Pour Eléonore

Je pense que, depuis ma naissance, l’ennui m’a accompagnée. Un ennui qui avait la couleur des ciels de ma Russie natale, un gris blafard, sans grandeur, monotone. On me voyait ensoleillée, plongée dans une activité incessante, mais, au fond de moi, je ne parvenais pas à lutter contre le vide qui m’envahissait. Je m’avançais vers les choses pour mieux me retirer en moi-même ; j’explorais le dehors pour ne pas tomber dans mon désarroi central. Personne, je crois, ne décelait le combat que je menais contre moi-même.

En ce moment, je m’astreins à l’exercice suivant : regardant tomber la neige, je remonte la trajectoire d’un des flocons comme si, en cette ascension, j’allais faire main basse sur les premières notes de ma venue au monde. Quand je parviens à coincer un petit bout de passé, je dépose ce diamant dans ma collection de faits d’enfance. Le plus ancien événement que je perçois avec une précision troublante date de mes deux ans et demi : je crois bien que ce jour-là je songeai à repartir et à ne point honorer le rendez-vous que la vie m’avait proposé. C’était l’heure maudite de la sieste, celle à laquelle la puéricultrice faisait tomber la nuit en plein jour. Les enfants disparaissaient dans leur sommeil, je me cognais à une peur qui se conjuguait à la montée insidieuse de l’ennui. Pour éconduire cette peur, je grimpai dans le lit de ma petite voisine et me mis à écouter son sommeil. Je l’enviais de pouvoir partir ainsi, de lâcher si facilement les amarres, je lui en voulais aussi de me laisser sur l’autre rivage. Un sentiment d’importance me traversait à l’idée que moi seule faisais face à la vie alors que les autres pactisaient avec son retrait. Dans la pénombre, ma petite voisine semblait dormir pour l’éternité. J’écoutais l’existence allongée sur sa mise en veilleuse, j’écoutais les craquements d’un après-midi qui ne finirait jamais, j’écoutais la respiration de tous ces enfants qui partaient dans des régions où je n’habitais pas… C’est au sommet de cette auscultation attentive qu’un irrépressible besoin de vomir s’empara de moi. L’oreiller d’abord, les petits poings serrés, les cheveux blonds de ma petite voisine ensuite furent bientôt recouverts d’une matière à la fois solide et liquide. Je vomissais mes peurs, la mort de la lumière et des sons, je vomissais l’univers pour qu’il reprît vie au-dehors, je vomissais les songes que je parquais dans l’enclos de la veille… Je pensai que je rejetais une partie de moi à l’extérieur, que je finirais vite par me vider de moi-même, je pensai que les deux anthracites de la Russie se déversaient dans ma bouche, je pensai que ma petite voisine continuait à naviguer en elle, protégée par l’écrin de son sommeil. Moi qui reçus une éducation où le christianisme n’eut aucune part, je connus la honte. Pas la honte comme idée, comme luxe mental, mais la honte comme réalité émotive, comme évidence du corps. Si la pièce ne s’était trouvée au rez-de-chaussée, je pense que j’aurais sauté dans le vide, mettant fin à ma carrière vitale à l’âge de deux ans et demi. Au creux de ma honte, une perle noire rutilait : avoir maculé la beauté de ma petite voisine, avoir saccagé sa chevelure aux rivières d’or. Quant aux cris qu’elle poussa en s’éveillant, ils me plongèrent dans une épouvante qui ressuscite à chacune de leur évocation. Peut-être avais-je voulu dire quelque chose à mon amie endormie, peut-être les mots ne réussissant pas à sortir avaient-ils fait place à un flot de non-mots en furie… J’ai beau tenter de forcer ce souvenir pour voir ce qu’il cache en amont, il fait obstinément barrage, tel un menhir obstruant le bout du chemin. Depuis lors, je suis obsédée par la beauté – moins par celle qu’on me prête que par celle des femmes qui me foudroient –, par les jeux qu’elle se lance à elle-même, par le tort que je lui ai fait ce tragique jour de sieste. Quand, dans les boîtes de nuit, les cafés, je me laisse envoûter par l’une ou l’autre créature au charme subtil, c’est aussi à ma petite voisine que je m’offre, dans l’espoir de réparer le dommage que je lui ai infligé.

On n’a que peu idée de ce qui circule en une personne lorsqu’elle trompe son ennui en éveillant les lieux du désir et de l’amour. Le jour où je sus que j’avais séduit la belle H. H., c’étaient tous les fleuves, toutes les mélodies de mon enfance qui avaient pris possession de mon corps. Depuis que le hasard d’une garderie au rez-de-chaussée m’avait contrainte à choisir l’existence et non la mort, j’avais trop de vies diverses qui s’ébattaient à l’intérieur de moi, comme si, ayant risqué d’être prématurément arrêtée, la vie s’était prémunie d’un possible retour du danger en se démultipliant. Redoutable joueuse d’échecs, H. H. ne veut occuper dans la vie que le rôle de reine. Elle n’aperçut que fort tard le fait que, non seulement je ne me pliais à aucune règle, mais que surtout je ne jouais pas dans la cour des stratégies et des manipulations haut de gamme. Je n’aborde pas la vie en me tenant à l’extérieur de son périmètre, je ne radiographie pas les faits et les actes sous l’angle étroit des moyens et des fins. Ma séduction, mes emballements, mes choix, mes passions ont le sérieux, la vérité de ce qui concourt à l’édification d’une œuvre. Si bien qu’en ma présence, H. H. dut modifier le répertoire des conduites et des gestes qu’elle avait peaufiné avec soin, inventer un autre visage à l’amour. Souvent, lorsque la contrariété la gagne pour des raisons extérieures à ma personne, elle m’appelle Loi, et le ton abrupt qu’elle prend pour lancer ce monosyllabe me plonge dans ce même désarroi qui engloutissait l’héroïne de Duras. Dans cette chute du « ita », je perds ma Russie lointaine, mon passeport existentiel, mon fonctionnement psychique à plusieurs bandes. Une image résume à elle seule toute la chose : par l’usage de cette abréviation somme toute anodine, elle cloue mes deux ailes de papillon sur son damier vital. Le tout est d’attendre la réapparition de mon prénom entier, puis d’amener H. H. à gagner des zones sentimentales où les lois offensives et défensives des échecs n’ont plus cours. M’étonne toujours l’obstination dont les gens font preuve dans leur volonté d’exporter dans tous les domaines de la vie ce qui ne vaut que dans une région bien délimitée, comme si un seul mode d’emploi pouvait être étendu des caves aux greniers de l’existence. Loin de déroger à cette tendance, H. H. y excelle. Je préfère mon ennui informe, troué de quelques peurs tenaces, bousculé aussi par l’ivresse amoureuse, par les grandes croisières sentimentales, à cette vitalité quadrillée en soixante-quatre cases.

La première fois que j’ai vu H. H., le soir avait une densité proche de celle qui annonce l’orage ; j’eus l’impression que la nuit montait très vite, sans se donner le temps de savourer ses prémices, à la manière de ces amants qui fusionnent en un éclair, sautant le prologue, voire le premier acte. J’arrivai à la fête organisée par T. avec l’agréable sensation de ne pas participer à ce mouvement d’accélération qui empêchait le temps de donner toute sa mesure. Moi qui voulais m’assurer une entrée discrète, je connus une réception bruyante et triomphale. R., qui me courtisait depuis des années, campa pour la xième fois sa scène de séduction, persuadée que mon refus n’était qu’une coquetterie destinée à masquer mon attirance. Je comptai les trente-six perles qui composaient son collier et pensai qu’elle disposait encore de trente-six méthodes pour me séduire. Depuis l’enfance, je pratique des analogies sauvages entre des chiffres et des événements, cravachant mon ennui par des calculs que d’aucuns trouvent aberrants. |e pris rapidement congé des convives éméchés et sortis dans l’immense jardin qui ceinturait la maison de toutes parts. La nuit avait acquis un noir instable, capricieux, lequel s’ornait de poches de clarté aussi soudaines qu’éphémères. Je ne vis d’abord rien, mais sentis une présence pleine, aiguë, quoiqu’on dérobade. Je dénouai mes cheveux, m’installai dans le spectre lumineux que dessinait la lune et attendis que la nuit me découvrit un autre de ses visages. Une main frôla mon dos comme pour s’assurer que ma présence n’était pas un songe. Lorsque la femme se posta devant moi, avec cet aplomb subtil qui, d’emblée, me subjugua, lorsqu’elle s’approcha de moi, faisant rouler ses boucles blondes sur mon visage, j’eus la nette impression que le jardin s’absentait pour ne gêner pas notre rencontre. Il n’y avait pas à méditer les choses par la réflexion, à se tenir à l’écart de ce qui advenait : on eût dit que la femme mettait tout en place, dirigeant une action qu’elle ne contrôlait pourtant plus, dressant un récit qui s’écrivait à la fois avec nous et sans nous. H. H. avait surgi avec la beauté d’un météore ; moi qui me grisais de tout ce qui venait du ciel me laissai mener au cœur de sa danse. Je lui offris mes lèvres que, de son majeur, elle caressa ; nos bouches eurent à peine le temps de se murmurer bienvenue que, déjà, elles se refermaient l’une sur l’autre. Elle but ma Russie perdue, mes craintes, mes doutes, mes sanglots, elle traversa les zones que j’avais laissées en jachère, je lui donnai le tout du monde en un baiser. H. H. avait la virtuosité des étoiles qui, en leur surgissement, ne peuvent qu’embraser le ciel.

Je m’appelle Lolita, même si H. H. s’arrête parfois à Loi ; j’appelle un amour un paysage, une bouche une oasis, un sourire une clairière, même si mon amante n’y retrouve pas sa structure aux cases ordonnées ; j’appelle la vie pour qu’elle sache que je l’accueille sans rien lui demander ; j’appelle H. H. pour qu’elle grimpe dans son prénom et son nom entiers, pour qu’elle ne mutile pas ses rêves et ne se verrouille dans son échiquier ; j’appelle les mots qui sont restés en Russie, ensevelis sous la neige, et que ma bouche déguste sans les prononcer ; j’appelle des géométries où nos circonférences murmureront à l’infini les décimales du nombre pi ; j’appelle les chevauchées sauvages que H. H. libère en ses désirs les plus aigus… Je ne tiens pas un journal, je tiens ma vie debout. Je me confie moins aux pages blanches qu’elles ne me chuchotent leurs secrets. H. H. soutient qu’en amour, toutes les opérations ne sont pas commutatives. Autant me dire qu’on peut calculer sans chiffres ou nager sur le sable sec. Je ne tiens pas à l’exactitude maniaque dans le compte rendu des faits, à dresser le catalogue de mes conquêtes, de mes sommets érotiques, mais à rendre avec précision l’intensité, les courbures du vécu. J’écris comme certains débroussaillent leurs terres, puis les fertilisent : sans plan préconçu, sans rejeter ce qui a l’apparence de l’ivraie, sans me concentrer sur la seule surface en préservant les profondeurs. J’écris comme je fais l’amour, à la fois très concentrée tout à l’intérieur de moi et hors de moi-même, à la fois à la pointe du présent et dans les mailles du temps. J’écris pour le frère de mon amante, qui s’appelle Loujine et pense être immortel, sa vie ayant toujours quatre coups d’avance sur la mort. J’écris pour combattre la honte d’avoir humilié la beauté nue et endormie de ma petite voisine, pour qu’il n’y ait de sieste qui ne soit le rendez-vous de l’amour. J’écris pour voir les yeux de H. H. se parsemer d’étincelles dorées qui brûlent ce qu’elles touchent, l’écris pour donner un lieu à ce à quoi l’on ne donna aucune place. J’écris pour allonger mes souvenirs interdits sur des plages de sable rose.

Je pense que la complicité très particulière que H. H. et moi avons nouée vient de ce que j’introduisis dans l’armature de son jeu d’échecs la licence mais aussi la rigueur du poème. Je pense qu’en sa présence la Russie coule à nouveau en mes veines, que lorsque H. H. s’avance joueuse, impériale ou sensuelle, c’est une Russie à l’unisson de ses humeurs qui me pénètre. À travers les femmes qu’elle conquiert, c’est la vie que H. H. veut séduire, c’est sa mère qu’elle désire émouvoir, si bien qu’en un amour, elle ravive toute la galerie de ses passions antérieures. Moi, c’est le baiser de l’enfance que je rêve d’obtenir. Le baiser que l’enfance se donne à elle-même, faute de le recevoir d’ailleurs. Le baiser qui arrondit les lèvres jusqu’à dissuader les larmes.

Je suis Lolita pour moi-même ; je suis Loi, Lolita, le Soleil et la Lune pour H. H., « la lumière de sa vie, le feu de ses reins » comme elle me l’a écrit il y a peu ; je suis une séductrice au talent hors pair pour les autres. Je sais que les deux L de mon prénom, semblables à deux ailes, ont dès le début percuté la tour, le fou, le petit cheval de mon amante et revêtu d’une corolle son allure de reine. Je sais que les trajectoires de H. H. ont l’imprévisibilité des comètes, même si elle pense les ordonner dans ses soixante-quatre cases. Je sais que ses pions peuvent aller dans les deux sens, accélérer leur course, faire tomber une tour, puis goûter les joies d’une éphémère résidence.

Je me transporte vite dans les êtres ; peut-être suis-je si peu en moi, si souvent décentrée que je n’éprouve aucune difficulté à me glisser dans les pensées et vécus des autres. Petite, mon père me disait qu’un bon chimiste est celui qui, le temps de ses expériences, parvient à devenir les molécules qu’il étudie dès lors en quelque sorte de l’intérieur, qu’un bon nageur ne fait plus qu’un avec les vagues qu’il fend, qu’un astronome de talent se projette dans les étoiles qui le fascinent. J’en ai conclu que l’amour c’était vivre comme du dedans les états d’âme que l’autre traversait : l’on vit deux fois, puisque l’on s’exporte en l’autre sans cesser de résider en soi. J’ai été soulagée à l’idée que ma capacité à entrer dans mes proches s’en tenait généralement à une personne : je m’imaginais mal colporter une dizaine d’existences en moi, en sus de la mienne. H. H. ne s’encombre pas de ces chimères : à ses yeux, sur chacune des cases de l’échiquier, se loge une et une seule figure et non des figures superposées. Aujourd’hui, je me demande si le devenir qui s’opère n’a pas lieu dans les deux sens, si la molécule ne se métamorphose pas en chimiste lorsque le second se change en la première, de sorte qu’ils se rencontrent comme à mi-parcours… Aujourd’hui, H. H. a séduit R. qui n’a toujours pas réussi à m’émouvoir… La victoire de H. H. (je reprends le terme qu’elle affectionne pour désigner ce genre de fait) se traduit par les hautes vibrations que tout son corps dégage, comme une ivresse qui rend sa présence tout à la fois très dense, très compacte et flottante. D’un fol orgueil, elle aime à dire que c’est le destin qui s’agenouille pour venir manger dans sa main et non l’inverse. Je ne sais si, quelque part, j’incarne son destin et si, dans cette image, je suis celle qui picore ses paumes grandes ouvertes. Aujourd’hui, nous avons fait l’amour en conjuguant douceur et violence, le printemps et l’été, l’océan et l’éclair. Aujourd’hui, elle m’a appelée Loi mais m’a embrassée « ita », a écartelé mes membres pour rassembler mes sens. Je m’amuse de cette audace qui lui fait dire qu’elle me lit même en fermant les yeux. J’aime cette assurance tranchante qui n’hésite pas à plier le réel à ses exigences, cette détermination farouche par laquelle elle s’assure de toujours garder les commandes. Aujourd’hui, j’ai taquiné sa mythologie d’une reine orchestrant le tout de la scène afin de n’être jamais assujettie. En guise de réplique, de ses lèvres gourmandes, elle a étranglé mes mots. Aujourd’hui, l’amour a traversé le mur du son pour se rejoindre à l’intérieur de lui-même.

La Russie n’est pas une nation, mais une expérience émotive : c’est elle qui rutile lorsque je suis dans les bras de H. H., c’est elle qui monte dans certaines musiques à l’envol en spirale, c’est elle que je rencontre à la croisée de deux images poétiques, c’est elle qui surgit lorsque mon enfance bouscule le temps et pointe sa tête dans le présent… J’ai oublié de dire que je tiens ce journal-nuitnal qui n’en est pas un lorsque je ne tiens pas H. H. dans mes bras, lorsque la Russie menace de s’enfuir dans l’irrattrapable, pour lever un sentiment d’incomplétude, pour m’assurer que Loi à l’envers, lu de droite à gauche, c’est la même chose que Loi à l’endroit… C’est moins le quotidien que j’y couche que l’extra-quotidien. Ce sont des mots qui sont aussi plus qu’eux-mêmes que j’espère convoquer. Au travers de ces confidences, je ne soulève que quelques pans de ma tapisserie ; les autres, H. H. les explore ou ils jubilent d’être laissés dans la pénombre… Entre deux pages constellées de signes, je m’arrête et me berce des mots que H. H. m’a prodigués. Entre deux pages, je recherche les vocables que je n’ai pas réussi à dire à ma petite voisine enfermée dans son sommeil. Entre deux pages, je redeviens la Josué qui arrête le soleil des femmes en les hypnotisant, la princesse qui réveille les Belles au bois dormant.

Lolita, ça fait penser au passé simple du verbe « loliter ». Heureusement, H. H. sait me conjuguer au présent, sans que mon enfance n’occupe le tout de la scène. Je me perds dans les femmes pour me retrouver. Je désarticule la syntaxe de l’ennui à coups d’amours ébouriffantes. Je ne crains pas l’exaltation de l’absolu. Séduire, pour moi, n’est jamais un jeu, mais un mode d’être, jamais une manipulation de l’autre, mais un don de soi. Je traque ce qui en moi émigre vers une Russie mythique. Je n’exacerbe jamais les sens sans aiguiser les joies de l’esprit. Je n’aime pas les femmes qui ont renoncé à leurs rêves d’enfance, qui ont perdu le miroir de leur âme. Je n’aime pas celles qui ont sacrifié leur impénétrabilité, leur jungle d’ombres et de lumières. En d’autres termes, je n’aime pas les gens qui hoquettent dans la vie au lieu d’aspirer tout l’air des deux. H. H. me donne l’impression de n’être venue pas au monde en une fois, le jour de sa naissance, mais d’arriver peu à peu, de s’installer chaque jour un peu plus dans la vie. Descartes aurait appelé ça une naissance continuée. Le trouble délicieux qu’elle sème en moi vient peut-être aussi du choix de cet avènement ininterrompu : même si elle est plénière, sa présence est en gestation, jamais figée dans un donné confortable. Je n’aime pas les marronniers qui perdent leurs feuilles alors que leurs marrons ne sont toujours pas tombés. Je n’aime pas les phénomènes de fission nucléaire en amour, leurs réactions en chaîne qui confisquent l’énergie au lieu d’en dégager. J’ai toujours adoré le fait que Beckett ait donné à l’un de ses personnages le prénom de mon père, Vladimir, et l’ait gratifié d’un compère au nom de plante, Estragon. Mon père, lui, abhorrait l’idée d’être confondu avec un clochard métaphysique. J’aime les intensités affectives que H. H. soulève en moi, j’aime sa démarche décidée et rapide, ses grands yeux couleur tilleul-menthe, l’énergie qui la dévore, sa beauté provocante, les mille et une terres qui grondent en elle. J’aime lorsque H. H. s’aperçoit que l’amour saute au-delà des règles du damier et des mouvements répertoriés. J’aime le sourire que ses lèvres laissent sur mon épaule, sur mon cou, sur ma bouche.

Ce matin, H. H. m’a lancé que c’était sans doute parce qu’elle était juive qu’elle appréhendait d’être prise pour le messie. Les femmes qui l’attendent entre deux spasmes d’amour, elle les abandonne au premier carrefour : impitoyablement, elle refuse ce carrousel où elle se sent otage. Avec la soudaineté de l’éclair, H. H. peut descendre très loin en elle, comme emportée par une chute centrale dans ses donjons ; j’ai peur qu’elle ne soit aspirée par ces grands gouffres et qu’elle ne remonte pas ; j’ai peur que les femmes qu’elle charme ne remarquent qu’elle s’est absentée dans des régions qui n’offrent plus de fenêtres sur le dehors ; j’ai peur de ce kidnapping qu’elle s’inflige, de cette séquestration dans les hauts murs de son enceinte. Je ne sais ce qu’elle rejoint lorsqu’elle s’aventure en ces paysages, mais, chaque fois, elle en revient surilluminée, sanglée dans cet érotisme qui la distingue. Elle étend alors ses rayons solaires comme si elle déployait ses ailes tandis que je m’amuse des femmes qui tombent dans ses filets.

H. H. m’a gratifiée d’une morsure qui esquisse précisément la lettre H sur mes lèvres. Ou, peut-être, est-ce un mot impétueux qu’elle n’a voulu me dire qui m’a griffée pour se faire entendre ? J’éprouve une certaine exaltation à me promener avec cet écusson d’amour qui plonge les gens dans la perplexité. J’aime voir leur regard interrogateur filer d’abord distraitement sur mes lèvres, puis s’arrêter sur le H, j’aime entendre leur conseil, leur réserve « Lolita, ne te tatoue pas les lèvres d’un H », j’aime les voir se rebiffer, se cabrer contre ce qu’ils estiment être une forme d’extravagance, une puérilité, j’aime sentir le soleil polir ce H que je balade comme un trophée, j’aime avoir un bout de mon amante tout contre moi et, de plus, sous une forme scripturale. H. H. a tout de la chasseresse qui me décoche ses flèches durant mon sommeil. Enfant déjà, elle se levait avant le soleil pour ne pas être prise sous son joug, pour être son propre maître. Chacun sculpte sa vie avec les armes, les outils, les valeurs qu’il s’invente. Ces derniers jours, je me suis adonnée à une expérience aussi légère que plaisante : j’ai embrassé avec fougue les lèvres de M., de S., de C. et d’I. afin d’observer si je leur communiquais le H ou si je les dotais d’un L. Mais rien ne se passa : seule H. H. avait cet insigne pouvoir de marquer ses proies au fer rouge.

Par moments, j’écris avec le regard de mon père sur mes épaules. Je devine qu’il décèle des chausse-trapes, des jeux de piste, des montages narratifs sophistiqués là où je ne fais que glisser l’écriture sur elle-même, sur une ligne qui fait l’école buissonnière. Moi, je ne veux pas que ma langue vole la vedette à H. H., lui ravisse ses exploits, se taille un costume d’arlequin où sa beauté disparaîtrait. Moi, je n’échafaude pas un dispositif à tiroirs, saturé d’allusions, où toute la bibliothèque du monde serait convoquée. Je laisse à mon père d’avoir été le cruciverbiste du tout des langues, à mon amante d’être celle de l’amour. Moi, j’écris comme un papillon burine, fascinée par les couleurs, les formes qui, autour de moi, dansent, attendant qu’au sommet de la nuit, H. H. et moi nous apprivoisions l’une l’autre, nos quatre ailes n’en formant plus que deux, nos bouches se paraphant jusqu’à l’aube. Je fais moins rentrer H. H. dans mon écriture que je ne plonge la seconde dans la première. J’ai l’ardeur de celles qui réveillent les femmes qui m’attendent et les vocables qui sommeillent. Je glisse sur la peau douce de H. H., puis sur celle de mots en pagaille. Je m’interroge sur les particules intermédiaires qui relient les êtres, sur la nature des forces qui s’attirent, je recherche les bosons de l’amour, les facteurs de symétrie primordiale. Je m’émerveillais de la dextérité dont mon père faisait montre lorsqu’il maniait ses filets à papillons ; je suis éblouie par l’adresse que H. H. déploie pour y faire tomber les créatures féminines les plus rares. C’est, quelque part, pour ce grand sorcier des mots, pour cette magicienne des cœurs et des intensités que je déroule cette tapisserie de phrases. Je sais que mon père aurait été subjugué par la beauté insolente de H. H., par ses anglaises blondes et serrées, par la complexité de ses cartes psychiques qui se double d’une incessante gymnastique cérébrale, par son avidité vitale, par son mélange très particulier d’aplomb et de doute, de confiance et de retrait.

On ne tient pas un journal comme on manœuvre le gouvernail d’un navire : c’est pourquoi ceci n’est pas un journal mais un défilé de pensées, de sensations que je réordonne à la double lumière de mon enfance et de H. H. J’espère que la vie qui soufflait dans les milliers de pages qu’a noircies mon père caracole également dans les miennes, même si leur allure, leurs couleurs, leur musique n’ont que peu en commun. Quand on a failli arrêter sa course vitale à deux ans et demi, chaque griffure du jour par une page, un sourire, un amour compte.

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