La position du gynéco

Otto Ganz,

I have a dream

Martin Luther King

Pour Bob Merril et Michel Joiret

C’est quand j’ai papillonné des feuillures, ce matin, que le constat s’est imposé : c’était arrivé. Une rage à faire tomber les dents… la boîte à vif… les nerfs… mes pauvres nerfs… Lorsque j’ai ouvert les yeux, c’était déjà là. Lan-ci-nant. Pas palpable mais là… diffus, mais à écorner les cocus. Strident, mais… Des ratiches, j’en ai plus beaucoup… ça devrait donc limiter les risques d’infection, non ? On se dit ça, mais faut croire que pas.

Je me suis assis sur le lit d’une ample et chevaleresque énergie du désespoir… après avoir envoyé voler la couette. Douce a ronchonné d’avoir les fesses à l’air… ça lui allait. Je lui ai dit d’ailleurs : « ça te va ». Elle a rien répondu, vapoglissée qu’elle était dans ses limbes. Mes pieds ont touché le sol. Les planches ont grincé avant que je n’y pose mon poids. À force de répéter les mêmes gestes, comme nos femmes le font suite à la monotone duplication des postures que nous leur infligeons, en sont-elles arrivées à simuler la sensation. Et là… là… les étoiles ! Putain du bordel dans lequel les dieux nous foutent sans condom ! Ça fait mal ! ! Un mal de gueux, une vraie douleur de loqueteux, vu que dans cette époque sans tendresse, les riches ne souffrent plus : les progrès de la médecine, de la mécanique des fluides et des gravitations, les fulgurantes avancées en matière de cybernétique, les apports incontestables et méconnus de la chirurgie génétique… le déficit de la sécu… et ces putains d’étoiles qui m’illuminaient l’arrière des paupières.

Y’a rien à comprendre dans ces moments-là. On n’a pas besoin que ce soit limpide, c’est là. Ça devait arriver : je me suis chopé une carie… voilà tout. Entendons-nous bien, je me lave le corps, me coiffe les cheveux, me brosse les dents. Mieux, régulièrement je me nettoie la bouche avec un produit à base de chlorophylle et d’alcool. L’hygiène buccale… je connais. Il m’est même arrivé, dans quelques fastes heures, de m’appliquer un lavement aux essences essentielles, histoire de ne jamais laisser douter de la rutilance de mes orifices. Quoi qu’il en soit, j’aime être propre sur moi.

Ça remonte à loin et pas dans l’anecdote : d’un mien grand-oncle, j’ai gardé un souvenir inaltérable. Le vieux bonhomme, tiré à quatre épingles, n’a jamais eu pour moi qu’un seul enseignement : « le respect des autres commence par l’hygiène ». Ni dringuelles ni cochonneries sucrées aux occasions prévues pour… juste cette seule phrase qu’il me répétait : « le respect des autres commence par l’hygiène ». Quand t’entends ça à répétition, à force, ça entre par érosion et capillarité ; t’écoutes plus que tu l’entends encore, cette phrase. Ça s’imprime, ça marque la bête.

La douleur se déplace. Je la sens qui descend, qui glisse… pour peu, je pourrais suivre son cheminement du doigt. D’un coup, c’est mon estomac qui se retourne. Deux jours maintenant que je vomis l’air que j’avale… j’ai même plus de bile à régurgiter. Mon corps se tord en deux, et je ne peux qu’accompagner un mouvement dont je n’ai pas commandé l’impulsion.

Nous sommes confrontés chaque jour à des gens sans hygiène et nous en subissons les effets tant sur notre quotidien que sur notre santé. Je ne parle pas de lavandières senteurs, entendons-nous bien, ou de pomponnage de moustaches, même si… Non, nous sommes pollués par le manque d’hygiène intime et mentale de foutus salopiauds, le manque d’hygiène buccale de foutus hypocrites qui œuvrent pour le salut moral et économique du monde, cherchez l’intrus. On ne peut pas généraliser… d’accord, on ne peut pas. J’ai mal au corps comme j’ai mal au monde. C’est là. La douleur voyage, tout file vers l’illogique. Ma grand-mère répète toujours, comme répètent toujours les personnes pour lesquelles le présent n’est qu’un accident du passé : « qu’on prenne les fous dangereux et qu’on les mette dans une même pièce. Qu’ils s’entre-tuent entre eux, ces immondices, mais n’embarquent pas le monde dans leur misère ». Ma Grand-mère maternelle est une sainte…

Douce s’est levée : « ça ne va pas mieux ? qu’elle demande en posant sa main sur mon dos, t’irais pas voir un autre médecin ? » La nausée est trop forte pour que je puisse lui répondre. Je l’entends s’éloigner vers la salle de bains, mais je n’y prête pas attention, concentré que je suis sur une idée très précise : « ne pas crever, ne pas crever, ne pas crever… ». Douce farfouille dans la pharmacie. Les flacons tintent : le son résonne en pointes glacées qui se plantent sans traverser la tête.

— J’ai plus de pilules, je l’entends me crier.

— Qu’est-ce que ça peut me foutre, là, maintenant ? Douce, qu’est-ce que ça peut me faire ? Hein ? j’ai dit.

— J’ai envie qu’on fasse un enfant… elle me lâche.

Scié. Pas d’autre mot. La nausée disparue d’un coup. Génie féminin des traitements chevalins. Je suis sur mes deux pieds, les bras serrés contre le bide. Je n’ai plus mal, mais j’ai pas encore pensé adopter une autre posture. Je ne pense même pas à m’enfuir.

— Tu veux un chiard ? Je l’ai invectivée.

— Ben oui, pas toi ? Moi, ça me rassurerait, tu sais, quand on voit comment l’avenir crapote.

— Bordel, Douce, t’es maboul ? Douce ! ! T’as vu le monde ? T’as regardé la mouise qui s’annonce ? T’as vu les tarés et autres déments de la boîte qui nous gouvernent ? Et tu voudrais être rassurée ? Pauvre petite chose ! Rassurée ? Et pourquoi pas faire un gosse maintenant tant qu’on y est que tu t’es dit ? Hein ? Tu crois que c’est le bon moment ?

— Ben oui. Contre la mort, faut faire de la vie, y’a pas. Pour que la mort ne gagne pas, jamais, faut la faire trébucher sur l’opiniâtreté du vivant.

— Douce, t’es devenue folle ou c’est moi ? Ou alors, t’en es ? Hein ? C’est ça : t’en es de ces malades qui font des mondes pour les regarder se déchirer ? T’as pensé à l’avenir de ce mouflet ? Hein ? T’as réfléchi à ce qu’on lui filait comme poids de poisse avec l’étincelle ?

— Ton problème, mon cher ami, c’est que tu regardes le monde comme un gynécologue ausculte. Tu prévois la maladie aux traces suspectes sur les tissus. T’en reluques tant et trop que t’en as la nausée. Mais le reste ? hein ? T’en fais quoi du reste ?

Je me suis chopé une carie à l’implication au monde, à moins que, vu l’odeur, ce ne soit une infecte hémorroïde d’avoir trop serré les dents devant la foudroyante prévisibilité de l’illogique cours de l’histoire. Les uns font des gosses pour ne pas mourir, les autres les nourrissent de lâcheté et d’infamies pour leur apprendre à tuer. En fin de compte, les contraires ne se sont jamais bien fort opposés. Je crois que cette nuit, je vais m’enterrer la tête dans un ras rempli seau : l’eau s’épanchera lorsque j’y pousserai les épaules : l’eau se répandra sur le carrelage : l’eau entrera en contact avec les fils dénudés de mon rasoir électrique… il y aura un grand éclair bleu. Les plombs vont sauter, c’est certain. Tant qu’à me faire…, je préfère que ce soit dans le noir.

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