Bethléem, mort d’un Seigneur

Alain Sancerni,

Jeff. Jean-François Houdemarck. Dit Jeff-le-Liégeois, à cause se sa chevelure très noire autour du crâne, et toute blanche au sommet. Quarante-deux ans. Son corps est arrivé ce matin de Tel-Aviv, pas trop pourri, mais un peu juste. Heureusement qu’il était maigre. Sa mère est dans la pièce à côté, elle pleure doucement, comme elle a toujours prévu de pleurer au cas où il ne reviendrait pas vivant du Congo, du Kosovo ou d’Afghanistan. Souvent, elle l’a rêvé explosé, déchiqueté par une rafale ou une bombe, ou même torturé. Il vivait seul avec elle, il partait, téléphonait, revenait, téléphonait, repartait. Petite vie tranquille dans les faubourgs de Namur, sauf ces escapades rares et précises dans les brasiers de l’actualité, qu’elle avait admises parce qu’elles se traduisaient par un soin méticuleux de tous les détails qui la rassurait : le choix des vêtements adaptés au froid ou à la chaleur, la mise en ordre des passeports, permis, vaccins, billets et autorisations, le nettoyage méticuleux de ses Nikon, viseurs, objectifs et accessoires. Il ne supportait pas, lui qui vivait dans le désordre et, aux yeux de sa mère, une propreté toute relative, la moindre trace de poussière sur les lentilles de sa caméra.

— Tiens, Jeff, tu vas à Bethléem, Palestine, lui avait dit le Boss. Tu nous couvres tout ça, couleur et noir et blanc. Comme en Afghanistan, il avait enchaîné, tu nous fais du symbole, du bon et gros symbole. Mardi, tu pars mardi. N’oublie pas, du symbole, on veut…

Jeff était sorti avec cette idée dans la tête : faire du symbole. C’était son truc à lui. Il vivait sa petite vie d’homme seul, sa célibature il répétait, à Namur, entre mère et copains, et n’avait pas son pareil pour faire du symbole ailleurs, dans son job. Des photos épatantes, choc, où il savait coller des choses de la vie de tous les jours avec des idées qu’il donnait aux autres mais qu’il n’avait pas lui-même sur le moment. Ça crée des surprises : « espion communiste », on l’avait une fois traité, accusé : avait jamais compris pourquoi, mais la photo avait tourné dans toutes les presses du monde, et on l’avait brûlée à Kisangani. Officiel. Et il montrait en riant la photo de sa photo brûlant à ses copains. « Son Seigneur de l’Actu », qu’ils le charriaient ses potes.

Seulement, là, ça le turlupinait un peu, la Palestine. D’habitude, il pensait pas aux symboles : ils venaient tout seuls, comme après, affaire de nez d’artiste. Le symbole vient en marchant, prononçait toujours son ami le poète, et lui, il traduisait « en cliquant ». Chacun sa soupe. Ça le turlupinait parce qu’il le voyait d’avance arriver, le symbole, gros comme un camion. Trop de symbole tue le symbole : je mettrai ça dans mes mémoires. Bethléem, Bethléem…, c’est la ville du Christ. Bon. Les Israéliens attaquent Bethléem. Pas bien. En gros, les Israéliens, c’est des Juifs, non ? Ils attaquent la ville du Christ qu’ils ont déjà tué et humilié. Les Juifs, les Chrétiens les ont tués et humiliés pendant deux mille ans. L’église de la Nativité, c’est un lieu de naissance : ailleurs, les Juifs, on retourne leurs tombes. Tout à l’envers. C’est un champ miné de symboles, nom de… Jeff n’a pas osé jurer, mais il sentait que cette histoire-là, un peu trop généreuse de symboles, qui s’offrait trop facile, le dépassait quelque part. Un goût bizarre. En Afrique, en Asie, pas de gants à se mettre. Les Européens n’y connaissent rien, on peut écraser les fleurs, personne ne les voit. C’est des images, des idées qu’on se fait. On amuse les spectateurs, sans conséquence. Mais, putain d’… (Aïe !), ici, on est en plein dedans, on partage et on patauge. Même histoire, même merde.

C’était la faute au Boss, quoi. Il aurait dû dire à Jeff : « Tu vas là-bas, tu bosses, tu prends tes photos, tu traînes comme d’habitude, de bar en bar. Et surtout, ce coup-ci, pas de symboles : des gens, des visages, des gestes ». Voilà comme il aurait dû parler le Boss. Mais, non, il m’a mis du symbole dans la tête, du bon et du gros il a dit, que des symboles, et ça en tête, ça travaille tout seul, ça fait son chemin, ça creuse sa galerie et ça fout tout en l’air. Des termites, les symboles. Même que je n’arrive plus à marcher droit.

Jeff est allé sur Internet. À la surprise de maman. « Tu cherches quoi ? » Il lui a pas lancé « À tuer des symboles », il aurait pas pu expliquer et elle l’aurait mal pris. Il a haussé les épaules, timide et sournois, elle est retournée à sa couture. Il connaissait les jeux électroniques où on attaque franchement : mais se sortir de ce piège, pas facile, surtout quand on sait pas où est le piège. Bethléem. Naissance du Christ, faut un début à tout. Pas pouvoir naître ailleurs, cause recensement. Le Père Joseph dégrisé, un peu jaloux, regarde ailleurs, l’air de rien. Foutu pays, pas savoir où crécher : une grotte ? Une grange ? Nous sommes en l’an 7, mais ces Romains ne le sauront jamais. Un tout petit bébé absolu, fragile, innocent. Innocent ? Voilà, le Massacre, on y vient, je m’en doutais, du symbole à la louche. Le massacre des innocents : tous coupables pour un coupable un seul ? Tous fils de Dieu en puissance. Faut les voir aujourd’hui, les fils de Dieu, avec leur barbe, leurs bombes et leurs bobonnes embobinées. Joseph, dans son coin, sourit, « Fils de Dieu, fils de Dieu, il a bon dos, mon Dieu », semble-t-il soupirer, mais c’est un homme prudent qui sait cacher ce qu’il ne sait pas. Ah, tiens, c’est vrai, les Rois Mages, l’or, l’encens, la myrrhe, et Balthazar qu’on a fait noir. D’où ils sortent, ceux-là ? Kofi Annan est noir aussi. C’est peut-être un Roi Mage venu saluer le Petit Jésus et faire la paix ? Avec Romano Prodi et José Bové. On a vu une étoile allumée, et on est passé. Mais Sharon est plus rusé que le vieil Hérode. Il a mis l’Empereur Bush dans sa poche. Peut-être aussi qu’il aura lu le Nouveau Testament ? Tout ça, c’est des symboles, et ça ne me dit rien qui vaille. Respirent mal, ces symboles, clochent diablement. Trop donnés.

Jeff est arrivé le vendredi sur les hauteurs de Bethléem. C’était une habitude prise et devenue tranquille, de passer des frontières et des barrages. La veille, on voyait Jeff tourner immobile dans des bars à journalistes, on le voyait assis, debout, parler avec des connaissances de moins en moins connues, et il avait disparu sans qu’on sache, parfois sans qu’on l’ait même vu. C’est qu’il passait inaperçu, jamais conjugué au présent. Il voyait en bas comme un marché, avec des escaliers autour. Les escaliers lui faisaient penser à un symbole, mais lequel ? Et sur sa droite une Mosquée, puis ce qu’il reconnut être l’église de la Nativité. Il entendait le bruit de tirs coupant le long silence du soir. C’était maintenant lui contre Bethléem.

Un escalier, ça se monte ou ça se descend. David contre Goliath. Mais c’est Goliath aujourd’hui le petit. David chez les Lilliputiens, alors évidemment son Goliath-là… Un coup de canif, et deux Babel qui s’effondrent. Quand même. Un chien noir l’avait suivi depuis la ligne de démarcation, et le suivait, ou courait devant, dans les ruelles sèches où il glissait nonchalamment. Balthazar, qu’il s’appelle, et je suis son étoile. Sa comète éméchée. Jeff avait trop bu comme d’habitude. Il aimait bien boire en travaillant. Jamais sans rien faire. Le whisky avait inspiré ses plus belles photos, l’art du clic à l’instant décisif. Jeff avait l’alcool zen. Pour le moment, il s’imprégnait de la ville, de l’air, il reniflait. La ville fait un bruit de fond qu’il faut savoir entendre. Une signature : des lignes et des formes qui bougent, des odeurs, des teintes, des ombres si particulières, mouvantes, des angles, des gargouillis étranges, des peurs et des pressentiments. Il tâtonnait du côté de la Fontaine de David, encore lui. Des fusées dans le ciel faisaient Noël, le chien, lui, n’appréciait pas. Il s’endormit dans un recul de mur cassé.

De l’aube au soir quelques témoins le virent. Avec sa coiffure tout en hauteur, noire et blanche, on ne pouvait pas ne pas l’avoir entrevu. Toujours entre deux murs, s’éclipsant. Il n’aimait pas qu’on le dérange, Jeff. Il a croisé quelques visages maigres, très tôt le matin, qui portaient du pain et des cigarettes. Parlaient pas, l’œil fixe. La ville s’est animée peu à peu, lentement, dans une sorte de douleur anesthésique. Puis, tout d’un coup, les chars sont tombés par le nord, immense nuage d’impressionnante gloire. Des maîtres, il pense. Son chien noir s’est sauvé. Trop innocent pour mourir. Des groupes de gamins se sont mis à lancer des pierres et à s’éparpiller dans la poussière d’or. Ils tenaient des morceaux de caoutchouc piqués sur les bombes israéliennes. Retour d’offrandes. Le bruit des hélicos devenait assourdissant par moments. Ça tirait maintenant de partout, ça criait, allez chercher des symboles dans tout ce bordel. Il vit des mères encourager des mômes. On riait et on pleurait. Vendredi avec Dimanche. Il fouilla des maisons détruites. Pas de symboles, que des cailloux, de la poussière et des odeurs fadasses de mort ou de lessive. Il fouilla des rues, rien. Que Balthazar retrouvé, et qui reniflait toujours et semblait s’exciter tout seul après dieu sait quoi. Des regards, il les fouilla, parce qu’il n’osait pas fouiller des poches, pas encore. Mais rien, rien de rien : les yeux qu’il a pu croiser étaient des boutons de silex, noirs et vides, traversants. Il lui restait plus que sa conscience à fouiller, vieux truc, penser à sa mère, descendre à la Nativité, clic-clac Petit Jésus, caméra invisible. La fatigue en lui commençait à râler.

Il s’avançait à découvert vers la grande façade nue éclatée de soleil, à pas prudents, surtout un après l’autre, un puis l’autre, toujours trois prises lui inculquait son maître d’ascension, il se tenait aussi fermement à sa caméra, apte au symbole il s’avançait. Peu de chose. Deux claquements secs de part et d’autre, familiers, l’image sur le mur de Balthazar aux prises avec un autre chien, jaune, ils forniquaient les deux contents de chiens qui s’aimaient, ils s’enfilaient comme des bêtes, clic.

L’autopsie n’a pas dit grand-chose. Tout le monde s’en fout. Les symboles sont des sauterelles qui suivent les routes des grandes fractures et des grandes misères, doit penser Jeff dans sa mort. Comme la guerre, comme la drogue. Même père même mère. Mais il ne pense plus, Jeff. On a ouvert son Nikon, extrait le film du Seigneur de l’Actu, on l’a baigné, avec toutes les pincettes et les espoirs ordinaires, les gestes calculés. On a porté le film au jour, il était vierge ce con-là, vierge comme avant le premier jour, vierge de vierge de p… Sur une seule moitié d’image, le reste est cramoisi, le Boss a cru deviner comme deux culs de chiens très flous superposés. Mais c’est une autre histoire.

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