Le repas froid

Corinne Hoex,

C’est  ma chambre d’enfant. Ma chambre de jeune fille. Avec Mickey et Pluto sur les murs. Mes poupées de Peynet sur l’étagère. Les tentures en vichy rose de mes treize ans. Mon père ne dit rien. Personne ne dit rien. C’est un jeune homme bien. Il porte une chemise à col boutonné et une cravate. Ses ongles sont coupés court. Il sait par cœur Le lac de Lamartine. Ma mère l’a écouté en caressant ses perles (ses émeraudes). 

C’est autorisé. C’est permis. Il n’y a rien d’autre. Il me frappe. Il me cogne au visage. De l’autre main, il déboutonne sa braguette. Je recule. Je n’ai pas de stratégie. Je ne parviens nulle part. Mes mollets touchent le bord du lit. Je tombe en arrière. Ce n’est pas vraiment nulle part, d’ailleurs. C’est moins dur que le plancher. Je tombe de moins haut. De toutes façons, sur le lit, par terre, sous le tapis, peu importe. Ce qui compte, c’est loin de la fenêtre, plus bas que la fenêtre. Que les voisins ne voient pas.

Je suis à l’université. Lui aussi. Il m’a demandé, il y deux mois, de sortir avec lui. Maintenant, chaque soir, il me frappe, des gifles à gauche, à droite, à gauche, à droite, qui me ballottent la tête, pour que la réponse sorte. Pour que j’avoue. Qui j’ai connu. Ce que j’ai fait. Où ça. Comment. À quoi je pensais. Il hurle contre mon oreille. Des cris sans voix à cause des parents en bas. Des cris qui sifflent. Je suis une pute. Avec mes airs de sainte nitouche. Une pute et pire. Une menteuse. Une cachottière. Je n’ai rien à lui dire. Je n’ai pas eu d’amoureux avant lui. Les hurlements qu’il retient explosent dans ses mains et ses poings. Les hurlements me jettent au sol. Ma tête heurte le parquet. Je ferme les yeux. Je ne respire plus. Il se passe quelque chose. Tout près. Très loin. Ça se déchire. Je ne regarde pas. C’est ailleurs. Là où ma tête n’est pas.  Là où quelqu’un a peur. Ça le fait baver, cette peur qui tremble en face de lui. Il l’empoigne, lui saisit les cheveux, la roue de coups, la piétine. Il lui arrache le visage.

Mes parents, en bas, regardent la télévision. Ils ont fermé la porte du salon. Ont-ils entendu du bruit ? “Petites querelles d’amoureux…”, murmurent-ils en haussant les épaules. L’odeur de la lasagne qu’ils ont mise au four les intéresse. Ma mère vient dans le hall, tend le cou vers le palier de l’étage : “À table, les enfants!” Sa voix résonne sur le travertin de la cage d’escalier. Je dégage mon visage. Je réponds : “On arrive!” dans la tonalité coutumière, enjouée, innocente. Tout va bien. Nous avons l’air et les paroles.

Lui s’est mis debout. Il se rajuste, descend, s’assied à table. Il pose sa main parfaitement manucurée sur le rond de serviette. Ma mère apporte la lasagne. “Je vous sers ?”, demande-t-elle à son futur gendre. Ma place reste vide. “Elle mangera froid, comme d’habitude!”, grogne mon père.

J’ai craché le liquide blanc, laiteux. Je me suis essuyé le visage. Plus rien ne tient ensemble, mais ça ne se voit pas. Ma robe n’est pas froissée. Je n’abîme pas mes affaires. Et puis, personne ne regarde. Moi non plus. Je ne sais pas, d’ailleurs, comment on regarde pour se voir. Je suis descendue m’asseoir à table. Ils n’ont pas tourné la tête vers moi. Ils ne disent rien. Ils n’ont rien remarqué. Il n’y a rien eu là-haut dans la chambre.

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