C’est alors qu’il eut la révélation.

Il avait longtemps lait la file dans une cour de récréation où poussaient deux marronniers malingres. Ça l’avait d’abord énervé, puis beaucoup d’émotions étaient remontées.

Il avait présenté sa convocation et sa carte d’identité, puis salué le président du bureau, un notaire, qu’il connaissait par son courrier volumineux.

Étrange, de se retrouver ainsi, un dimanche matin, dans l’école où il avait appris à lire et à écrire. Sur les murs de la classe transformée en bureau de vote, des panneaux indiquaient les voyelles réclamant la cédille sous le c qui les précédait et voulait se faire prononcer s.

La cédille, en forme de faucille…

La faucille et le marteau…

Le parti communiste, autrefois…

Le monde refait autour de chopes dans des cafés bleus de fumée. Les vacances en Bulgarie dans un camp des Jeunesses du Parti…

Entré dans l’isoloir, Théo s’était retourné pour vérifier si aucun regard indiscret ne le regardait déployer la grande feuille sentant l’encre d’imprimerie. Y figuraient les noms des candidats rangés par partis, comme des ploucs alignés dans une cour de caserne, à l’heure du salut au drapeau.

Le moment n’était pas aux libres associations. Théo se concentra.

Alors qu’il tournait et retournait entre ses doigts le crayon rouge lié à la paroi de l’isoloir par une ficelle tricolore, hésitant entre la case de tête des socialistes et le troisième de la liste écolo, il eut la révélation : la certitude – flatteuse mais angoissante – que son vote serait décisif. Une voix intérieure, grave et bien timbrée, lui disait avec l’assurance de la vérité : « Ta voix fera la différence ! »

Stupéfaction.

Sans être superstitieux, Théo était sensible à ce genre de signal. L’irrationnel, ça existe, tout de même ! Il s’interrogeait sur ses songes. Il leur accordait une valeur prémonitoire et, pour s’éclairer, consultait Le Dictionnaire des rêves publié dans les années soixante chez Marabout et, depuis, régulièrement réédité. Mais il se livrait à l’exégèse onirique avec un maximum d’esprit critique, voire un grain de scepticisme. Cette fois, par contre, non, il ne pouvait y croire. C’était trop gros. Ce n’était pas possible ! Il n’était pas de ceux qui se prennent, en cas de crise politique majeure ou de gadoue institutionnelle, pour Jeanne d’Arc, de Gaulle, ou Di Rupo ! Être le sauveur public, l’homme providentiel, voire l’anonyme qui fait tout basculer, ce n’était pas son truc. Il n’avait pas l’ego qu’il faut pour ça. Il était modeste et souvent malchanceux. S’il avait fait la Grande Guerre, il serait mort dans la peau trouée d’un poilu inconnu, mais sans avoir, après, les honneurs du monument, ni le clairon du 11 novembre.

Longtemps, il avait cru, comme on le lui avait appris aux Jeunesses Communistes, qu’on peut et dès lors qu’on doit « agir sur les structures, voire infléchir le cours de l’Histoire », mais seulement par l’action collective et dans une optique révolutionnaire. Maintenant, il avait revu ses prétentions à la baisse. Il essayait d’être la goutte d’huile plutôt que le grain de sable dans la mécanique institutionnelle, tant de lois rafistolées, de son pays problématique. Ça lui suffisait. Il avait pris un coup de vieux.

Il serait retraité dans cinq ans. En attendant, il faisait son boulot au guichet, proprement et gentiment, non pour le plaisir bruyant de tamponner le courrier, prérogative qui semblait justifier l’existence de certains, mais parce qu’il aimait les petits vieux qui ne s’y retrouvaient pas dans leurs factures ou leurs bulletins de virement et que ça le faisait rêver de poser des timbres sur des lettres qui partaient pour des destinations lointaines. Ça lui rappelait le camp de Bulgarie, la fraîcheur d’un ventre de fille, le volume toujours mouvant de deux seins, la vigueur de hanches sportives et le nid accueillant d’un sexe, pour de premiers et d’inoubliables émois.

Au cours de sa carrière, Théo n’avait pas eu souvent l’occasion d’entendre des voix, ni d’être le destinataire d’appels historiques. Son bureau n’avait jamais été le Temple de Jérusalem, résonnant de la Voix du Tout-Puissant. Entre bulletins de versement, tarif des envois postaux et multiples attrape-nigauds créés par les loteries, il y avait peu de place pour un prophète potentiel.

Théo doutait même des prévisions de la météo. Il les regardait à la télé seulement parce qu’elles précédaient de peu le journal télévisé et qu’elles étaient présentées par une nana à la poitrine généreuse et haut placée qui lui rappelait la petite Bulgare de ses dix-huit ans. Il se moquait de Mireille, sa femme, qui ne manquait pas un seul des horoscopes du Métro. Hier, elle lui en avait lu un qui le concernait : « Balances, pesez vos décisions. Celles-ci entraîneront des conséquences que vous n’imaginez pas. »

Par contre, il croyait encore un peu à la liberté des hommes, même si l’habitude de faire sa caisse avait transformé la mathématique en religion. Pour lui, le déterminisme des grands nombres était absolu. Toutefois, une toute petite voix suffisait à donner la majorité à un parti. Pourtant, fait curieux, vu la masse des électeurs, cette voix n’apparaîtrait pas dans les pourcentages.

Donc, le point rouge qu’il allait poser sur le bulletin déciderait peut-être de l’issue du scrutin.

Quelle responsabilité !

Il refusait de voter pour le parti qui avait entamé un processus conduisant à la privatisation de la Poste, cette institution qui était le fleuron des services publics, car elle faisait parvenir la sollicitude de l’État jusqu’à la dernière masure. Tout le monde était égal devant la Poste. Le facteur passait de maison en maison sans privilégier telle ou telle et, dans les bureaux, chacun faisait la file.

Non seulement la privatisation supprimerait tout cela, mais elle l’obligeait, lui, Théo, malgré trente-cinq ans de service, sans une seule faute d’addition, malgré deux hold-up et un postjacking qui avaient ébranlé son équilibre psychique, à travailler, dès le mois prochain, dans trois bureaux différents, c’est-à-dire sans connaître le jeune à piercing à qui il devrait dire s’il pouvait encore retirer de l’argent alors qu’il était à découvert, l’émigré turc qui ne parviendrait pas à remplir un formulaire de recommandé international, le pépé qui comptait encore en francs belges, la vieille fille qui renvoyait les colis des Trois Suisses dont elle était mécontente. Il devrait regarder les gens à travers une triple vitre pare-balles et leur parler via un micro et un petit haut-parleur. Même s’il n’aimait pas respirer l’haleine des gens, il avait appris à déceler ce qu’elle révèle : une alimentation riche en oignon ou en ail, des troubles gastriques, le tartre sur le dentier, le stress… Non, il ne voterait pas pour ce parti, même si, méticuleux sur le plan moral et altruiste, il refusait de privilégier ses intérêts personnels.

Il n’avait pas très bien compris, lors du dernier débat télévisé, comment distinguer le programme des Verts et celui des Rouges. Les uns parlaient de lutte contre le chômage, les autres, de défense de l’emploi. Il avait aussi trouvé beaucoup de similitudes entre certains CDH et certains MR.

Comment le citoyen lambda choisirait-il entre le centre gauche et l’aile droite des progressistes, entre des libéraux sociaux et des socialistes gestionnaires, entre des Humanistes qui ne sont plus chrétiens et des Laïcs qui ne sont plus anticléricaux.

Seul le FN avait le mérite de la clarté. Il prônait un nettoyage à grands coups de karcher ! Mais ne confondait-il pas policiers et éboueurs ? Il promettait le paradis quand on se retrouverait, enfin, entre Belges. Mais cela signifiait entre Flamands et Wallons, ou ce qui n’était pas la même chose, entre Francophones et Néerlandophones, séparés peut-être, par un mur, comme les Palestiniens et les Israéliens, pour la plus grande gloire des fabricants de béton. Quand on serait entre Wallons, il y aurait encore, dans les mêmes partis, des frères ennemis chez les Carolos et les Lîdjeux, et des supporters du Standard qui feraient de la casse à Morts au cours de derbys musclés, et des Binchous qui prétendraient qu’on ne sait pas faire le Carnaval à La Louvière !

Mystère de l’Inconscient collectif ! Psychologie des foules vouées à l’hystérie ! Pics d’adrénaline et décharges d’agressivité qui, au moins, garantissent l’emploi des gendarmes à cheval. Ils n’ont pas à craindre le sort des travailleurs de Renault à Vilvorde ou de VW à Forest.

Théo entendit un toussotement derrière lui. Il sursauta. Manifestement, quelqu’un – qui peut-être allait voter blanc ! – le rappelait à des réalités immédiates. On le trouvait bien lent à se décider. La file s’allongeait dans la cour de récréation. Le président et ses assesseurs s’impatientaient. Onze heures. Il était temps de faire une pause, de boire une première chope en paix, loin des regards du Peuple appelé aux urnes. Mais voilà, dans les dizaines de pages imprimées pour que fonctionnent bien les bureaux et où tout semblait avoir été prévu, pas une ligne pour stipuler le temps maximum octroyé à l’électeur dans l’intimité décisionnelle de l’isoloir ! Le vote était obligatoire. Certes, mais, cela posé, on faisait ce qu’on voulait : voter pour un parti ou pour un homme ou même pour plusieurs candidats d’une même liste. Il était également permis de voter blanc ou nul ce qui n’avait pas le même le sens. Et pour ce faire, il était loisible de prendre un laps de temps que le législateur, dans sa sagesse ou par distraction, avait laissé indéterminé…

Finalement, Théo se décida. Il remplit le point blanc au centre du carré noir, méticuleusement, soucieux de ne pas rendre son bulletin non valable. Providentiel ou non, son choix avait son poids. De toute manière, Théo était homme à bien faire les choses. Il sortit de l’isoloir, au grand soulagement de la file qui commença à se débloquer. Il glissa son bulletin dans la fente de l’urne, reprit sa carte d’identité et sa convocation estampillée, rentra chez lui, mit la table et prépara l’apéritif, ce qui était sa tâche du dimanche.

Il sursauta lorsque sa femme lui demanda : « Bien voté ? » Il allait lui dire quel avait été son choix, quand il constata, effaré, qu’à la suite de tant d’hésitations, de stress, de pressions, il ne savait plus s’il avait voté pour les Verts ou les Rouges. Comme il regardait le Martini dans son verre, il faillit répondre « rouge ». Mais avant qu’il eût ouvert la bouche, sa femme dit : « Après tout, c’est ton affaire ! Excuse-moi, je suis curieuse. »

Après la tomate-crevettes-vin-blanc, le steak-champignons-frites-côtes du Rhône, la sieste pendant les pommades télévisées de Drucker, Théo passa sur la RTBF, pour connaître les premiers résultats et les projections qu’ils rendaient possibles, le tout doctement commenté par les politologues et interprété par les chefs de partis. Déduction faite des jeux de langue de bois et autres manifestations de malhonnêteté intellectuelle, une chose était sûre : Écolo et le PS étaient au coude à coude. La décision se jouerait dans un mouchoir de poche. Un espace comparable à celui d’un bulletin de vote. Durant toute la soirée, il en fut ainsi. Si là, le PS grappillait des voix aux écolos, ici, la tendance s’inversait. On s’orientait vers un match presque nul, en tout cas, vers les prolongations. Mireille était allée se coucher. Théo, lui, restait, subissant les analyses des experts, des journalistes, des chefs de partis.

Sur le coup de minuit, le verdict tomba.

La victoire ne tenait qu’à une voix.

Théo ne savait toujours plus pour qui il avait voté.

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