Et la nuit est soumise

Et l’alizé se brise…

J. Brel

L’autre fête, c’était plutôt un entraînement pour aujourd’hui. Tout comme aujourd’hui pouvait être un tremplin pour de plus grandes choses à venir… Mais il ne fallait pas penser trop loin, sinon elle finirait par être déçue, comme cette fois où elle s’était mis en tête l’idée de devenir assistante de saint Nicolas. Ça n’avait finalement pas été possible. Aujourd’hui était de toute façon un événement assez important pour se suffire à lui-même : elle allait danser au mariage de sa tante. Pas seulement danser ! Un play-back ! Elle connaissait tous les mouvements et toutes les paroles par cœur, elle imitait très bien Alizée, tout le monde le lui avait dit. La fête de l’école lui avait fourni son lot de compliments, et même une grande de sixième était venue lui dire que c’était bien. Ce soir, elle demanderait qu’on passe le CD et alors elle danserait devant sa tante et devant ses cousins, ses cousines, peut-être même devant des gens qu’elle ne connaissait pas, avait dit Maman.

Maintenant, il fallait se tenir calme parce qu’on était à la messe et que Jésus n’aime pas les enfants difficiles. Ça, c’est Bonne maman qui l’avait dit, puis elle lui avait donné un euro pour la quête. « Si tu es sage, je t’en donnerai un deuxième, mais pour ta tirelire celui-là. » Alors elle levait les yeux vers ces voûtes trop hautes pour accueillir vraiment les hommes, elle essayait de se remémorer une fois encore les paroles de la chanson : « C’est pas ma faute… Et quand je donne ma langue au chat… Je vois les autres… Tout prêts à se jeter sur moi… » Le plus difficile, c’était de dire très vite « éloélitéa, moi Lolita », sinon ça allait pas mal. Il y avait aussi ce passage étrange mais qu’elle aimait bien : « Quand je rêve Lo, c’est LoLa qui saigne », ça faisait penser à ce que racontait justement le prêtre à propos de sang. Elle aussi, quand elle serait grande, elle se marierait et ce serait bien pratique parce qu’elle pourrait elle-même exécuter la danse de mariage ! Elle aurait une robe qui tourne et blanche comme celle de sa tante mais avec des manches longues, parce qu’il fait froid dans les églises, et que ce n’était pas si joli tout à coup cette chair de poule sur les bras de la mariée. Le décolleté, ça oui, il faudrait impérativement le garder puisque même les anges de plâtre semblaient prendre plaisir à se pencher dessus. Pour les cheveux toutefois, elle n’avait pas à attendre ni à envier qui que ce soit, elle les avait plus longs que ceux de sa tante, incontestablement. Une jeune fille doit avoir les cheveux longs si elle veut trouver un mari. Et il fallait bien trouver un mari si elle voulait porter un jour une robe comme celle-là, avec des volants.

Bonne maman qui pleurait tout à l’heure, ce n’était pas parce que c’était trop long, c’était juste l’émotion. À présent, elle rit à gorge déployée, la messe est bien finie et le vin d’ici n’évoque rien d’autre que le vin. Elle boit. Elle porte des toasts à la salle si superbement décorée. Le marié lance des discours qu’il ne termine pas et la mariée laisse reposer ses cernes sur les deux pointes de son sourire. Où est passé le CD ? Il faudrait demander à Maman mais le flot de sa parole semble intarissable, nulle faille qui permette de s’immiscer assez poliment… Peut-être dans la voiture ? Elle pourrait demander à son père bien sûr, mais le risque de la réponse la décourage : un « Je ne sais pas. Demande à ta mère » s’annonçait comme le meilleur et le plus probable des cas. Il fallait se dépêcher pourtant : l’alcool coulait à flots et bientôt plus personne ne serait en mesure de lui répondre, ni même de regarder sa danse, d’ailleurs.

« Allons voir le monsieur de la sono… Excusez-moi, Monsieur, dans vos disques, vous avez Alizée ?

— Alizée ? J’sais pas… Elle chante quoi comme chanson ?

— Moi Lolita.

— Ah ouais, j’crois que j’dois avoir ça ! Tu voudrais qu’on la mette ?

— Oui, c’est pour mon spectacle. »

Alors les lumières s’éteignirent et l’homme fit une annonce micro :

« Mesdames et Messieurs, attention ! Attention ! Pour vous ce soir la petite Sylvie va interpréter Lolita ! Tonnerre d’applaudissements, Mesdames et Messieurs ! »

En fait d’applaudissements, on entendit surtout les sifflements de l’oncle Gérald et le regard interrogateur d’une mère qui avait subitement l’air de se demander ce qui pouvait bien passer par la tête de sa fille :

« Sylvie, enfin, n’embête pas les gens ! »

Mais la musique avait déjà commencé et Sylvie sentait Lolita prendre possession de sa voix, de ses membres :

Je m’appelle Lo-lita. Lo ou bien Lola, du pareil au même…

Depuis le matin elle pensait à ce moment. Bientôt, les visages de l’assemblée commencèrent à se tourner vers ce petit corps dansant :

Je m’appelle Lo-lita

Lo de ville aux amours diluviennes…

On se mit à frapper dans les mains. Le cœur de Sylvie battait à coups redoublés sous sa poitrine inexistante. Elle sentait la chaleur de la foule. Elle sentait bien tout à coup comment Lola peut saigner alors que Lo rêve de passer à la télé. L-O-L-I-T-A. Elle sentait bien tout ça. Alors elle ouvrit les yeux et elle vit sa tante, ses cousins, ses cousines et les gens qu’elle ne connaissait pas. Elle vit Maman qui riait. Elle vit Papa tout là-bas en train de se resservir un énième verre. Elle vit comment l’oncle Gérald l’imitait tout en postillonnant ses miettes de gâteau et il chanta : « La culotte ! La culotte ! » Les inconnus riaient avec lui.

« Non ! Non ! Ce n’est pas comme ça ! » essaya-t-elle de dire.

« Bravo ! » scandait la foule. Le morceau n’en était qu’à la moitié mais l’homme de la sono enchaîna avec Alexandrie Alexandra.

« On l’applaudit bien fort, Mesdames et Messieurs ! »

Comme elle venait de se laisser tomber en pleurs, sa mère vint la relever : « Tu vas être toute sale ! » Oncle Gérald pestait qu’on ait si tôt changé de morceau : « Pourquoi tu t’es arrêtée si vite ? Ça se danse sans culotte, cette chanson-là ! » et il repartit d’un bon rire gras.

Maman rit avec lui. « Oh… intervint la tante mariée, pourquoi tu pleures ? C’est la fête, on est là pour s’amuser !

— Je crois qu’elle est fatiguée… »

Très fatiguée, oui. Et d’autres petites filles dans d’autres soirées, très fatiguées aussi. Cela devrait se savoir depuis le temps : le monde est fatigué et les petites filles pleurent derrière leurs rêves en allés.

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