son poids. Quelques centimètres plus bas, les miasmes de l’eau sont un miroir à mon être sans éclat. Ici, mes genoux tremblent et le monde est vaporeux. Le voile de ses apparences, pour s’être maintenu jusqu’ici par miracle, pourrait se désintégrer d’un instant à l‘autre. Je pourrais, sans dormir, revoir les visages des miens, et entendre, quelque part sous la surface, le cantique de leurs voix. Je me demande ce qu’il adviendrait alors de moi. Dans quelle mesure moi humain, moi vie ou semblant de vie, suis-je une partie de ces apparences ?

A la réflexion, qu’ai-je plus de réalité qu’un mirage de beauté faisant éclore sur ses lèvres des mots inconnus ?

Kokla…

 

Ton souvenir coule avec moi.

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