Colloque éthylique

Jean-Louis Lippert,

À M. Kofi Annan, Secrétaire général

Des Nations désunies

Une tempête a traversé les galaxies, balayant leurs légendes astrales qu’un souffle aveugle crache au cœur des nuits pour qu’elles renaissent ailleurs en mots, en phrases, en histoires dans la bouche d’un aède ou d’un musicien des rues. Permettez donc à un arbre d’être le chroniqueur fidèle de cette fable, Monsieur le Secrétaire général.

Chanson de la plus haute tour.

Vous dites ?

Comme un siècle tient dans la chanson d’Eva, sept années vous filent en une seule nuit.

Ça vous fait rire ? Je crois bien qu’il y a sept ans déjà se foutait de mon tronc millénaire votre tour de verre, volatilisée dans le vertige même de l’ombre qui danse encore à son sommet.

Mais que dites-vous donc ?

Je suis le Ténébreux le Veuf l’inconsolé Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie.

Plaît-il ?

Ces vers de Gérard de Nerval planent sur le monde moderne. Ils jettent un pont sur l’abîme entre la tour où finirent les jours de Hölderlin et celles qui s’effondrèrent sous les caméras de la firme Panoptic.

J’ai peur de ne pas bien vous entendre, Monsieur le Secrétaire général. Revenons donc sept ans en arrière, la nuit de ce vendredi… du printemps 1994.

Ce monde moderne assujetti au triomphe de la technique n’avait-il pas été brocardé par Heidegger, héraut de Hölderlin aussi bien que du Führer ?

N’exagérons rien.

Pour toute intelligence contemporaineà supposer qu’elle ne se soumette à quelque Agence d’intelligence Centrale – -, il y a donc lieu d’appréhender dans la saisie du monde quelques contradictions.

Espérez-vous que quiconque sur votre planète saisisse encore le sens de telles paroles ?

Cette dernière nuit de ma vie s’étire jusqu’à aujourd’hui. Installé seul près de la fenêtre d’un café bruxellois, dans l’attente vaine de mon ami Bielinski, j’avais l’intention d’écrire par bribes le récit de ce qui survint sous les yeux d’un arbre à Buenos Aires en 1898. Sur le comptoir trônait un écran destiné, semblait-il, à faire régner le silence parmi d’hypothétiques clients. Seule planait votre voix captée par l’antenne de mes branches, Monsieur le Secrétaire général.

À cet égard, toute pensée critique depuis deux siècles s’est trouvée requise par l’examen du divorce, sans cesse croissant, entre réalités et représentations. Un tel procès culmine quand, comme aujourd’hui, dans tous les aspects de la vie quotidienne, l’appareillage des représentations se substitue à toute réalité.

Il vous faudrait peut-être nuancer, Monsieur le Secrétaire général.

Une fois situé ce décor, ne peut-on voir en l’agent spécial O. B. L. un guerrier de Wall Street providentiel ? Si les investissements américains massifs en Allemagne après le krach boursier de 1929, non moins que les clauses incendiaires du traité de Versailles, furent les principaux facteurs de la montée en puissance du nazisme, et si devait brûler en 1936 le symbole du pouvoir à Berlin, n’est-on pas fondé à penser que c’est la logique la plus profondela moins apparentedu Capital qui mit le feu au Reichstag ? Car pour un tel rapport de production, chacun le sait ou le devine, il n’est de croissance ni de prospérité qui ne se fondent sur des ruines.

*

N’y allez-vous pas un peu fort, Monsieur le Secrétaire général ?

La majorité silencieuse du Monde Libre, en ce temps-là, voyait d’un bon œil l’expérience hitlérienne, qui promettait de surmonter une crise économique et politique insoluble en garantissant du travail aux chômeurs, en offrant la voiture du peuple, en préfigurant un futur marché commun de l’Europe unie sous la bannière d’une guerre à mort contre le marxisme.

Sans vouloir vous vexer, ni trahir vos espoirs légitimes, j’ai bien peur que tout ceci ne nuise à vos chances d’obtenir un jour le Prix Nobel de la paix, Monsieur le Secrétaire général.

Dans le rectangle lumineux se déployaient les prestiges de multiples cavalcades au nom de la liberté. Pour l’occasion du drame à venir, on avait programmé ce vieux film évoquant une bataille contre les indigènes dans la plaine argentine. Essence du fascisme ? Négation des antagonismes entre classes et entre peuples ; riches et pauvres, dominants et dominés, tous unis dans une même famille ; occultation des contradictions sociales au nom d’un unanimisme d’Ancien Régime. Comme un quart de siècle plus tôt, la crise de surproduction et de dévalorisation rendait nécessaire une gigantesque destruction de marchandises humaines aussi bien qu’inanimées.

Ce coup-ci, vous êtes grillé.

Dans cette optique, les bombardements de Dresde et de Hiroshima furent les ultimes gâteries d’un festin collectif dont il n’était pas programmé que les convives occidentaux après-boire se montrent soupçonneux sur les ingrédients qui l’avaient constitué. Les effluves de cette orgie funèbre jamais ne se dissipèrent au cours du dernier demi-siècle. Ils furent l’air ambiant depuis la naissance pour beaucoup d’entre nous. L’ivresse qu’ils procurent toujours est même présentée comme l’un des agréments du monde civilisé qui prétend réunir, dans une même Way of life, le propriétaire d’une tour de Manhattan et le clochard de la gare du Midi. Ébahi dans un coin sous ses couvertures, celui-ci consomme une dose identique d’images frelatées que le Commissaire aux Affaires financières attendant son Thalys aux écrans du grand hall modernisé.

Vous dépassez toutes les bornes, Monsieur le Secrétaire général.

Un puissant orage noir et feu tonnait alors au Nord de La Plata. Sabre au clair, le vieux général Evangelista, tête décollée, n’en continuait pas moins de galoper, dos bien droit sur sa selle dans sa tunique bleu ciel, sous les trompettes qui retentissaient encore aux accents du Jugement dernier quand vous êtes apparu, souple et félin, dans un costume occidental de la meilleure coupe, occupé à lire du haut de la tribune pleine de drapeaux, ce qui ressemblait à un rapport de plusieurs tonnes de papier. Ne faut-il pas qu’ils appartiennent à une même famille, pour que l’unanimité de façade puisse faire prévaloir l’atmosphère d’Union sacrée qui avait cours avant la Der des Ders ? Sans doute nul n’ignore-t-il aujourd’hui que la totalité du discours de propagande alors était mensonger. L’intoxication idéologique massive de ces dernières semaines consiste à le faire oublier.

Au nom du même dieu blanc que celui de la bataille, vous deviez justifier les représailles lancées contre une caverne lointaine dans les montagnes d’Orient, où s’abritait déjà la tête féroce du serpent qui encerclerait bientôt le monde et menacerait votre tour de sa langue érectile. Et vous en rajoutiez encore.

À nouveau l’on nous montre la fumée du canon qui tire et l’on nous masque le visage de celui qui vise ; on exhibe l’image d’une victime, occultant les millions d’autres derrière la fumée de ce tir. Il s’agit toujours d’appliquer la devise napoléonienne : parler paix, agir guerre.

Les caméras projetaient leur objectif sur un public applaudissant en cadence, avec des visages inexpressifs ; vous profitiez de ce répit pour saisir la liasse volumineuse et en taper la tranche contre le pupitre, afin d’aligner les feuilles au même rythme que les consciences.

Ce que vous pensiez réellement ne tombait que dans la mémoire d’un arbre.

Une même hydre tue donc au Congo et en Colombie, en Indonésie comme en Afghanistan : partout elle hisse le drapeau blanc. C’est l’une des grandeurs de la littérature, depuis la fameuse Der des Ders, de déjouer l’usage des mots aux fins de propagande et de réclame ; de provoquer un état augmenté de conscience face aux stratagèmes de double langage et de duplicité ; d’inciter les esprits à l’intranquillité devant le bavardage rassurant noyant les complexités du réel sous la surface lisse des apparences.

Je ne vous demande pas de me croire, mais à ce moment la surface des eaux noires sembla palpiter comme si le serpent du chaos, qui vivait avant que le monde ne fût, se cachait en son sein. Comme si les eaux d’un canal étaient aussi profondes, contenaient autant de souvenirs que le domaine des Eaux-Blanches.

À cet égard, l’Académie Nobel s’honore de consacrer l’immense romancier d’origine indienne V.S. Naipaul. Si le monde aujourd’hui lisait K la courbe du fleuve, il pourrait tourner dans un autre sens. L’action de ce livre se déroule à Kisangani. Est-il nécessaire d’avoir la sagacité d’un sorcier de la brousse à cette courbe du fleuve Congo, pour supputer que l’abolition des tours new-yorkaises ne pouvait qu’obéir à des visées stratégiques aussi ambitieuses que ce Reich de mille ans dont l’incendie du Reichstag fournissait le prétexte ?

De telles provocations sont-elles bien utiles à votre carrière, Monsieur le Secrétaire général ? La suite, vous la connaissez. Trois nuages ainsi que des flèches incendiaires aux plumes deuil or sang traverseraient tous les miroirs, et dans la crevasse où gésiraient les ancêtres ensevelis sous les décombres enfin battrait le pouls de l’univers. L’ombre d’Eva continuerait de danser au sommet d’une tour chimérique, rythmée par la mélodie lascive du serpent qui encercle le monde et dont la tête se cache au royaume des Eaux-Blanches. Mais le sorcier nègre à la courbe du fleuve est tombé sous les bombes. Celles qu’hier encore faisaient pleuvoir sur Kisangani les armées « ennemies » du Rwanda et de l’Ouganda, coalisées dans cette opération par un même bailleur de fonds.

Permettez-moi de vous avertir. Ici, vous mettez en danger plus qu’un prix de prestige mondial ou même votre poste, Monsieur le Secrétaire général des civilisations perdues. Car ce reptile est-il plus féroce que les animaux voraces gouvernant votre planète ? Imaginez la part prise par l’autre côté de l’univers dans la disparition d’un rêve de verre. Bien sûr, ce n’était qu’une fiction, ces glaives de flammes glissés entre deux étages comme des lames entre deux pages du Livre qu’elles réduisent en cendres.

Qui est ce bailleur de fonds, sinon celui qui nettoie de missiles une région stratégique aussi vitale pour contrôler l’Asie à long terme que ne l’est la Province Orientale du Congo pour dominer une moitié de l’Afrique Ce même bailleur de fonds soutint le dictateur du Zaïre jusqu’au moment où, l’efficacité du pillage exigeant un autre gardiennage, furent provoqués le génocide rwandais comme la récente occupation guerrière de Kisangani boyoma, la belle ville-île en swahili. C’est bien sûr encore lui qui mit au pouvoir le diable à combattre en Afghanistan.

*

Partout désormais flottent les volutes grises d’un brouillard suspendu sur le monde comme les particules désagrégées du songe collectif.

Depuis qu’il fut décrété partout qu’un advenir autre à ce monde n’avait plus d’avenir, comment s’étonner que toute protestation contre les abominations de la modernité marchande s’exprime dans la haine sous forme d’un retour aux valeurs de la féodalité ?

J’étais donc près de cette vitre à vous écrire. N’est-ce pas aussi de signes féodaux en tous genres que se hérissent désormais les donjons du monde civilisé ?

Avant que des millions de vitres n’expient en fumée cette hallucination de verre, il pouvait encore y avoir du sens à écrire qu’une fenêtre s’ouvre ou se ferme ; toute représentation par les mots désormais sera plus obscène que les nocturnes luxures d’Eva de La Plata si elle n’est dirigée contre le délire que votre monde se raconte à lui-même.

Par délicatesse j’ai perdu ma vie, dit Rimbaud dans sa Chanson de la plus haute tour. Si les maîtres du monde gagnent la leur toujours par indélicatesse, il n’est pas exclu que la chanson de Rimbaud dès l’origine ait eu plus d’avenir que les plus hautes tours, ni que se relève des ruines l’esprit du sorcier nègre à la courbe du fleuve.

Apocalypse, clame l’écran global. Combat monumental du Bien contre le Mal.

Laissez donc l’arbre des origines se tordre de rire. Monsieur le Secrétaire général. Votre tumulus n’avait-il de toujours vocation funéraire ?

Déjà voilà cent ans les débris de votre siècle s’éparpillaient entre mes feuilles sidérales. Pardonnez donc à l’aède s’il rejoint bientôt ses nébuleuses, lui dont l’ultime cabriole remonte à autant d’années qu’il y a d’étoiles dans la constellation des Pléiades. Car le film se déroule en arrière ; il débute sept ans avant qu’un totem de verre bourré jusqu’à la gueule d’images de vie et de santé, d’abondance et de paix, ne s’écroule en fumée dans votre capitale planétaire.

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