Justine ou les fortunes de la vertu

Jacques De Decker,

En ce samedi de juin 2003, ce rectangle de terre battue fut, pour des millions de spectateurs, beau comme une orange. Moins pour la poignée de privilégiés qui avaient trouvé place autour des terrains que pour les innombrables témoins massés devant leur écran. Premier renversement qu’illustre le phénomène : la vision médiatisée, désormais, l’emporte largement sur la vision immédiate. L’œil humain a beau pouvoir balayer du regard, ajuster sa vue, préciser sa visée, il doit baisser les armes devant la captation ubiquitaire de la batterie de caméra orchestrée par une régie suprêmement maîtrisée. La télévision, reconnaissons-le, semble avoir été inventée pour être un prolongement du tennis…

En quoi le court central de Roland-Garros était-il, ce jour-là, particulièrement électrisant ? Pas par son nom, même s’il ne manque pas d’aura, puisque le stade fut baptisé d’après le pilote qui le premier franchit la Méditerranée d’un coup d’aile, et dont Jean Cocteau fut, un temps, le compagnon de voltiges aériennes. Le poète adorait monter avec lui dans ces appareils de fortune qui, comme il disait, « avaient été fabriqués avec de vieux mouchoirs et de vieux porte-plumes ». Mais si l’on devait interroger le public, Roland Garros passerait plutôt, à tort, pour le probable premier tennisman français.

Non, si cette heure d’échanges de balles fascina à ce point, c’est d’abord parce qu’elle opposa deux petits David féminins. L’exploit, elles l’avaient déjà accompli auparavant, se hissant ensemble en finale, s’étant débarrassées des Goliath de l’heure, les Serena Sisters. Elles, dans le monde anglo-saxon, sont aujourd’hui surnommées les Belgian Sisters. On voit ce que ce sobriquet, vu de Belgique, a d’insolite. La Nordiste et la Sudiste pourraient donc être symboliquement sœurs, et en ce sens inséparables ? En voilà, de fait, l’improbable et cependant aveuglante démonstration, administrée le même été où deux sœurs siamoises iraniennes émirent le vœu fatal d’être scindées par la chirurgie.

Et cependant, la loi du sport est là : elle impose qu’il y ait une victorieuse et une vaincue. Et ce partage, pour le coup, fut des plus nets. Si clair même qu’il laissa les spectateurs sur leur faim et les experts sceptiques. Les adversaires ne se reflètent pas dans ce score trop contrasté. Si du moins on n’invoque que les qualités purement sportives. Et c’est là qu’interviennent la psychologie et son lestage de légende. Des deux, en la circonstance, la plus motivée étant sans conteste Justine. Elle le dit, elle le répéta : elle avait, en son âge tendre, promis sur le lieu même à sa mère tant regrettée qu’un jour elle serait sur la plus haute marche de ce podium.

C’est là que le « petit jockey des courts », comme l’a appelée Pierre Mertens, se profile comme une héroïne digne de Kleist. Elle évoque la Catherine de Heilbronn, portée par sa conviction profonde qu’elle épousera son inaccessible promis. Elle était portée par la foi qui déplace les montagnes. Et devant laquelle Kim, qui eut son heure peu de temps plus tard, s’inclina. Nous faisant assister à un étrange partage : à moi Paris, dit l’une, à moi le monde, dit l’autre, qui joue en double avec une Japonaise et file l’amour avec un Australien. L’équivalence n’est-elle pas, elle aussi, poétique ?

Mais la poésie est contrebalancée par d’autres considérations, en l’occurrence. Rien qu’en ce premier semestre 2003, nos deux chasseuses de primes ont remporté chacune autour des deux millions d’euros, sans parler des leurs revenus annexes, où elles ont la réputation d’être moins prospères que leurs rivales. Pour ne donner qu’un exemple : le contrat avec Reebok de Serena Williams est de 37 millions d’euros alors que celui de Justine Henin-Hardenne avec Adidas ne pèserait « que » 5,2 millions. Il n’empêche que ces recettes ont de quoi alimenter la rumeur, et les collaborateurs à ce numéro n’y ont pas été indifférents, d’autant que dans la lettre d’invitation qu’ils ont reçue de la rédaction, l’explication du titre proposé y incitait : « La vertu dont il est question est celle que célébrèrent les Romains : elle tient du courage, de la ténacité, de l’endurance. Quant à ses fortunes… On peut interpréter le mot dans bien des sens à propos de Justine qui, en une seule victoire, après un match d’un peu plus d’une heure, a empoché à peu près autant qu’un écrivain couronné par le Nobel de Littérature. » Cette petite phrase, on le verra, a fait couler beaucoup d’encre.

D’autres passages de cette missive doivent être divulgués, ne fût-ce que pour saisir la portée de la dernière contribution de ce dossier, qui m’est directement adressée. J’y lisais ceci : « La société n’évolue guère dans le sens de plus d’équité et de liberté. Le monde ne se porte pas mieux. Il tourne, certes, mais pas très rond. Bref, il y aurait de quoi nous mettre quelques thèmes peu exaltants sous la plume. Quelque chose me dit pourtant que l’heure est peut-être propice à quelque légèreté, voire à un brin de frivolité.  » Ai-je eu tort de trouver, comme le dit Philippe Jones d’entrée de jeu, Justine légère ? Face à quelques drames de cet été, à l’attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad, au suicide apparent du Dr. Kelly, à la tragédie de Vilnius, ai-je eu la faiblesse de penser que l’actualité me donnait dramatiquement raison ? À vous de juger.

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