Read my lips, ou American Psyché

Yves Wellens,

« Quand j’étais le nègre de Ronald Reagan, j’ai eu l’idée de lui jouer un tour pendable, mais je ne l’ai pas mise à exécution : il m’arrive de le regretter. R.R. avait fini par m’excéder en se vantant, un peu trop à mon goût, de ne pas travailler beaucoup. D’un côté, si l’on considérait ses capacités effectivement limitées dans la plupart des domaines, cela valait sans doute mieux ; d’un autre côté, je ne pouvais accepter que le job d’un Président soit vu comme une espèce de formalité n’impliquant pas un investissement de tous les instants. Cela dit, Reagan agissait de la même manière qu’à l’époque où il était gouverneur de Californie, dans les années 60 : il déclarait ouvertement alors qu’il ne venait à son bureau que quatre heures par jour (en général, de 10 à 14 heures), car, au-delà, cela lui paraissait être donner des gages à la routine et à la bureaucratie. Je n’aimais pas cette sorte de continuité-là. Bien sûr, cela donnait une image de grand dynamisme, puisque Reagan était assez habile et avisé pour gommer son ignorance et son manque d’assiduité. Mais il était indéniable que son talent de communicateur ne pouvait suffire à assurer la fonction : il fallait abattre un sacré travail derrière lui…

« Un jour donc, n’y tenant plus, j’ai médité le coup suivant : j’aurais écrit un discours sur un sujet particulièrement technique, prononcé par exemple devant un aréopage de sommités scientifiques, et j’aurais veillé, après un début en douceur, à aller crescendo dans l’exposé. J’aurais veillé aussi à finir une page du discours avec une formule comme : « Mesdames, Messieurs, j’en arrive à présent aux solutions qui, comme je crois l’avoir montré, nécessitent un grand courage. » Et quand Reagan aurait tourné la page, il n’aurait pu poursuivre la lecture : car j’aurais écrit : « Et maintenant, fils de pute, démerde-toi… »

Ce récit, recomposé par mes soins mais véridiquement lu dans un journal quand l’ancien Président a quitté la Maison Blanche, peut-il être transposé aux circonstances actuelles ? En d’autres termes, George Walker Bush peut-il dire au monde entier : « Je suis en charge des intérêts vitaux de mon pays ; ils sont tels que vous les connaissez ; ils ne souffrent pas de longues discussions ni de longs détours ; il n’entre pas dans mes intentions de les modifier pour je ne sais quelles considérations géopolitiques, puisqu’ils se confondent avec ce qui a toujours fait l’identité et la singularité du modèle de vie américain ; et maintenant, révérence parler, démerdez-vous… » ? Il le peut, bien entendu. Il n’est pas douteux que, dans leurs conciliabules, préventifs ou rétrospectifs, les Bush, les Cheney, les Rumsfeld ou les Wolfowitz s’expriment bien de la sorte. De leur strict point de vue, ils n’ont pas à s’exprimer autrement, étant ce qu’ils sont : et, dans le cas présent, leur être est par surcroît en parfaite adéquation avec ce qui leur sert de pensée. Dans leurs esprits, ne pas approuver l’analyse américaine (peu importe du reste qu’elle se soucie peu des conséquences, à la fois humaines, politiques et géostratégiques des frappes annoncées), c’est tout bonnement s’écarter de la marche de l’Histoire ; ne pas comprendre qu’une guerre sans merci doit opposer le monde libre au terrorisme et donc aux États qui en abritent les parangons et les zélateurs, c’est nier l’évidence selon laquelle ce terrorisme ne veut rien d’autre que l’anéantissement de la civilisation, qu’on la juge d’ailleurs « supérieure » comme un quelconque Berlusconi après les attentats de Manhattan, ou pas. Devant cet « enjeu », des mécanismes mentaux antagonistes, et dont on voit mal comment on pourrait opérer la synthèse, sont apparus entre les « alliés » supposés. Pour les Européens (à la notoire exclusion des Britanniques, qui ont su démontrer, jusque dans leur plagiat d’une thèse universitaire, que des moines-soldats doivent aussi être des moines copistes…) » on ne saurait condamner sans preuves ; pour les Américains, qu’il y ait des soupçons, des présomptions voire simplement des faisceaux convergents d’indices (et d’une manière plus générale, quel que soit le degré de pertinence – mineure, formelle ou irréfutable – d’une « preuve ») suffit, puisque, dans ce cas, les éléments ne peuvent manquer d’être probants puisqu’ils vont tous dans le sens qu’on leur assigne (la réapparition de Ben Laden dans ce contexte est on ne peut plus opportune, pour regonfler les va-t-en-guerre, et apporter les données qui manquaient éventuellement pour contribuer au basculement espéré). En dernière lecture, la différence entre les alliés de si longue date est très simple : les Européens, surtout les plus conséquents d’entre eux au regard du droit international, privilégient la diplomatie parce qu’ils ne sont pas en guerre, tandis que les Américains, ayant annoncé dès le début leurs intentions, en resteront à ce credo inlassablement répété. On ne s’étonnera pas, dès lors, que le syllogisme voulant que, si le tyran de Bagdad a déjà trompé son monde, il doit nécessairement en déduire qu’il peut recourir au même expédient, que ce syllogisme recouvre et finalement submerge toute approche rationnelle de la problématique. Trop de passerelles jetées çà et là risquent d’encombrer, voire de ne plus faire distinguer, la voie royale (ou impériale) à emprunter pour terrasser l’Axe du Mal et couper court à toutes ses diversions. C’est peu dire, au final, que, dans cette logique, les antécédents d’un Saddam Hussein ne plaident pas pour une négociation et que la charge de la preuve lui revient exclusivement : en vérité, les Américains n’attendent littéralement rien de bon d’un tel personnage et n’ont donc à lui offrir que ce qu’ils estiment être son juste dû.

Cela dit, quand un Donald Rumsfeld se pique de tancer la « vieille Europe », probablement déphasée pour toujours, il n’est pas vain de noter les mots d’Yves Bonnefoy, à propos de la dispersion aux enchères de la collection d’André Breton : « Cette collection – mais faut-il la nommer ainsi ? – était de ce fait la poésie, radicalement. Or, c’est du regard de la poésie que beaucoup dans l’heure actuelle ne veulent plus ». Et plus précisément encore : « Sachons au moins prendre mesure, aujourd’hui, de ce qui à peine se dissimule dans ces annonces de ventes, de catalogues sur papier ou sur CD-ROM, dans ces bulletins de souscription avec indication du montant de la remise, dans cette évocation de « lots » de dossiers et d’albums dont le nombre semble se perdre dans le mauvais infini : ce que veut le plus la spéculation commerciale, c’est éradiquer jusqu’au souvenir de tout ce qui est aimant et libre. » (Le Monde du 5 février 2003) – c’est moi qui souligne.

*

Le récit avait pourtant tout pour plaire. Pas seulement sur le papier, d’ailleurs : les droits d’adaptation au cinéma et au théâtre faisaient l’objet d’enchères acharnées, dont l’issue, il est vrai, restait suspendue au développement de la polémique en cours (il faut tenir pour nulle l’hypothèse selon laquelle cette polémique aurait été sciemment montée de toutes pièces pour susciter cette sorte de concurrence). C’est un récit dont les chroniqueurs les plus qualifiés se sont plu d’emblée à souligner l’envergure et, d’un point de vue strictement fictionnel, à célébrer l’incontestable grandeur. L’intrigue a été immédiatement vue comme un modèle. Elle est certes solidement charpentée ; plus précisément, chacune de ses facettes est comme tirée au cordeau, toutes ses fondations sont étayées par une admirable disposition des masses, qui induit une composition où tous les éléments, sous leurs dehors en apparence disparates, sont merveilleusement agencés : bref, c’est une construction d’une grande intelligence, savant et miraculeux équilibre entre chacune de ses parties et le tout qu’elles deviennent en se mesurant l’une à l’autre. La puissance d’évocation du récit est prodigieuse ; l’époque que l’auteur décrit est restituée sous des angles variés, ce qui donne l’illusion d’une totalité ; quant au choix du conflit qui traverse le livre entier, on n’a pas de peine à considérer, comme le veut l’auteur, qu’il est emblématique du temps qu’il aborde. Les personnages, dessinés avec netteté jusqu’à la moindre silhouette, ne se laissent pas oublier : certains, même s’ils demeurent en retrait, sont flamboyants et mériteraient un plus long développement ; d’autres sont consumés par une sorte de flamme intérieure qui n’éteint jamais notre estime pour eux. Surtout, les protagonistes principaux, qui vivent une histoire a priori plus grande qu’eux-mêmes, se hissent pourtant à sa hauteur par l’intuition et une sorte de sublime abnégation.

Les critiques, qui attendaient depuis longtemps cette nouvelle manifestation de l’auteur, ne ménagèrent pas les éloges ni les commentaires laudateurs pour saluer non seulement la confirmation de son génie, mais surtout la démonstration que son talent unique pour peindre les caractères s’était encore amplifié. Pourtant, même dans les chroniques ou les feuilletons les plus enthousiastes, quelques remarques, comme négligemment posées d’une plume désinvolte, pouvaient indiquer une lecture plus mordante et non dépourvue d’une certaine irritation. Leurs rédacteurs les avaient-ils semées de la sorte pour assurer qu’ils n’étaient pas dupes, mais que le temps n’était pas encore venu de régler les comptes ? La réputation encore intacte de l’auteur les avait-elle dissuadés d’aller plus loin ? En tout cas, si on prenait la peine de pointer ces diverses notes négatives et de les rassembler dans un ordre bien choisi, il était indéniable qu’on obtiendrait les moyens de mener une rude charge contre lui. C’est ce que fit un chroniqueur d’un journal californien ; et ce fut le signal d’un retournement complet de tendance.

Dans son article, le chroniqueur relevait que, dans le mouvement d’ensemble du livre, l’auteur restait absolument fidèle aux canons du rêve américain ; mais il y pointait aussi, avec une grande finesse et même une sorte d’admiration, les allusions qui ne pouvaient manquer de s’appliquer à la situation que traversait l’Amérique en ce moment. Dans un premier temps, l’auteur semblait retrouver l’esprit des pionniers aux prises avec des espaces hostiles et qui, littéralement, le soumettent à leur vision du monde. Les morceaux de bravoure presque obligés d’un tel récit, qui font à ce point partie intégrante de la psyché de chaque habitant du pays

qu’ils en deviennent des figures de style, y figurent tout naturellement. Le procès intenté à un pauvre hère accusé à tort, et le sermon prononcé par le prêtre sur la nécessité de préserver l’intégrité de la communauté contre l’influence extérieure s’étendent chacun sur plusieurs chapitres et ne dérogent en rien aux lois du genre. Mais, par un art consommé de la litote, l’auteur intègre aussi dans sa somme des éléments qu’on qualifierait de perturbateurs, si seulement il les développait. Ils ne sont toutefois présentés que comme des incisions, sans effet majeur sur le cours du récit proprement dit, mais distillées comme des sortes de repères. L’auteur décrit ainsi en quelques pages l’hystérie qui s’empare d’une ville et le déferlement de haine qu’elle engendre envers ceux qui s’opposent aux idées dominantes ; il fustige en peu de lignes la folie de certains dirigeants de manufactures qui, dévorés par l’attrait de gains fabuleux, rachètent sans compter des concurrents et accumulent les dettes, jusqu’à truquer des bilans, avant d’être poursuivis par la justice ; pis encore, l’auteur traite avec une grande ironie le moraliste de l’époque et sa prétention à écarter les brebis galeuses de ce genre, sans que le système, déclaré une fois pour toutes excellent, qui les admet en son sein doive être en quoi que ce soit réformé ; il s’indigne en passant de la vassalité de quelques hobereaux à l’égard d’un seigneur sans culture, et manifestement enclin à déclencher des guerres sans justification ; l’auteur, méditant sur la versatilité de l’opinion, ne fait pourtant pas mystère des profonds désaccords qui peuvent l’opposer à ses gouvernants, et se pique de réprimander ceux-ci sur leur manque de souci des conséquences de leurs menées et de leurs visées ; par ailleurs, des historiens ont contesté que le conflit décrit entre plusieurs familles pour le contrôle et l’accès au principal point d’eau de la région ait eu une telle influence sur l’époque qu’il décrit par ailleurs si justement.

Les semaines suivantes, comme réveillé d’un mauvais rêve, les chroniqueurs si flatteurs revirent leurs copies et rivalisèrent de verve pour se rattraper aux branches, comme on dit. L’auteur fut pris à partie nommément, désigné à la vindicte des milieux les plus réactionnaires et sommé de s’expliquer sur certains aspects déclarés particulièrement sordides de ses livres et de sa vie. On commença à le traquer ; des portraits de lui parurent dans tous les journaux et à la télévision : et il faut convenir qu’ils étaient plutôt présentés comme des avis de recherche. Mais l’auteur ne se cachait nullement ; il menait une existence aussi simple et limpide que possible. Il laissait ses contradicteurs se déchaîner contre lui, exagérer à i’envi leurs griefs qui, de toute façon, se contredisaient souvent. Il ne semblait pas douter que quelqu’un, tout imprégné des vertus de la tolérance, qu’il désignait lui-même comme le signe distinctif des vrais patriotes et comme l’apport majeur de son pays au monde, prendrait son parti et défende son œuvre dorénavant si piétinée. Nul ne parut, cependant. Et lui-même, en définitive, ne s’en étonna pas.

Pendant toute cette période où le pays resserrait les rangs, l’auteur, lui, ne desserra pas les lèvres.

Alors, il fallut bien émettre quelques hypothèses sur le silence auquel il se tenait. On finit par conclure que c’était sans doute son dernier récit et qu’il avait désormais achevé son œuvre. D’ailleurs, on savait que la maladie gagnait sur sa résistance. Et, en dépit de toute la frénésie et de toutes les imprécations régnant et gouvernant les esprits, il fallait bien convenir que quelque chose de son pays allait partir avec lui.

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