La cohorte des anges

Daniel Simon,

Lorsque l’histoire arriva à son terme, que les portes eurent été ouvertes, il constata que le monde venait brusquement de changer, la ville et le ciel étaient plus clairs, comme débarrassés de la poussière qui flottait partout, les sons n’escaladaient plus les remparts au rythme des rafales, sa respiration redevenait légère et profonde, ses épaules lentement se défaisaient des tensions récentes, il pouvait à nouveau s’ébrouer dans la chaleur, laisser ses grandes mains palper l’ombre fraîche des terrasses, le soleil commençait sa retraite à reculons, comme pour ne pas le quitter des yeux un seul instant alors qu’il sentait monter en lui une douleur chargée de larmes quelque chose comme un chagrin sans rémission, une peine dont il ne pourrait plus se détacher, un vomissement presque qui le secoua de frissons, toute cette beauté resplendissait dans le bruissement des insectes et des saccades du vent piqué de jasmin et de miel, il ne la verrait bientôt plus que dans l’arrière-boutique des souvenirs et des regrets, il allait s’éloigner de l’évidence des pierres et des toits enrubannés de linge à sécher, il allait fermer les yeux et la ville ne disparaîtrait pas, il le savait, elle avait rétréci, toute une ville avait pris place en lui — et comme elle pesait soudain en son cœur ! –, une cité parfumée dans laquelle il avait joué entre hammam et mosquée, courant dans les jambes des femmes empêtrées de paquets et de fardeaux divers, visant alors leurs yeux masqués de khôl et d’un sombre étonnement, filant dans le dédale des ruelles aux odeurs de cannelle, il lui arrivait d’arriver chez lui, essoufflé et affamé de bonbons et d’orangeade, le corps zébré de crasse et de transpiration, tout heureux de plonger les bras dans des baquets d’eau froide et de pratiquer ses ablutions comme son père le lui a appris. Samir aimait cette ville comme une femme, sans raison suffisante, habité de ses senteurs et prêt à tout pour entendre encore sa voix lui chuchoter son amour.

Ma nourriture, c’est la faim, dit un soldat en graissant son fusil-mitrailleur, et je ne me lasse pas de cet appétit qui est le mien. Voilà comment il faut les considérer quand ils confondent la politique avec l’amour, ajouta-t-il en pointant l’arme vers les nuages. Ce sont des ombres, des images que chassent la pluie et le vent, des oiseaux de passage qu’un épouvantail suffit à détourner ! Quand ils aiment leur terre à ce point de passion et de déraison, les hommes ne sont plus capables de quoi que ce soit d’humain, ils se voient soudain éternels, ils s’époumonent, s’arrachent les membres, se décervellent, se lacèrent et se martyrisent mais ils ne sont plus capables de gratitude d’être au monde, ils sont prêts à tout, c’est-à-dire au pire, leur terre est inexpugnable, ils l’emportent sous les ongles, si on leur coupe les mains, ils épellent chaque lettre de son nom sacré, si on leur tranche la langue, le chant du nom silencieux résonne en eux à l’insu de tous. Il est impossible de les distraire, ce sont des chiens et des dieux assemblés, des êtres sans pardon capables des plus hauts sacrifices mais avant tout il ne faut pas les croire, ils mentent puisqu’ils se battent, ils choisissent souvent la haine pour mieux conclure les alliances et ourdir les complots, ils n’ont qu’un seul but : nous détruire ! Et tu voudrais que je me laisse faire, au nom d’un abandon vernissé de valeurs ? Que je lâche la bride et que le cheval s’emballe ? Que je livre moi-même ma main au lion, qu’il m’arrache le bras et que je lui joue la scène de l’étonnement ? Tu te fous de moi ? Il nous faut des guerriers, pas des pleureuses !

Le soldat vient de parler d’un seul souffle. Il s’essuie le front, la chaleur est intense, il a mal au dos (quatrième et cinquième lombaires, pense-t-il en se massant les reins d’une main ferme), la journée tire vers le soir mais les pierres des terrasses et des remparts, des rues et des maisons rayonnent maintenant comme des fours ouverts sur le crépuscule. La Basilique est à un jet de pierre, une lumière rose et frisante recouvre progressivement l’édifice d’une pellicule de mélancolie, les murs flambent puis s’éteignent comme s’ils palpitaient une dernière fois avant la nuit. Une rafale, quelques claquements secs d’automatiques au loin, des sirènes d’ambulance qui s’approchent, silence. Le soldat sait que la relève ne viendra qu’à l’aube, il a tout son temps pour aligner l’église dans le viseur de son arme. Là-bas, ils dépendent de nous pour l’eau, l’électricité, les nouvelles, ils sont les otages de leur propre stupidité, pense l’homme. Qu’ils sortent et qu’on en finisse ! Mais lentement la lumière s’efface et le bâtiment apparaît blafard, les traits tirés. Le soldat se dit que les cent vingt-trois hommes, moines et combattants, chrétiens et musulmans assemblés dans la même forteresse, là en face, leur jouent le plus sale tour qui soit. Il se sent sur la mauvaise rive, lui le fier guerrier, l’arme pointée vers la caverne œcuménique, prêt à tirer sur ceux que l’histoire transformera bientôt en héros mais le soldat sait que la nuit sera longue et froide, il a le cœur lourd, il pense, des mots flottent, disparaissent, réapparaissent dans d’étranges assemblages, « réconciliation », « renonciation », « abandon », « pardon »… L’église soudain est plongée dans la lueur métallique des projecteurs, la nuit fait son office, elle enfonce chaque chose dans une sorte d’éternité immuable et fragile qu’un aboiement de chien errant suffit à inquiéter… Il guette en lui les mots qui vont et viennent comme des papillons contre la lampe. Il a froid, il se recroqueville sur ce vocabulaire qui le fait frissonner, la Basilique est silencieuse. Que peuvent-ils bien faire ?

Un éclair, des éclatements secs comme un chapelet d’ampoules électriques qui explosent, un noir d’encre et peu à peu une lueur bleutée qui couronne l’église à sa base. Les soldats réagissent, braquent les mitrailleuses lourdes sur l’apparition qui irradie la nuit. Un jeune officier interdit le tir, téléphone au QG, parle brièvement aux soldats de plus en plus nerveux ; la Basilique brille maintenant comme une lampe immense ; on entend des voix cristallines qui surgissent du lait bleuâtre, un soldat a peur, il tire une rafale en l’air, son camarade le calme tout en gardant son Uzi pointé sur la porte de la Nativité.

Des anges ! crie quelqu’un. Des anges, ce sont des anges ! La nouvelle saute d’une terrasse à l’autre, d’un abri à l’autre. Les anges entourent la Basilique ! D’où viennent-ils ? Pourquoi sont-ils là ? Les questions fusent, les officiers exigent le silence, ils vont se renseigner. Des soldats se regroupent, s’agglutinent en avançant par petits sauts d’une cache à un rempart de sacs de sable. Ils progressent vers les anges qui semblent ne pas savoir où aller. Leurs ailes traînent dans les gravats et la poussière. Ils avancent en titubant comme de grands oiseaux malhabiles. Soudain une voix grave couvre les chuchotements et les cris d’étonnement des tireurs d’élite embusqués.

Vous êtes des enfants perdus, orphelins de votre propre force là, dedans et ici, dehors, vous êtes enfermés dans la colère et la vengeance, vos raisons à chacun pourront être écoutées si… La voix est profonde et chaude malgré le porte-voix. Mais elle n’achève pas la phrase, une courte rafale l’interrompt. Cessez le feu ! crie un officier. Personne n’a tiré, répond quelqu’un. L’ange tressaute, chancelle un court instant, les autres se regroupent autour de lui, le soutiennent. Une autre rafale, plus longue, plus stridente. La voix reprend avec force. Nous sommes la cohorte des anges, tous bénévoles et volontaires pour faire lever à nouveau autour de nous bonté, beauté et amour. Nous sommes là pour aider les hommes tels que vous, les assoiffés, les abandonnés, vous, assiégés ici ou embusqués là, écoutez-nous, nous allons pénétrer dans l’église et venir vers vous, nous sommes les intercesseurs avant le désespoir, venus au nom de… Plusieurs coups secs claquent, l’ange s’écroule, d’autres tombent. Des rafales se croisent, ça tire de partout, les anges râlent dans leurs plumes souillées de sang, ça crie, les corps semblent vouloir ramper hors du champ de tir, ce sont les balles qui les poussent par saccades jusqu’au milieu de la route. Cessez le feu ! Cessez le feu ! Les ordres viennent de la Basilique, du camp retranché, ils répercutent la panique qui vient de saisir les deux camps. Les anges sont abattus, les membres tordus, la nuque baignant dans des friselis de plumes brisées.

Quand Samir a franchi la porte, les bras levés, les yeux plissés sur trop de lumière, le sang couvrait déjà le jasmin et le miel. Des corps gisaient tout autour de la Basilique et sur le chemin qui menait aux soldats. Ni anges ni dieux n’avaient trouvé grâce à leurs yeux. Les adversaires marchaient l’un vers l’autre, abandonnant derrière eux la cohorte désarticulée que les télévisions commençaient à approcher.

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