Nous voilà donc dans l’ère de Dupont Lajoie

Chantal Boedts,

Des années d’évolution pour en arriver là, pensez donc, entre la pensée caca-pouêt-pouêt déversée à haute dose sur les écrans de télé et le rot bien gras jusqu’à la couenne des fins de repas trop arrosés où les blagues fétides et malsaines se veulent seules pensées et seule subversion, la pensée s’avachit dans ses vieilles charentaises, ces malodorantes charentaises qu’on répugne cependant à porter quand on sort ; elle s’y répand et s’y étire avec le soulagement et la béatitude d’une pensée crapuleuse libérée du carcan de l’exigence. Voici à quoi doit ressembler le visage de cette fameuse « identité nationale », celle qui obsède depuis des années jusqu’à la nausée nos Le Pen, de Villiers, Sarkozy, on sait ce qu’il advint en ce pays lorsque le faciès des citoyens fut sans cesse contrôlé.

France.

Intérim.

En quête d’un travail. Tel est le lot du plus grand nombre. Je croise une meute bien encadrée : « On veut travailler le Dimaaaaaanche ». Le chef leur fait discrètement signe de continuer à crier : « On veut travailler le Dimaaaaaanche ». Précarité quand tu les tiens.

Ainsi va la France !

Ce matin, je suis sorti par l’arrière d’un buisson touffu, mes vagabondages nocturnes sur le gazon de l’hippodrome de Vincennes m’avaient déroulé un peuple de taupes qui faisaient la course en ondulant sous le gazon.

Oh les beaux jours reviennent !

Une bouteille de stout flottait dans la poche de ma gabardine trouvée sur un banc devant Saint-Gérald. Lucy m’est apparue avec ses joues de carpe farcie. J’avais des éclairs d’amour qui traversaient mon globe oculaire, comme un Rouletabille qui joue au flipper de ses sentiments, non, mon cœur pavé de bonnes intentions ne pouvait que désirer une sarabande, alors Lucy, la femme que m’était destinée par la lune, ouvrit son four édenté, une bande sonore s’est échappée comme un parchemin éraillé qui se mit à danser dans l’oxygène actif, je n’arrivais pas à rattraper la moitié des croches, les octosyllabes dansaient autour de la banderole et mon cœur séduit par ses bouts de mots vagabonds se mit à faire un tic-tac d’horloge suisse.

Un entretien. Encore. Inutile. Il a un regard si faux-cul. Il me dit que j’ai un profil « Trop, enfin, euh, trop, enfin, euh, trop, euh, trop… »

Radio Courtoisie. De Villiers dit qu’il y a « trop d’Arabes, de Noirs, de Turcs, d’étrangers, d’Europe, de plombiers polonais… »

France Info. Nicolas Sarkozy dit qu’il va créer un Ministère de l’identité nationale ou l’on parlerait aux immigrés de la préférence nationale.

Radio Courtoisie. De Villiers dit que ce n’est pas assez patriotique.

Radio Corbeau. Le Pen dit que la préférence nationale sera sa première mesure.

Dans ma Kaboul rêvée, il y a des grands fruitiers qui cachent des grappes de grenades, des jardins entre quatre murs, des histoires à ne répéter à personne. Car morts sont mes oncles et mon père, j’ai lâchement laissé ma mère et ma sœur, tournant le dos, les yeux secs et l’âme grise de ne pas les avoir prises dans mon briska d’évadé. Je me réveille parfois, dans les aéroports le cœur battant au rythme des tapis roulants, avec ce goût de Kaboul de l’intérieur, le sang grandit comme une flaque dans ma bouche, la goupille fleurit dans mes mains sans que je le veuille. Avant d’échouer dans les tourniquets à luggage, comme un Christ maudit à la grande barbe noire, j’ai traversé les plaines kirghizes, mes chaussures oubliaient mes pieds et pourtant j’avais vingt ans et la vie devant moi. Je dormais à la Grande Ourse, petit Poucet rêveur, ignorant dans ma course la poésie lourde des chars, les pleurs des veuves, l’étouffement des sexes violés, je fermais mes oreilles pour ne pas revoir ces cauchemars, dans les chemins vides de sens, je fermais les yeux aussi, le transsibérien passait comme un fantôme qui s’apprivoise, de ma gorge montait le chant de Daïnar, comme lui, exilé, apatride, comme lui, j’aime les Djamilia, les Héloïse, les Judith, les Lilith, dans la grande Mosquée de Cordoue aux colonnes pourpres, j’ai prié pour elles. Lâché mon cœur comme un ballon au vent, il monte, il monte dans la stratosphère, là où se perdent tous les sabirs, les religions, les cumulets du Père, du Prophète et les Vénus de Milo dans les cumulonimbus. Moi, Fawad trente ans, d’Al Qaida Air Line, l’homme nouveau, je vous sers un gin tonie, je vous vends du parfum Lolita Lempicka au tax free, car bientôt je dois vaporiser le grand boucan, le bing du bang, le trip du hop, la grande éclate finale. Viens, prends ma main, Natacha mon hôtesse à s’envoyer en l’air, toi que j’aime sans savoir ce que c’est qu’aimer sinon pour l’avoir entendu chanter, Dalida, caramel bonbons et chocolats, je visiterais avec toi l’envers du cockpit, le Dédale de l’Icare, la dentelle de la jarretelle, le mur de ta Chine et la muraille de mon Berlin, quand enfin, nous bondirons hors de ce monde-là, les pieds à l’envers, broutant le gazon des Stades Teutons jusqu’à devenir petit monsieur et petite madame verte, alors ma chérie en plastique mou, mon petit cachou, nous pourrons rire du ballottement des dents, de la pluie et du vent, car moi, Fawad l’Afghan, je sais depuis le premier clin d’œil de mon premier jour, que les plus grands soleils ne peuvent pénétrer le creux millénaire des cavernes, que l’ombre bleue danse dans la flamme des allumettes, et qu’il n’y a pas plus de Lucifer que de Géant vert. Surtout que le plus agité du bocal d’entre eux m’a dit pas plus tard qu’hier pendant que je méditais peinard mon quatrième attentat : Kibandi mon ombre écoute-moi pour une fois, ce chemin n’est pas pour toi, tu n’as que trois poils au menton et tu te mêles de foutre la merde sur mon globe terrestre, là-dessus, ma chérie, il a mis les pieds sur la table et décroché ses quatre GSM qui sonnaient concomitamment à me faire péter ce qui me reste de système nerveux après les bourrages de crâne que j’ai supportés dans les entraînements pour milices privées je ne peux pas te dire où car les femmes sont bavardes (il continue), je t’ai ouvert l’hospitalité de l’espace aérien des boings/boings, tu as pu survoler tous les grands de ce monde, picorer dans leurs buffets, forniquer avec leurs femmes sans effet secondaire car en contre basquet tu devais mettre un point final à toutes ces fêtes païennes. Or, que nenni, tu argues que ton combat est intérieur, et tu ne mouilles pas ta djellaba ! Tu es le plus grand resquilleur de tous les temps, tu dois sûrement être journaliste. Oh grand Mufti, répondit Fawad l’Afghan dont on ne sait plus maintenant s’il a vingt ou trente ans, je m’en fiche comme de l’an 40, je regarde le Mundial avec ma fiancée trouvée sur le Net, car c’est le symbole de l’entraide des peuples. Crâne d’œuf pourri, chiure de mouche à caca, tu n’es pas programmé pour ça, le match est ailleurs, sous la croûte du vieux cuir de notre vieille terre des hommes, en deçà des images, et mon méchant moi s’y balade avec des antennes digitales qui émettent avec d’autres méchants moi qui gouvernent tout le schmilblick.

Arrête ton discours ringard, ma fiancée du Net et moi-même sommes bien informés, avons vu le film The Island – stop – partons en voyages de noces en Thaïlande – stop – rien à foutre de ta guerre du Vietnam d’après – stop. Là-dessus, le Mufti ouvre large ses bras flasques qui retombent comme des tentures poussiéreuses sur ses babouches, et il se met à gémir, je suis déconnecté, je suis déconnecté, moi pas pouvoir survivre dans un monde sans guerres, sans religions fratricides et sans attentats, je reste en poste, c’est une question de survie pour moi, tu dois comprendre, me vois-tu errer sans but, sans ennemi, sans fatwa ! Pas grave, dit Fawad l’Afghan en sortant son objectif Canon, tu feras la une du Match, du Guardian et du Financial Times.

Depuis des dizaines d’années, cette vieille et nostalgique rengaine, lustrant à jamais le buste putride du Pétain, cette France frileuse enfermée dans ses peurs, incapable d’appréhender ce monde qui vient, ne rêvant plus que de gloires dépassées et de barbelés, cette France moisie, pour reprendre la formule de Philippe Sollers : Elle était là, elle est toujours là ; on la sent, peu à peu, remonter en surface. La France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes. Elle parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats, les usines, à la campagne comme dans les bureaux. Elle a son catalogue de clichés qui finissent par sortir en plein jour, sa voix caractéristique. Des petites phrases arrivaient, bien rancies, bien médiocres, des formules de rentiers peureux se tenant au chaud d’un ressentiment borné. Il y a une bêtise française sans équivalent, laquelle, on le sait, fascinait Flaubert. L’intelligence, en France, est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle. La France moisie a toujours détesté pêle-mêle les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes. Elle joue à se faire peur faute de sortir de sa médiocrité.

Elle a sauvé leur hypocrite face.

Oh, please : rendez-nous Lucie Aubrac !

Je fais un dream.

Je rêve qu’un jour, l’État français lui-même, tout brûlant des feux de l’injustice, tout brûlant des feux de l’oppression, se transformera en oasis de liberté et de justice. Je rêve que mes quatre petits-enfants vivent un jour dans un pays où on ne les jugera pas à la couleur de leur peau ou à leurs origines sociales mais à la nature de leur caractère.

Je fais aujourd’hui un rêve !

Je rêve qu’un jour, même en France où le racisme est vicieux, où certains depuis de nombreuses années ont la bouche pleine des mots « identité nationale », « préférence nationale » et « immigration », un jour, justement en France, les petits garçons et petites filles noirs, arabes, métèques, étrangers, les petits garçons et petites filles blancs, pourront tous se prendre par la main comme frères et sœurs.

Je fais aujourd’hui un rêve !

Nous voilà donc dans l’ère de Dupont Lajoie

Des années d’évolution pour en arriver là. Pensez donc.

Entre la pensée caca-pouêt-pouêt déversée à haute dose sur les écrans de télé et le rot bien gras jusqu’à la couenne des fins de repas trop arrosés où les blagues fétides et malsaines se veulent seules pensées et seule subversion, la pensée s’avachit dans ses vieilles charentaises, ces malodorantes charentaises qu’on répugne cependant à porter quand on sort ; elle s’y répand et s’y étire avec le soulagement et la béatitude d’une pensée crapuleuse libérée du carcan de l’exigence.

Voici à quoi doit ressembler le visage de cette fameuse « identité nationale », celle qui obsède depuis des années jusqu’à la nausée nos Le Pen, de Villiers, Sarkozy. On sait ce qu’il advint en ce pays lorsque le faciès des citoyens fut sans cesse contrôlé.

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