Dîner en amoureux

Emmanuèle Sandron,

Encore un peu de tofu ?

Va’z s’était levé, s’affairait dans la cuisine, donnait ses instructions vocales aux ustensiles : Réchauffer tofu trois secondes. Épaissir nussa. Griller tomaïs.

Liane le regardait faire en souriant. Depuis un an, le rituel s’était instauré, et pour rien au monde elle n’aurait renoncé à ces vendredis soirs où à deux ils refaisaient l’univers. Elle sentait qu’ils étaient arrivés à un moment clé de leur histoire, mais elle était toute attente : elle ne savait rien des gestes ni des mots de l’amour.

— Pour le dessert, j’ai trouvé du lait, dit-il d’un air triomphant en se rasseyant en face d’elle à la table triangulaire.

— Comment as-tu fait ? Es-tu sûr…

Elle n’acheva pas sa phrase. Du lait ! À dire vrai, elle n’en avait plus bu depuis la tendre enfance, depuis ce jour où son père…

— À quoi penses-tu ?

— Va’z, ne me réponds pas, si tu veux. Il est mort de quoi, ton père ? Et quand ?

— Oh ! Tu peux bien évoquer cela, maintenant. Après tout ce que nous nous sommes déjà dit… Et puis, nous sommes sur le même bateau. J’avais quatre ans. Quatre ans et trois mois, pour être précis. Cela nous ramène en 2001. J’apprenais à lire et à écrire, ma mère était si fière ! C’est le jour où j’ai découvert que le A et le a ne formaient qu’une seule et même lettre.

Elle fit une moue attendrie. Quatre ans ! Si jeune…

— Rends-toi compte ! Mon père est rentré de la radio, reprit-il. Il avait l’air accablé. Il tremblait légèrement de la tête, il avait le dos voûté. Quand ma mère nous a appelés pour le dîner et qu’il a vu qu’elle avait – encore ! – préparé du steak tartare, il a soulevé la nappe d’un geste brusque et fait tomber les assiettes. Je me souviens de ce bruit…

— … D’où ta vocation de musidocte ?

— Je n’y avais jamais songé. Peut-être… Il y eut une scène épouvantable. C’est lui qui couvrait les informations scientifiques, à la radio, tu comprends. Au journal de treize heures, il avait expliqué la parenté entre la tremblante du mouton et l’ESB. Tout l’après-midi, il avait consulté – ah ! comment disait-on, alors ? oui, c’est cela : Internet ! Il avait consulté Internet et en rapprochant les informations disséminées çà et là, il avait compris que toute une génération risquait d’y passer. Il connaissait les symptômes. Ah ! ça oui, il les connaissait ! Le tremblement de la tête, le dos voûté, la bave au coin des lèvres, les pertes de mémoire, les absences à soi-même… Ce jour-là, il a fait jurer à ma mère de ne plus jamais présenter de viande à table.

— Et… ?

— Il est mort en six mois de temps.

Va’z étira ses longs bras au-dessus de sa tête en même temps qu’il étendit les jambes sous la table. Il bâilla dans un feulement qui donna la chair de poule à Liane.

— On attend un peu, pour le lait, tu veux bien ?, dit-il en se passant la langue sur la lèvre supérieure.

— On n’est plus à un quart d’heure près. Après vingt millimillénaires…

— Quoi ? Vingt millimillénaires sans lait ! Ma pauvre ! Et toi… tes parents ?

— Pareil, sauf que cela a commencé en 2003. Le plus terrible, c’est que toutes mes amies ont perdu leurs parents la même année, ou presque. Tu sais, la fameuse année du tout à l’égout. On vidait les placards à provisions, on jetait tout. Cela sentait constamment la poussière, à cause des incinérations. D’abord les animaux d’élevage, puis les vieux. Les parents. Débiles. Depuis cette époque, je n’ai plus jamais mangé d’animoprotéines. Ce n’était pas encore évident, c’était quelques années avant le ban général.

Liane ne savait pas comment se dépêtrer de ce sujet macabre. Cela puait la mort, quand elle n’était qu’amour. Elle lui lançait de pauvres œillades, mais il ne semblait rien remarquer. Elle avait dénoué ses cheveux pour la circonstance. Ils lui tombaient jusqu’aux genoux et cachaient ses seins, son pubis pourtant apparents sous la combinaison translucide. Un sein bleu, un sein jaune. Signes qu’elle exerçait une profession intellectuelle et qu’elle était amoureuse – mais c’était comme s’il avait décidé de ne rien voir. Elle haletait doucement. Elle n’en pouvait plus de désir.

La liqueur d’algue lui brûlait le ventre. Elle secoua sa crinière, sentit une formidable décharge traverser son corps alangui et sauta sur la table. S’assit dans l’assiette de Va’z. Elle avait instinctivement ramené ses cheveux sur ses yeux. Maintenant, elle écartait les jambes et lui offrait, sous le thermoflax translucide orange, les lèvres palpitantes de son sexe glabre.

Elle lui tendit ses couverts : Tiens, mange !

Il eut un cri étrange, inhumain, puis, d’un geste précis du kniflex, déchira la combinaison et, à moitié levé, planta ses crocs dans le lychee juteux qu’elle lui présentait. Il fouilla longtemps les rougeurs mouillées, but les humeurs bistres à grandes lampées. Enfin, il se leva, monta à son tour sur la petite table, la fit s’étendre, s’agenouilla. Ils n’entendirent pas le bruit que firent les assiettes en se fracassant au sol.

La chevelure de Liane formait une belle perpendiculaire par rapport à la table et touchait terre. Sa tête tombait en arrière. La table avait la longueur de son dos, ou juste un peu plus. Au pied de ce sexe dont il sentait monter maintenant un léger parfum de canne à sucre, il dégrafa le corsage bleu-jaune, but avidement au premier sein, puis au second, longuement. Enfin, il s’enfonça en elle dans un déchirement qui leur ouvrait à tous deux un espace de fulgurances extravagantes et moites.

L’idée de la mort, elle en avait souvent fait l’expérience, exacerbait son désir ; là, elle excédentait son plaisir. L’appartement bulle était acoustiquement étanche. Elle le savait. Elle en profita jusqu’à l’aphonie. Lui aussi, il aimait ça. Mais ce qu’il semblait apprécier le plus, c’était, lorsqu’il les léchait, ses seins, ses seins de louve d’où coulait – c’était la première fois que Liane expérimentait la chose – un liquide blanc incongru. L’amour matérialisé. Enfin.

 

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