À cinquante-six ans, la santé de Paul Tumelaire était bien chancelante. Il souffrait du cœur. Son médecin lui avait conseillé d’arrêter ses activités… « Remettez vos affaires, le temps est venu pour vous de vous la couler douce ! » Voici deux ans, il avait perdu Irène lors d’un accident de roulage. Dérapant sur le verglas, sa voiture avait dévalé un talus et fait plusieurs tonneaux avant de s’écraser contre un arbre. Il aimait beaucoup sa femme et il ne s’était jamais remis de cette épreuve. Il avait perdu le goût de vivre et, si quelques amis ne l’avaient pas entouré de leur sollicitude, il n’aurait sans doute pas tardé à rejoindre la morte dans sa tombe.

Depuis des mois, ses malaises s’étaient multipliés et son cœur lui causait bien du souci. Palpitations, élancements douloureux dans la poitrine étaient le lot de chaque jour. À la moindre contrariété, son cœur battait la breloque. En tâtant son pouls, il décelait de nombreuses extrasystoles qui l’inquiétaient beaucoup… « Le stress, cher Monsieur, le stress ! » Le médecin lui recommandait de vivre au calme et lui prescrivait avec une certaine réticence des anxiolytiques et autres antidépresseurs. Mais ses nuits demeuraient perturbées, entrecoupées de crises d’angoisse de plus en plus fréquentes qu’un rien portait à leur paroxysme. Il en était persuadé : il ne ferait pas de vieux os. Aussi tentait-il de vivre le plus sereinement possible, usant d’une nourriture saine et naturelle, s’astreignant à marcher une bonne heure chaque jour, n’abusant d’aucune chose, même pas de la télévision qu’il quittait le soir, dès vingt-deux heures. Il s’adonnait également volontiers à la lecture, parcourant plusieurs quotidiens et autres magazines dont il variait les titres.

Une fois, il tomba ainsi sur une étude consacrée aux additifs alimentaires. Ceux-ci étaient classés en plusieurs catégories reprenant, outre la lettre E, des suites assez longues de chiffres. On trouvait là, catalogués, des produits inoffensifs, d’autres suspects, certains dangereux, voire cancérigènes. Cela lui mit la puce à l’oreille. De la sorte, ces additifs pouvaient entraîner diverses perturbations au niveau des intestins et des vaisseaux sanguins, provoquer même des aphtes ou diminuer la sensibilité cutanée. Le taux de cholestérol pouvait subir, entre autres, des aggravations importantes par l’ingestion de l’E 320 et de l’E 321. Le plus grave était que la plupart de ces additifs étaient autorisés en Europe. Certes, il y avait bien le E 123 amarante très cancérigène qui était interdit dans divers pays. Pour le reste, la vigilance des consommateurs était de mise.

De découvrir cette liste d’une centaine d’additifs, de lire ensuite un tas d’explications à leur sujet perturba fortement Paul Tumelaire. Il fut diablement stressé. Son pauvre cœur se mit à battre la chamade. Ainsi, sans le savoir, devait-il avoir ingurgité d’énormes quantités de ces produits nocifs. De l’E 330 notamment qu’on trouve dans certaines citronnades dont il était friand. Il se promit de vérifier les emballages de tous les produits qu’il amassait chez lui en prévision de malaises éventuels qui l’empêcheraient de sortir.

Dès le lendemain, il commença cet inventaire. C’était bien vrai. Quantité de produits portaient sur leur boîte ou carton des révélations dont, jamais, il n’avait tenu compte. D’ailleurs, ces indications figuraient en caractères assez minuscules contrariant une lecture aisée. Heureusement, le fromage blanc qu’il aimait beaucoup ne contenait que de l’E 202, un agent conservateur, lisait-on. Des extraits de viande recelaient des exhausteurs de goût : de l’E 621 et de l’E 631. Il repéra encore des E 383, E 160, E 471, E 410, E 412, E 407, etc. Vraiment, cette lettre E et les trois chiffres qui suivaient lui donnaient le tournis. Il décida aussitôt de se débarrasser de ces produits qu’il jugea impropres à sa consommation. Il y en avait une pleine poubelle. Comment était-ce possible qu’on permît un tel empoisonnement des consommateurs ? Il passa une nuit très agitée.

Voulant reconstituer ses réserves, il se rendit dans une grande surface, non loin de la ville. Il s’y livra à un examen approfondi de tous les rayons, observant avec soin les produits et notant sur des fiches qu’il avait emportées les marques et leurs additifs. Son manège fut finalement repéré par un surveillant qui vint rôder dans ses parages. Ses agissements n’ayant de prime abord rien de répréhensible, on ne lui fit aucune remarque, mais on continua de le tenir à l’œil. Ce jour-là, il n’acheta que des produits vierges de tout additif.

Durant plusieurs mois, tranquillisé par sa prudence, il se sentit mieux dans sa peau. Son cœur retrouva un semblant de quiétude.

À quelque temps de là, Louis Dumont, un de ses anciens collègues, cessa lui aussi ses activités. À cette occasion, il invita Paul et beaucoup d’autres à une soirée d’adieu. « Il y aura de l’ambiance, cela te changera les idées. Je compte sur toi ! » Paul ne pouvait se désister. D’ailleurs, il reverrait avec plaisir tous ceux qu’il avait connus jadis et qui, lors du décès d’Irène, avaient tenu à manifester leur sympathie par leur présence et un envoi de fleurs.

Donc, au jour dit, il se trouvait au rendez-vous. Louis s’était voulu généreux. Entouré de sa femme et de ses deux grands enfants, un échalas de fils et une fille ravissante dans sa robe de mousseline découvrant des épaules parfaites, il accueillait ses invités dans son intérieur à la mode garni de meubles design et de quelques peintures abstraites signées par des ténors dans le vent. Paul serra des mains, beaucoup de mains. Étourdi par toutes ces palabres qui se nouaient autour de lui, il ne sut bientôt plus où donner de la tête. Il répondait à peine aux propos complaisants qu’on lui adressait. Oui, on n’avait pas oublié son malheur, mais du temps avait passé… « Tu ne peux pas vivre uniquement de souvenirs ! »

Le champagne servi en apéritif provenait d’une grande enseigne, le buffet était généreux, les vins abondants et de haut lignage. Le bordeaux, le bourgogne coulaient à flots. Paul se laissa prendre par l’euphorie générale. Il mangeait plus que de coutume et buvait davantage encore. Si bien qu’en fin de soirée, il ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Pour retrouver ses esprits, il avala coup sur coup plusieurs verres de citronnade que la fille de la maison lui servit avec un large sourire.

On se quittait petit à petit. Avant de partir, Paul se rendit aux toilettes. Pour cela, au hasard, il s’aventura dans la cuisine. Sur la table de travail, s’entassaient des emballages que les hôtes n’avaient pas eu le temps de basculer dans le vide-ordures. Il y avait là un amoncellement de flacons, de boîtes, de cartons que Paul reconnut aussitôt. Tous pareils à ce qu’il avait banni depuis peu de ses achats en raison de ces additifs qu’il fuyait maintenant comme la peste. Allons donc ! Il aurait dû s’en douter. Des verres de mousseux et de vin avaient suffi à lui faire abandonner sa réserve et ses attentions habituelles. En quelques heures, il venait d’avaler des doses assez inquiétantes de produits chimiques qui, bien qu’autorisés, doivent à la longue attaquer et détruire les organismes les plus solides. Il fut atterré. Il quitta rapidement ses hôtes et quelques attardés. Il était en proie à une peur panique. Un taxi le déposa chez lui.

La tête lui tournait très fort et son estomac barbouillé le faisait diablement souffrir. Il se déshabilla tant bien que mal et se coucha. Son cœur battait à tout rompre. Un véritable tam-tam avec, très souvent, des arrêts dus aux extrasystoles. Il tenta de se calmer, mais ses efforts parurent avoir un effet contraire : son cœur toqua davantage, les pauses anormales se multiplièrent. Son stress s’accentua. Les quantités énormes d’additifs qu’il avait ingérés alors qu’il n’y était plus habitué allaient sans aucun doute le foudroyer. S’il gardait les yeux ouverts, tout, dans sa chambre, se mettait à tournicoter. S’il les fermait, c’était à l’intérieur de lui-même que le carrousel s’ébranlait. De plus, il y avait, mêlés à ces tourbillons, des lettres et des chiffres qui zébraient l’obscur. Des E suivis de chiffres : le rappel de ces codes qui marquaient les produits à ne pas manger et à ne pas boire. Des E et des chiffres qu’il avait absorbés, chez Louis, sans aucune retenue et sans même s’en apercevoir. Mais à présent, les sigles de ces additifs tournaient en lui en une giration infernale. Cela devait constituer dans son estomac un magma toxique qui allait bientôt pénétrer plus avant dans ses intestins, puis passer dans le sang et atteindre son cœur, son pauvre cœur qui cognait sous ses côtes, s’arrêtait, reprenait sa danse endiablée, s’arrêtait de nouveau.

Maintenant, il était rempli de E, de 5, de 2, de 9, de 3. Il tentait, mais en vain, de suivre cette sarabande folle qui occupait sa tête, son ventre, son corps entier. Oui, le champagne, le bordeaux, le bourgogne l’avaient bien eu. Et les substances codées ajoutées à tout ce qu’il avait avalé se vengeaient de sa frivolité, de son étourderie. Le tourbillon s’accentua encore en lui. Un vrai cyclone qui hurlait et entraînait des lettres et des chiffres déformés, déchiquetés et qui dictaient à son cœur des soubresauts très douloureux. Son pouls finit par s’arrêter. Il s’endormit alors à jamais.

On le retrouva deux jours plus tard, tout raide et bleu. Il avait dû se débattre longtemps avant de mourir car son corps semblait tout disloqué. Un peu de bave séchée marquait la commissure des lèvres.

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