Les petites fourmis de Transylvanie

Jacqueline De Clercq,

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis son retour, lorsqu’elle reçut une enveloppe brune, cartonnée au verso, format A4, affranchie en Roumanie. L’envoi contenait trois feuillets issus d’un même bloc de papier grisâtre, représentant des scènes dessinées aux crayons de couleur. La qualité médiocre du papier affadissait singulièrement les couleurs ; l’un des dessinateurs s’en était sans doute agacé, insistant tellement sur son crayon rouge qu’il en avait percé la feuille. Toutefois, les dessins se voulaient joyeux : le jaune des soleils était d’une pâleur maladive, mais l’astre, présent dans chaque dessin, occupait une place si démesurée que le souci des auteurs de rendre la scène lumineuse était patent.

Le premier dessin représentait une grande cour, entourée de bâtiments sombres percés de fenêtres grillagées, au centre de laquelle était dessinée une jeep immense d’où s’échappaient des notes de musique qui, en montant dans les airs, venaient s’unir aux rayons d’un grand soleil. Sur le deuxième, on reconnaissait des personnages de taille différente, des adultes et des enfants, ces derniers plus nombreux et moins habillés que les premiers : les grands portaient des vestes d’hiver et étaient chaussés de bottines. Le troisième auteur avait, lui aussi, dessiné la cour. Dans un coin, un convoi de véhicules était esquissé, à petits traits, comme pour dégager l’espace et pouvoir y planter un personnage géant entouré d’une multitude de fourmis minuscules qui semblaient s’agiter sur le sol. À y regarder d’un peu plus près, le grand homme tenait une sorte de caisse dans les bras et semblait jeter quelque chose en l’air que les petites fourmis, elles, semblaient récupérer par terre.

La vision de ce dernier dessin – à mes yeux, le plus énigmatique –, déclencha chez elle une telle émotion que je compris qu’elle en décodait parfaitement la signification et que le souvenir ramené à sa mémoire lui était particulièrement pénible.

— Jamais, je n’oublierai ces enfants, jamais ! dit-elle d’une voix blanche, mais ça, poursuivit-elle en pointant du doigt le dernier dessin, ça… tu n’as pas idée !…

Je la sentais si troublée que j’hésitais à l’interroger plus avant. Bien sûr, elle m’avait raconté, à son retour, comment la mission à laquelle elle avait participé s’était déroulée ; les visites de dispensaires, d’écoles, les distributions de médicaments, de matériel médical, pédagogique, de livres, les conversations avec les autorités administratives de Transylvanie… Mais, à propos de l’orphelinat, je m’en souviens, elle s’était montrée beaucoup plus discrète.

— Ce que j’ai vu là, enchaîna-t-elle, dépasse en horreur ce que tu peux imaginer. Oh, peut-être qu’aujourd’hui… c’est vrai que plusieurs reportages télévisés ont été tournés ces derniers temps dans des orphelinats roumains, mais à l’époque, six ou sept mois après la destitution de Ceausescu, que savions-nous de la situation là-bas, en particulier dans les campagnes ? Tu vois ces mômes à demi nus… certains n’avaient même pas de chaussures, d’autres couraient pieds nus dans des galoches en plastique… c’était en février, il faisait un froid polaire… les plus petits n’avaient ni culotte, ni pantalon… on les laissait cul nu et quand on leur enfilait un pull troué qui leur tombait à mi-cuisses, pour aller dehors, c’était cadeau… Tu n’as pas idée ! Cet orphelinat, isolé dans la montagne, était tenu par six personnes, cinq femmes et un directeur… ni méchants ni gentils, des gens totalement dépassés par la tâche qui leur était assignée, en l’absence de tous moyens financiers : s’occuper de cent cinquante orphelins dans des conditions de précarité inimaginable pour nous. Le bâtiment, un ancien centre pénitentiaire reconverti en asile d’enfants n’avait pas été rénové : tout était resté en l’état après le départ des prisonniers, un état de délabrement et de décrépitude inouïs. Les lits… des sommiers métalliques sans matelas sur lesquels les gosses devaient dormir à deux ou à trois, enroulés dans une couverture. Pas de chauffage. Le directeur rechignait à nous laisser visiter les bâtiments, et pour cause !… Il avait fait sortir les enfants les plus valides dans la cour et se serait volontiers contenté de ne nous présenter que ces pensionnaires-là… Mais à l’intérieur… des gosses attachés par les poignets et les chevilles à leur sommier, d’autres attachés à des chaises percées, hurlant ou balançant la tête de droite à gauche, inlassablement… Une écœurante odeur d’urine que ne submergeait même pas l’odeur pourtant tenace du désinfectant en poudre qu’à l’occasion d’un accident, les enfants devaient répandre sur les endroits souillés. Une seule salle de bains dans laquelle un puissant jet d’eau froide faisait office de douche : le seul moyen, nous fut-il précisé, de calmer les plus agités. Pratiquement tous sont malades : malnutrition, rachitisme, aliénation mentale, autisme, tuberculose… Même le souci de ne pas séparer les fratries en accueillant les frères et les sœurs d’une même famille est source de problèmes : la promiscuité d’adolescents et d’enfants plus jeunes des deux sexes encourage l’inceste. C’est terrifiant !

En évoquant ces souvenirs, elle se faisait mal.

—  Mais vous êtes venus, vous les avez aidés…, ai-je avancé pour tenter de la réconforter.

— Ah… parlons-en de notre venue ! La venue des gentils bénévoles débarquant au volant de leur rutilante 4×4 et de leur pick-up dernier modèle, toutes fenêtres ouvertes, la radiocassette fonctionnant à plein tube, dans la cour d’un orphelinat planté au plus profond de la forêt transylvaine… Tu crois qu’ils s’attendaient à trouver ça, les doux humanistes venus de l’Ouest, tu crois qu’ils étaient préparés à cette confrontation avec la différence, avec la différence absolue, celle qui vous laisse totalement sans repère ?

— Alors ?…

— Alors, face à ces mômes mal fichus, à ces étranges petits étrangers grimaçants qui riaient trop fort de tout et de rien ou se mettaient à sangloter en s’agglutinant les uns aux autres, ils ont pris la trouille de leur vie et, paniqués à mort, ils ont balancé des bonbons et des chocolats par brassées au milieu de la cour… Et tandis qu’ils prenaient le large, à toutes pompes au volant dans leurs véhicules, les enfants se jetaient sur les friandises éparpillées sur le sol, se battant comme des loups pour ramasser le plus grand nombre de chokotoffs made in Belgium. Regarde le dessin…

— Vous en avez reparlé, par la suite ?

— Jamais…

 

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