Chronique du monde animal : le Bushland

Jacqueline De Clercq,

Le Bushland est le pays des aigles USA. De tous les aquilidés, les USA sont les plus grands, les plus forts, les plus puissants du monde. Ils règnent dans les airs, sur la terre et sur les mers. À l’arrivée des USA, le pays était habité par des oiseaux au plumage chatoyant à dominante rouge, qui vivaient en petites colonies et en très bonne intelligence avec les bisons alors fort nombreux. Les USA détestèrent ces oiseaux indigènes au premier coup d’œil, leur firent une chasse impitoyable et parquèrent les rares survivants, complètement déplumés, dans des cages.

Les USA se reconnaissent à l’étoile qu’ils portent sur le sommet de la tête. Cet attribut les range dans la catégorie des aigles étoilés. Eagle Star, l’aigle qui préside aux destinées des USA, n’en compte pas moins de cinquante : il a, il est le chef éclairé.

Le Bushland est un pays immense. Mais les USA ont une telle envergure qu’à l’instar d’autres grands oiseaux, leurs déplacements aériens excèdent facilement les limites de leur espace naturel. Il n’est pas rare de les voir prendre leur envol pour des destinations parfois très éloignées de leur aire natale et y déposer leurs œufs. Or, les aigles USA pondent des œufs d’or ; c’est dire que l’arrivée des grands rapaces est généralement perçue comme une aubaine par les espèces autochtones, en particulier par les plus démunies d’entre elles. Certes, les USA ont la réputation d’être un peu mêle-tout et un rien envahissants, mais l’or se mérite… On dénombre toutefois quelques espèces qui se démarquent de cette attitude courtisane et se retranchent derrière l’adage : chacun chez soi et les oies seront bien gardées. Assimiler les aigles USA à de la volaille de basse-cour, c’est plus que leur fierté ne peut en supporter. La riposte est immédiate : les USA transmutent l’or en plomb, le déversent sans compter sur les présomptueux qui se retrouvent, dindons de la plus sinistre farce, plombés jusqu’à l’os. Ces interventions plombifères, toujours menées à des fins thérapeutiques, ne sont pas sans rappeler ce qui se pratique couramment en dentisterie : repérage de la dent cariée, fraisage et obturation au moyen d’un amalgame soigneusement préparé. La technique du plombage USA est censée n’entraîner aucun dommage collatéral : seule la dent malade, celle qui est touchée par le Mal, est traitée. Si d’aventure une malencontreuse bavure se produit, l’intervenant est d’office mis hors de cause : c’est, bien entendu, le malade qui bave et en bave. Extirper le Mal peut entraîner quelques inconvénients passagers pour le patient.

Certes, les notions de Bien et de Mal sont peut-être moins universelles qu’il n’y paraît : ce qui est bien, bon et juste pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres… C’est oublier que le chef des USA est un aigle. God bless Bushland, sa religion est faite sur ces questions hautement philosophiques : il détient le savoir, le savoir-faire et la vérité, il sait y faire et le faire savoir et agit au nom du Bien contre les forces du Mal, et qu’on se le tienne pour dit. L’histoire des grands rapaces fourmille d’exemples analogues : sans remonter pour autant à l’aigle emblématique de la puissance jupitérienne, on se souviendra des aigles de la Rome impériale, du condor andin, de l’aigle napoléonien, de celui, au noir plumage, de la Prusse, des faucons d’Israël, des aigles de l’Italie fasciste et de l’Allemagne hitlérienne contre qui les USA finirent d’ailleurs par se fâcher. Ce combat des aigles se solda par la victoire éclatante des USA et de leurs alliés. Depuis lors, les grands oiseaux du Bushland sont intimement convaincus que la mission de Grand Ordonnateur du Bestiaire universel leur est dévolue.

Bien sûr, les USA peuvent se montrer généreux. Dès l’éclosion de leurs précieux œufs, le pays d’accueil se couvre d’or jaune. En revanche, ses réserves d’or noir ont une fâcheuse tendance à s’épuiser, aussi sec. C’est que les USA carburent à l’or noir ; cette boisson hautement énergétique est leur élixir de jouvence. Ils en pompent des quantités astronomiques et s’en portent fort bien. Mais que se profile la moindre menace de pénurie, et les USA retrouvent aussitôt leurs instincts de chasseurs. Aussi sont-ils constamment en recherche de gisements où étancher leur soif présente et à venir et survolent la terre et les océans qu’ils scrutent de leur regard perçant.

Récemment, un de leurs vols d’exploration les amena au-dessus d’un désert, curieusement appelé Golfe, qui avait tout pour leur plaire. Pas de chance, le Tigre régnant, le genre grand fauve à qui on ne la fait pas, leur opposa une fin de non-recevoir. Pis encore, il les défia. Piqué au vif, Eagle Star estima qu’en vertu de l’adage qui sème le vent, récolte la tempête, le dédaigneux félin se souviendrait longtemps de la tourmente qui allait s’abattre sur son territoire ; l’aigle n’est-il pas l’oiseau des tempêtes ?… Le ciel du Golfe devint noir de plomb et d’épaisses fumées à l’huile de pierre en feu. Toutes les espèces en souffrirent mille morts. Le Tigre finit par céder, mais du bout des moustaches, sans se départir de sa superbe. Cette attitude hautaine déplut souverainement au chef des USA qui, certes, rapatria son monde, mais se promit de revenir à la première occasion. Quelque temps plus tard, deux célèbres nids d’aigles USA, situés dans le centre nerveux du Bushland, furent pris pour cibles d’attentats terroristes qui les anéantirent totalement. Le choix de ces aires jumelles, symbole de la puissance des USA, ne laissait planer aucune équivoque sur la volonté délibérée des auteurs de frapper le pays des aigles étoilés dans sa chair et son sang, dans son présent et son avenir. Des milliards d’œufs prêts à éclore furent instantanément détruits. Ce drame abominable plongea le pays, et le monde presque en son entier, dans la consternation, mais il offrit à Eagle Star l’occasion escomptée. Les forces du Mal avaient frappé, c’était forcément le Tigre qui avait manigancé tout ça en tapinois : il allait voir ce qu’il allait voir… Direction, le Golfe, toutes…

Ce n’est pas la première fois que les aigles USA entrent en conflit avec d’autres espèces. Durant des décennies, ils furent en froid, un froid polaire et meurtrier, avec les O-URSS rouges de l’Est. Cette guerre larvée, mais interminable, déstabilisa le monde animal en faisant planer sur la terre entière un risque d’embrasement fatal. Elle faillit d’ailleurs dégénérer en affrontement direct dans la Baie des Cochons. De mémoire de phacochère, jamais la menace d’une troisième guerre mondiale ne fut plus imminente. Les aigles USA déclenchèrent aussi les hostilités en Asie du Sud-Est, d’abord contre les espèces nord-coréennes et plus tard, nord-vietnamiennes, au motif qu’elles étaient rouges l’une et l’autre. Les USA ont toujours eu horreur du rouge. Aujourd’hui que cette couleur est passée de mode, c’est contre le terrorisme, la nouvelle incarnation du Mal absolu, qu’ils mènent leur croisade en faveur du Bien (du bien ?) – il y a quelque difficulté à orthographier correctement ce dernier mot, sachant qu’il prend la majuscule ou la minuscule selon qu’il désigne une valeur morale ou une chose tangible susceptible d’appropriation ; chacun prendra la mesure de l’art consommé de l’amalgame dont témoignent les aigles du Bushland.

Que va-t-il se passer demain dans le Golfe ? Que pensent les autres espèces animales de ce déploiement de forces à un jet de plomb du repaire du Tigre ? Comment réagiront-elles si les aigles USA mettent leur projet belliciste à exécution ? Qui se rangera aux côtés des uns, qui aux côtés des autres ? Les blanches colombes ont-elles encore une chance de se faire entendre, ou se sont-elles déjà fait pigeonner ?

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