King Gong, Big Crash

Françoise Lalande,

Je me souviens que le 11 septembre 2001, je me suis levée en prenant la résolution de répondre à Craig, un médecin de Chicago, rencontré l’été dernier à Carmel, « la ville dont le maire est Clint Eastwood ». On avait fait sa connaissance au cours d’un concert consacré à Bach et il était ivre de reconnaissance de voir des Belges venus exprès à Carmel pour la musique. Sa carte postale, qu’il avait envoyée fin août de Carmel, était dressée contre des livres dans la bibliothèque, comme un remords permanent. Il me fallait donc acheter des timbres pour les enveloppes que je possédais déjà. Réunir timbres et enveloppes, aussi curieux que cela paraisse, constitue souvent une opération au-dessus de mes forces. Je possède les uns, je possède les autres, rarement en même temps. D’où ces lettres qui ne partent jamais…

Je me souviens que ce mardi, j’étais seule dans la maison. J’avais toute la journée pour moi. Je me suis promis d écrire, d’avancer un bout dans mon nouveau roman.

Je me souviens que je me suis préparé un café vers 10 heures, et que je ne l’ai pas trouvé bon.

Je me souviens qu’un peu plus tard, je suis allée à la Poste pour acheter des timbres. J’avais les timbres, j’avais les enveloppes : il ne me restait plus qu’à écrire ma lettre à Craig.

Je me souviens que j’ai rédigé une demande de bourse à la Communauté française, et que cette démarche a provoqué en moi une crise d’angoisse ou de cafard, je ne sais plus très bien. Sans doute les deux à la fois, parce que j’ai dû, pour l’entreprendre, vaincre des trucs du genre « paresse », « orgueil », « humiliation ».

Je me souviens que j’ai tourné en rond dans la maison.

Je me souviens que, poussée par l’angoisse, j’ai mangé sans avoir faim, à 11 h 30 et non à 13 heures.

Je me souviens qu’après le repas, j’étais mécontente de moi.

Je me souviens que je me suis assise au bureau, devant l’ordinateur.

Je me souviens que tout à coup, « c’est venu ». Quoi ? Pas le petit Jésus ! Mon texte, des phrases, des mots.

Je me souviens que j’étais concentrée, emmenée par ce truc bizarre qu’est l’écriture.

Je me souviens que Daniel m’a envoyé un SMS « Regarde CNN ». Incapable de dire à quelle heure. Dans l’après-midi.

Je me souviens que cela m’a contrariée et que j’ai pensé : « Le cabinet Nollet a été filmé par la télé, c’est sûr, et on y voit Daniel » (à CNN !).

Je me souviens que je me suis levée de ma chaise avec difficulté, j’avais les muscles comme tétanisés, et que je me suis dirigée vers la télé. C’est où CNN ? Sur 10 ?

Je me souviens que, sans doute comme tout le monde, j’ai regardé sans comprendre. Puis, le quart de seconde où j’ai compris. Puis le quart de seconde où je n’ai pas voulu y croire.

Je me souviens que, dès que j’eus compris, la voix de la présentatrice est devenue comme de l’acide sur mes nerfs. J’ai changé de chaîne : RTBF, France 2, TF1, de nouveau CNN, puis la RTBF, France 2, je courais de l’une à l’autre, c’est pas vrai !, c’est donc vrai ?

Je me souviens que j’ai aussitôt pensé à Michel Gheude. Il ne faut pas qu’il rate ça, cette chose. Je lui ai téléphoné : « Tu regardes la télé ? Tu as vu ce qui se passe ? ». Michel, évidemment, regardait.

Je me souviens que je voulais prévenir la planète entière. J’ai téléphoné à Pierre de Marêt, parce qu’il aime l’Amérique comme une femme, parce que sa femme est américaine, parce qu’il a de la famille là-bas. Lui aussi savait déjà. Vite, vite, je le laisse pour le dire à d’autres. Les autres ? Un SMS à mon fils qui roule sans doute sur la route : « Quand tu rentreras à la maison, regarde la télé ». Un message e-mail à ma fille, le même.

Je me souviens que le journaliste envoyé sur place par CNN parlait face à la caméra quand la première tour s’est effondrée, qu’il parlait sans se rendre compte, alors, je lui ai crié : « Mais retourne-toi ! Regarde ce qui se passe derrière toi ! »

Je me souviens que ma mère avait peur de la guerre… et qu’elle m’avait refilé cette peur-là.

Aujourd’hui, 20 octobre 2001, je n’ai pas encore répondu à Craig.

Aujourd’hui, 20 octobre 2001, certains disent que ce n’est pas la guerre. Qu’est-ce qu’il leur faut ?

Les feux allumés depuis des années sur la planète se sont rejoints. Et, une fois de plus, un dieu jaloux a pulvérisé la Tour de Babel.

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