C’est pour cela…

Françoise Houdart,

On l’a assis sur une chaise devant la porte-fenêtre grande ouverte qui donne sur le jardin. C’est un petit garçon au visage grave qui porte un béret bleu foncé remonté sur le front. ‘Marine Kids’.

C’est l’hiver encore ici. Winter ni blanc ni gris ; un hiver pataud, un hiver qui piétine sans jamais choisir son camp entre le sombre doux et le froid lumineux. Un hiver croisé, métis.

Comme lui.

Ce matin, février crachote sa petite toux sèche dans la gorge du gamin. Il n’a pas froid ; il respire mal. Un âpre filet d’air lui herse la gorge et joue péniblement ses gammes asthmatiques sur les côtes affleurantes de sa petite poitrine serrée sous le chandail.

Non, fait-il à nouveau comprendre d’un mouvement de tête à sa grand-mère, non, il n’a pas froid. Pas encore.

On l’a assis sur une chaise devant la porte-fenêtre, mais son regard dévale le sentier qui sépare la pelouse en deux continents parfaitement égaux, symétriquement dessinés, équitablement dotés des mêmes massifs de rosiers que le prochain été coloriera en déclinaisons de rouge à l’est de la médiane, de jaune à l’ouest. Au bout du sentier, à la frontière de la grande prairie qui va se jeter comme un océan d’herbes molles contre le muret de l’autoroute, il y a une clôture en fil de fer tressé et un portail. Le portail est peint en bleu. Jamais il n’a pu franchir ce portail. Jamais il ne pourra. Le gamin le sait. Grand-mère n’a accordé aucun amendement à la règle, aucune circonstance particulière, aucun espoir de compromis. Nulle discussion. Nulle dissuasion : le portail ne peut être franchi.

C’est ainsi !

Et c’est là, contre le bleu du portail, que va buter le regard du gamin immobile sur sa chaise, l’enfant vigie dont les pieds ne touchent pas encore le sol.

Non, non, redisent ses yeux farouches à sa grand-mère qui insiste pour fermer la porte-fenêtre, non… ne ferme pas la fenêtre, c’est peut-être ce matin qu’il viendra ? Peut-être ce matin qu’il reviendra ?…

L’enfant a été un peu malade la nuit passée. Un peu fiévreux. L’asthme est une bête qui profite des désordres de l’âme et des chagrins d’enfant pour se réconforter le souffle. Ce matin, les jambes de l’enfant soutenaient mal le petit corps trop mince.

La pièce où l’enfant est assis est un cabinet attenant à la salle de séjour. On y range les choses dont se lassent les adultes inconstants qui peuplent la maison : vases déchus, horloges amnésiques, boîtes à chaussures bourrées d’anciennes photographies, de passeports périmés, d’insignes ésotériques et de bas reprisés, livres empilés dont personne sans doute ne se souvient des titres, encore moins des histoires, tableaux en disgrâce, toiles blessées… Une guitare sans cordes. Un fusil de chasse rouillé. Une vareuse qui a fait la guerre – une autre guerre – et qui en porte toujours les traces de terre et de sang. Un monde d’éclopés échoué dans les encoignures des meubles, dans les plaies des fauteuils éventrés qui attendent là, serrés l’un contre l’autre, l’improbable compassion qui les livrera à l’incinérateur ou à l’atelier du restaurateur. Monde d’hier en calme hibernation…

Une porte s’ouvre de temps en temps derrière l’enfant. Un flot de lumière jaune déferle dans la pièce jusque sous la chaise où l’enfant est assis. Sa grand-mère lui pose un châle sur les épaules et lui sourit. Surtout ne te laisse pas surprendre, lui dit-elle en lui posant un baiser sur l’oreille. Ne quitte pas le portail des yeux. L’enfant fait non de la tête. L’enfant frissonne sous le châle.

Non, non, il ne faiblira pas ; c’est peut-être…

Lorsque grand-mère se retire, elle referme la porte avec une infinie douceur, et le silence retombe comme un nuage de mousseline sur le visage de l’enfant qui veille et qui attend.

De l’autre côté de la porte, là où se tiennent les adultes, commence le monde bruyant qui gravite autour du poste de télévision. C’est un astre qui ne s’éteint jamais, une nova agitée en son centre de saccades sonores et d’images cryptées dont émanent parfois, dans la froide assurance de leurs noms, les faces terribles du Destin : Saddam… Bush… Ben Laden… Bush… Bush… Bush… Les adultes aussi parlent souvent très fort, très violemment. De l’autre côté, les voix se défient. Les voix se heurtent, rebondissent et se brisent contre la porte. Les mots aussi. Parfois, quelques mots glissent sous la porte. Les plus rebelles à la prière, les plus insensibles à l’effroi. L’enfant les reconnaît : ce sont les mots des bulles de ses bandes dessinées. En dessous des bulles, il y a des personnages au visage carré, aux yeux perçants sous des casques vert et brun. Des masques avec des trompes qui font penser à des tapirs qui marcheraient sur leurs pattes de derrière. Il y a des fusils qui crachent de belles gerbes bleues zébrées d’orange. Et des oiseaux sans ailes qui tombent d’un ciel blanchi comme si tout un peuple tendait un immense linceul devant la face d’un soleil impuissant à rassurer la vie.

L’enfant les reconnaît, les mots guerriers, les va-t-en-guerre qui glissent sous la porte et qui se sauvent ensuite par la porte-fenêtre ; il les reconnaît, les mots qui dévalent le sentier du jardin et qui vont se jeter sur la grille du portail ; les mots qui escaladent le bleu de la frontière entre ici et ailleurs et qui sautent par-dessus, qui le franchissent pour foncer droit devant, traverser la prairie comme des rats hallucinés devant l’eau ou le feu, rebondir par creux et par bosses jusqu’au rivage de l’autoroute et de là…

C’est pour cela qu’il ne parle pas.

Pour que ses mots à lui ne rencontrent pas ces mots-là sur le tapis du petit salon de ce côté-ci de la porte. Pour que ses mots à lui, les doux, les ignorants, les sans défense, n’affrontent pas les mots musclés des hymnes exaltés au pas rythmé des troupes. C’est pour cela… Et pour qu’ils ne se battent pas jusqu’à ce que silence s’en suive et que s’éteigne la voix qui chantait dans la nuit au chevet d’un enfant qui pleurait, parce que le soldat qu’il avait vu partir dans la grosse jeep militaire il y a deux jours – il y a deux siècles ? – avait le visage carré de son père et les mêmes yeux perçants sous le filet du casque vert et brun.

C’est pour cela qu’il ne parle pas.

Parce que ce matin, peut-être, le soldat reviendra et qu’il sera le premier, lui, l’enfant assis sur sa chaise devant la porte-fenêtre qui donne sur le jardin, à le voir ouvrir le portail bleu tout au bout du sentier ; et qu’il sera le premier à courir, pieds nus, vers lui qui viendra ; courir avec son béret Marine Kids sur la tête ; courir malgré ce rien de souffle qui fait se tordre son sourire ; courir avec tous ses mots de bonheur gardés pour lui au creux de sa poitrine, et qui déborderont, qui jailliront enfin de ses lèvres, ses mots de deux syllabes, ses mots de petites notes claires, de plumes de colombe, de copeaux de papier ; ses mots…

Et même si on lui ouvrait de force la bouche…

S’il revenait ?

C’est pour cela.

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