L’émoi du roi

Jean Jauniaux,

Paradis, le vendredi 6 juin 2003. 14h45

En dépit d’un emploi du temps chargé, Dieu accueillit en personne ses invités sur le « Nuage Roland-Garros ».

Il les installa dans la Tribune d’honneur du Central Philippe-Chatrier, d’où ils auraient une vue imprenable sur le match qui n’allait plus tarder à débuter.

Depuis la nuit des temps, chaque événement d’importance (et cette finale du Grand Chelem en était un de taille !) se déroulait au Ciel avec vingt-quatre heures d’avance sur le monde réel. Dieu avait mis en place cet ingénieux agenda afin d’améliorer davantage encore le « management » de son petit Monde.

La Finale profane aurait lieu le lendemain, samedi.

Conformément au Règlement officiel du tennis, les douze juges de ligne donnaient les ultimes consignes aux petits ramasseurs de balles : des anges qui allaient bientôt voleter sur le terrain, dosant avec harmonie la sérénité et la

célérité indispensables à leur charge. Ils écoutaient, agenouillés

comme au confessionnal, la bonne parole.

Ils étaient nerveux.

Voilà bien longtemps, il est vrai, qu’on n’avait plus assisté à une pareille finale. Et la présence de Dieu ne contribuait pas à diminuer la fébrilité des angelots.

Aucune distraction ne serait permise.

Les juges de ligne s’échauffaient : quelques mouvements de gymnastique pour assouplir les genoux et les bras que la longue partie qui s’annonçait allait particulièrement solliciter.

André, sautillait, bras et jambes formant des X, Barthélémy se réchauffait les mains en soufflant dessus, les deux Jacques, Philippe et Pierre méditaient.

Judas, le juge de filet, se fit porter pâle au dernier moment.

On le remplaça par Matthias, qui grommela :

« Cela devient une habitude ! Dès que le patron apparaît, Judas se planque. »

Jude, Matthieu, Thomas et Simon, les juges de service, rejoignirent le court au moment où Dieu se leva pour accueillir trois de ses hôtes de marque : la maman de Justine, Astrid de Belgique et Baudouin, son fils aîné. Ce dernier avait beaucoup pratiqué le tennis avant que ce fichu mal de dos ne l’éloigne des courts.

Jésus exerçait la plus haute charge. Celle de juge arbitre.

Dès que la partie commencera, il serait « seul maître à bord ».

Il aimait à le rappeler, rien que pour faire froncer de courroux les sourcils grisonnants de Dieu qu’il aimait à taquiner ainsi.

Il reviendrait à Jésus de prendre toutes les décisions cruciales : suspendre la rencontre si les nuages sont trop menaçants, disqualifier les joueurs s’ils en venaient à blasphémer le nom du seigneur ou proférer des insultes à l’encontre de l’adversaire ou d’un juge de ligne.

Jésus était irrité.

À cause de Roland Garros. L’aviateur qui donna son nom au stade.

Il lui avait demandé de ne pas prendre l’air aujourd’hui.

L’aviateur n’en eut cure (sic) et décolla un quart d’heure avant le début de la partie.

À présent, son aéroplane tournait dans le ciel au-dessus de l’aire de jeu. Le vacarme de l’engin assourdissait l’assemblée et soulevait, dans cette belle journée ensoleillée, des poussières de sable rouge. Garros voulait profiter de cette rencontre historique pour mettre au point sa dernière invention et tester l’équipement de son coucou : depuis qu’il avait été tué en combat aérien le 6 octobre 1918, au-dessus d’un champ de bataille de la première guerre mondiale (« première ! » comme l’appellent les oublieux ici-bas, ou plutôt, là-bas, sur terre…), il consacrait son éternité à tester les caméras qu’il avait installées à la place des mitrailleuses.

Après tout : s’il avait pu équiper son « Morane-Saulnier parasol type L » d’un dispositif de tir à travers les hélices, rien n’empêcherait Roland Garros d’aligner le défilement des images sur la cadence de la rotation des pales. Vingt-quatre images secondes à caler entre autant de rotations d’hélice. Ce ne devait pas être la mer à boire !

Et puis, songeait-il en lissant sa moustache, il pourrait négocier à bon prix la projection cinématographique des images du match. Qui sait ? Il pourrait aussi proposer ses services pour filmer d’autres compétitions…

Enfin, dernier des douze juges, Paul s’installa. Sa connaissance irréprochable des textes du règlement lui avait valu d’être désigné juge de chaise.

En attendant que Kim et Justine quittent le vestiaire, Dieu s’entretenait fort civilement avec ses invités. Il essayait de les détendre, surtout la maman de Justine, la plus nerveuse, en leur racontant des anecdotes qu’il puisait dans ses souvenirs nombreux et variés.

« Chère Madame Henin, saviez-vous que, comme vous, je suis wallon ? »

Silence et consternation dans la Tribune

« Rien ne me froisse davantage que les usurpations de l’histoire… »

Baudouin découvrit ce jour-là que Dieu était wallon…

« Peut-être de Ciergnon ? », s’il osait, il lui poserait la question après le match…

Mais il se tenait, comme d’habitude, un peu en retrait. Assis à côté de sa maman, Astrid, il se cala dans son siège, croisa le genoux, inclina la tête, s’apprêtant ainsi à écouter la leçon d’histoire et à prendre quelques notes au Bic bleu dans son petit carnet Atoma.

Dieu s’éclaircit la voix et s’écouta parler :

« Je me souviens de la vraie naissance du tennis. Dans les livres d’histoire, on peut lire que, dès le Moyen Âge, des maîtres paulmiers confectionnaient des esteufs pour les moines. Ces derniers, lorsqu’ils étaient las de leur routine de copiste, se livraient à de salutaires échanges d’esteufs, ces pelotes de laine cousues dans un tissu ou dans un morceau de cuir. Plus tard, ce sport devint le jeu de paume, auquel même les Rois de France s’adonnèrent avant que des séditieux ne profitent des parties pour se livrer à de sombres complots. »

Dieu regarda le beau visage d’Astrid.

« Je passe les détails : vous connaissez mieux que moi ces histoires de famille… »

Baudoin décroisa les jambes. Il sourit en plissant les yeux.

Dieu reprit son souffle et la parole :

« Et nous voici en 1874… Le 23 février très exactement. Un Anglais, bien évidemment Major de l’Armée des Indes, flaira un bon coup commercial en observant l’engouement de ses compatriotes pour le jeu de “tenetz !”. Oui, oui “tenetz !” et pas encore “tennis”… À l’époque des Moines dont je vous parlais, celui qui était au service prévenait ses partenaires du début de la partie en criant “Tenetz !” avant de lancer l’esteuf… Les Anglais, patates chaudes aidant, prononçaient “Tennis” au lieu de “Tenetz”. »

Baudouin emplissait des pages et des pages de son carnet.

Son Bic bleu sautillait d’un bord à l’autre de la page quadrillée comme la navette d’un métier à tisser.

Dieu éprouvait beaucoup de peine à s’exprimer de manière concise, claire et nette. Les digressions ne manquaient jamais et le petit calepin n’allait pas y suffire.

« Mais je m’égare, je m’égare…Ce Major s’appelait Walter Clopton Wingfield ! Vous pouvez vérifier dans vos livres de référence » ajouta-t-il à l’intention de Baudouin dont il connaissait la manie de toujours tout vérifier.

« Ce Wingfield se rendit un beau matin de février 1874 au Bureau des Brevets et déposa les règles du jeu, règles dont le buraliste, Anglais lui aussi, ignorait qu’elles avaient déjà été édictées à Paris, près de trois siècles plus tôt, en 1592. »

Un nuage assombrit son regard.

« Perfide Albion » songea Dieu, en se souvenant des premières parties de Jeu de Paume qu’il arbitrait alors sur un nuage voisin.

Dieu faillit s’étrangler.

À cause de la poussière soulevée par l’aéroplane ?

À cause de l’indignation qui le gagnait au fur et à mesure qu’il progressait dans son récit ?

Nul ne pourrait l’affirmer. Il faillit tout de même s’étouffer !

Il toussait tant et si fort que, malgré des promesses de clémence en provenance des services de la distinguée météorologie, une pluie dense se mit à tomber sur la banlieue de Londres.

Wesson et Smith, jardiniers de leur état, craignirent pour la pelouse de Wimbledon.

Borotra, Brugnon, Cochet et Lacoste s’étaient approchés pour entendre la suite. Dieu, voyant que son public se multipliait comme des petits pains, reprit son souffle et ajouta :

« Mais, l’histoire, la vraie, l’authentique, je vais vous la révéler… »

Froncement de sourcils des mousquetaires.

« Savez-vous où est réellement né le tennis ? » poursuivit-il, content cabotin de ses effets.

Jean, Jacques, Henri et René, d’un même mouvement de tête (« tous pour un… »), l’encouragèrent à poursuivre.

« Regardez là-bas, sous le nuage. »

Penché au bord du nuage, il désigna un point minuscule de la mappemonde.

« Un peu au sud de Bruxelles. Vous voyez cette tache verdoyante… ma Wallonie natale. Un peu à l’écart, vous apercevez l’église d’Écaussinnes… La place est dessinée suivant les plans d’un “Jeu de Balle” comme on l’appelle maintenant… Eh bien c’est là, précisément là que le tennis est né ! Les ancêtres des moines jouaient à ce qu’on appelait “la balle pelote”. Aujourd’hui encore, des compétitions acharnées opposent l’équipe glorieuse d’Escaussènnes – Dieu, dans les moments d’émotion, retrouvait son accent hennuyer – à celles de Braine-le-Comte, de Henripont ou de Scouflény ! »

Il s’exaltait, comme chaque fois qu’il évoquait une injustice de l’histoire, surtout si elle concernait « sa » chère Wallonie.

Baudouin frotta ses lunettes avant de toussoter pour attirer l’attention et, par un vieux réflexe acquis lors de son long règne, rechercher l’apaisement du consensus :

« Ne faut-il pas relativiser l’importance de cette… disons… escroquerie intellectuelle. Regardez ! Nous nous apprêtons à assister à une finale magnifique entre la Flandre et la Wallonie !

Un Grand Chelem 100% belge ! La Belgique défie une nouvelle fois les USA ! et vous voudriez gâcher tout ceci au nom de la Vérité historique ? Après tout, la Belgique elle-même, Flandre et Wallonie confondues, n’est-elle pas, elle aussi, une sorte de brevet britannique, déposé en 1830, il est vrai en indivision avec quelques alliés ? Même la Belgique est sous brevet britannique… »

Baudouin n’avait pas élevé la voix. Pourtant, il avait l’impression qu’éprouvent tous les grands timides : l’univers se prosternait dans un silence abyssal dès qu’il ouvrait la bouche.

Dieu sourit.

Il aimait bien Baudouin.

Il admit.

Mais ne put s’empêcher de grommeler, dans sa barbe :

« C’nest tout’d’même ni les Flamins qui ont inventé ell balle pelote ! »

Baudouin se rendait bien compte qu’il avait provoqué l’irritation de Dieu. Il essaya de se rattraper, comme il put :

« Vous savez, peut-être qu’un jour, un Wallon se vengera de cet oubli de l’Histoire. Imaginez un Wallon qui déposerait, à l’instar du Major Wingfield, le brevet des règles du jeu de cricket. Quelle belle revanche ce serait… Imaginez les Anglais se pressant aux portes d’entrée de Harrod’s, de Smith and Son’s, créant des embouteillages monstres dans Regent Street, pour s’arracher le règlement du cricket et – enfin ! – y comprendre quelque chose. »

Dieu se dit qu’un de ces prochains jours, il glisserait cette idée dans le crâne d’un ingénieux Wallon.

Il jubilait à cette pensée au moment où Justine fit son entrée sur le Central.

Paris, Samedi 7 juin 2003

Lorsqu’elle s’éveilla de ce rêve où elle avait aperçu, dans une tribune du Paradis, le visage lumineux de sa maman et le petit geste qu’elle lui adressait tandis que Dieu et Baudouin se chamaillaient, Justine sut qu’elle allait gagner.

Après soixante-sept minutes de jeu, par 6/0 et 6/4, elle décrocha son premier titre du Grand Chelem, et devint « la Reine Justine ».

Épilogue n° 1 :

En montant, au mépris de l’étiquette, sur le podium dressé devant 15.000 supporters, voici ce que Albert II murmura à l’oreille de Justine et que personne ne sait, hormis Dieu, qui sait lire sur les lèvres :

« Comme vous, je sais qu’aucune victoire ne remplacera une maman trop tôt disparue… »

Épilogue n° 2 :

Voici ce que Albert II murmura à l’oreille de Kim, et que personne ne sait, hormis Dieu, qui le lui souffla :

« Grâce à vous, le tennis est enfin revenu en Belgique, sa terre natale…Bientôt,ce sera le tour du cricket. »

Les spectateurs attentifs auront remarqué le petit clin d’oeil qui accompagna ce serment.

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