Petit tour en ballon-nie

Emmanuèle Sandron,

1996 – Un homme, une femme, des enfants, des arbres fruitiers : nous, un monde. Ce pourrait être partout, mais c’est ici, bien ici. Au bord de la Marka (moi qui ai connu Sambre Meuse et Senne), les pieds dans la glaise noire et mouillée, la terre à betteraves.

C’est quelque part en Wallonie. Avant nous il y a eu les Celtes les Romains les Huns, Louis XIV le duc de Marlborough, Napoléon Wellington, et d’autres hommes qui n’avaient pas froid aux yeux ni aux mains. Des gens d’ici et d’ailleurs.

1666 – Puisqu’il faut bien un commencement à tout, prenons celui-ci. Vauban transforme Charnoy pour Charles II et le hisse ville haute, qu’il garnit d’une place forte en étoile. Ma ville sera champ de bataille.

1966 – Les escaliers qui mènent au premier étage (maternité) sont garnis de faïences jaunes. La rampe est en laiton mat à force de lavages. La mère et l’enfant se portent bien. Le carnet de l’O.N.E. ne mentionnera rien de particulier, si ce n’est : allaitement maternel, sept semaines. Le père reste introuvable.

1969 – Quartier général : le balcon. De là, je vois tout. La Sambre où les péniches coulent d’elles-mêmes, la rue du Pont qui l’enjambe. En face, la péniche-chapelle : on baptise, on marie, on enterre quand moi je me baigne dans la bassine rouge avec mon petit poussin en plastique jaune. Un peu plus loin, sur la droite, un château qui appartient à Marguerite Yourcenar (je le saurai plus tard, bien sûr). Un peu plus loin, sur la gauche, passé la rue du Pont, le parc et ses toboggans, son bac à sable.

1970 – Les poux, c’est bien connu, ne fréquentent pas les grandes villes. Je fais une entrée en fanfare (et chauve) à l’école de Bosquetville. Située, c’est la première chose que j’y apprends, à l’emplacement d’un ancien bosquet (où il devait y avoir pas mal de petites bestioles), du temps de Charnoy.

Étés 69, 70, 71, 72, 73, 74, 73 – Vacances à Middelkerke. Tamisez, tamisez, il en restera toujours quelque chose. Tout ce sable, tout ce sable. Tamisez. À la côte, on parle français, mais c’est ailleurs. Donnez le là, il vous reste l’ici.

1975 – J’ai presque fini la série du Club des cinq. Déjà je m’inquiète de ce que je vais pouvoir lire ensuite. Le pays où l’on n’arrive jamais, peut-être.

1976 – Vacances à Olloy-sur-Viroin, à la caravane des grands-parents paternels. Olloy, son camping sauvage, son terrain de pétanque, son petit chemin dans les bois jusqu’à la rivière. Les cloches de Rome sont passées dans les arbres, au fond de la prairie. J’ai vu mamy se laver sous l’auvent.

1977 – Le Tour de France passe à Charleroi (et plus tard, l’Euro 2000 : bon Dieu, quelle ville !).

1815 – Un ancêtre paternel de ma grand-mère maternelle bat la campagne entre Thuin et Vieux-Genappe (morne plaine), via Fleurus et les champs avoisinants. On le surnommera Lempereur. Il baptisera ses fils Napoléon et Jérôme. La généalogie, comme l’histoire, petite ou grande, est une science compliquée. Il ne faut négliger aucun sarment d’aucune branche.

1980 – Je bois un chocolat chaud en attendant mes frères qui s’escriment à faux ski sur de la neige vraie mais rare. Le serveur a un drôle d’accent, de très beaux yeux bleus sous les cheveux châtains. Nous sommes à Butgenbach. Premier contact avec l’allemand. Mais qu’est-ce que je vais faire de ma vie ?

1982 – Les voyages forment la jeunesse. Je vais à Namur en stop. Personne ne me dira les dates ni les rois de la Citadelle, mais mon amoureux m’en montre les plus belles pierres, les plus beaux arbres. Ça y est, je sais : je serai paysagiste.

1984 – Visite du cousin de Liège. Un accent inénarrable. Je n’entends pas ce qu’il dit, je l’écoute parler. J’envisage sérieusement la sociologie – ou l’ethnologie.

1985 – C’est Butgenbach qui gagne : j’ai choisi les langues. Je kote dans la maison où vécut mon arrière-grand-mère de Mons. Que s’est-il passé dans la véranda, sous l’occupation ? Le beffroi donne un concert de carillons. L’humeur tressautante (la jeunesse !), en passant devant la collégiale Sainte-Waudru, je donne un bisou à la statue de Roland de Lassus (il y en a bien qui caressent le petit singe).

1990 – Premier boulot à Bruxelles (les langues, décidément). Le parc du Petit Sablon est un jardin à ma dimension. Chaque statue est un destin possible. Je reste quelques années.

1994 – Parfois je regrette de ne pas avoir choisi l’ethnologie. J’ai épousé un Liégeois.

1995 – Déjà mère en dedans. Vacances à la ferme des Bisons (les Ardennes, une ardeur d’avance), via le dolmen de la Pierre de la Fée (Wéris) et le fort gaulois restauré.

2000 – Le pays où l’on n’arrive jamais ? Charleroi Namur Mons, Liège Bruxelles, Middelkerke Butgenbach Olloy Wéris, 1666 1703 1815 et 57 av. J.-C. aussi. Elle se définit entre ces bornes-là, ma Wallonie.

J’ai dressé mon campement définitif à un jet de pierre du site de la bataille de Ramillies (23 mai 1703) et d’une chaussée romaine. Un homme, une femme, des enfants, des arbres fruitiers : nous, un monde. Ce pourrait être partout, mais c’est ici, bien ici. Au bord de la Marka (moi qui ai connu Sambre Meuse et Senne), les pieds dans la glaise noire et mouillée, la terre à betteraves.

On s’est battu, ici, on s’est aimé, déchiré et re-aimé. Le château que je construis est en pierres de ce pays-ci.

C’est quelque part en Wallonie. Avant nous, il y a eu les Celtes les Romains les Huns, Louis XIV le duc de Marlborough, Napoléon Wellington, et d’autres hommes qui n’avaient pas froid aux yeux ni aux mains. Des gens d’ici et d’ailleurs.

Qui retourne le sol peut y trouver une pièce romaine ou une flèche fichée en terre : une pointe d’accent – flamand, anglais, français, wallon (namurois, liégeois, gembloutois, carolo).

Il y aura toujours des enfants pour tamiser.

Partager