Marginales 268 – Le carnet d’Hubert Nyssen

Hubert Nyssen,

4 juillet – Par la presse belge j’apprends que Reinhoud d’Haese est mort à Paris. J’aimais le voir faire à table des petits monstres avec de la mie de pain. Il avait l’humour tendre et froid. Chaque fois que j’entre dans ma salle de bains ou que j’en sors, mon regard passe par une de ses lithos où est représenté un personnage de sa façon qui me tire la langue. La langue ou le nez ?

Ce soir, vu Good Night, and Good Luck, le film en noir et blanc de 2005 avec lequel George Clooney montre dans quel détestable climat Edward R. Murrow, présentateur à C.B.S., et Fred Friendly, son producteur, s’en prirent au sénateur McCarthy pour mettre fin à sa chasse aux sorcières de sinistre mémoire. Un film aux résonances très actuelles qui devrait faire partie du matériel pédagogique de toute école de journalisme.

6 juillet C’est en juin 1996, près de Pigalle, dans une voie privée, à l’étage d’une maison couverte de feuillage et de fleurs, que j’avais rencontré Régine Crespin dont tant de fois, à l’époque, j’avais fait entendre la voix dans mon Domaine privé, à l’antenne de France Musique. Quand j’avais pénétré dans le salon tout de rouge tendu comme une loge, une mélopée de John Coltrane ruisselait de haut-parleurs invisibles et, tournant le dos à la fenêtre, fume-cigarette aux lèvres, verre à la main, il y avait cette femme multiple, Tosca, Kundry, Carmen ou la Maréchale, au regard solaire derrière d’immenses lunettes. Elle vient de mourir, cette diva, mon fils me l’a appris hier au moment où je disais avoir l’impression de me tenir au bord d’une falaise et de voir se précipiter dans le vide des gens qui, par l’âge, auraient dû le faire après moi. Régine m’avait fait revenir plusieurs fois avenue Frochot, m’avait emmené en province pour assister à quelques master classes et elle m’avait raconté mille souvenirs pour m’inciter à rééditer ses mémoires, À la scène, à la ville. Je me souviens de sa gourmande gaillardise, de ses impertinences langagières, de son exigeante et tendre amitié, et j’ai parfois rêvé aux méharées sensuelles qu’elle avait dû offrir aux hommes qui avaient traversé sa vie. L’amour et la vie d’une femme. J’écoute Schumann. Exit Régine.

9 juillet – Passé la journée à écoper. Lettres, factures, notes, bref tout ce qui s’était accumulé pendant que je ravaudais certaines phrases de mon roman et en écrivais d’autres. J’ai maintenant envie d’aller au lit et de lire quelques pages de Philosophie de la corrida de Francis Wolff. Je ne suis pas un inconditionnel de la tauromachie mais les adversaires profèrent souvent de telles âneries au parfum d’intégrisme et d’angélisme que je suis curieux des propos d’un philosophe dont les premiers mots me bottent : Il s’agit d’abord d’une tentative de traduction… Et plus loin : La philosophie partage avec la corrida la fatale image d’être un lieu réservé aux initiés et protégé par un langage abscons.

11 juillet – Renaud Ego me l’a confirmé, à La pensée de midi on a repris l’idée, je l’avais lancée en 2003, de faire un numéro sur le mépris, ce chancre fort répandu dans notre monde. J’ai remis la main sur l’une des premières contributions que j’avais reçues à l’époque. Elle est intitulée La fausse monnaie du mépris et signée Jean Duvignaud. Les mots germent des gestes, écrivait-il, et c’était bien dans sa manière de suivre le cheminement étymologique : pretium, pretiare, priser, mépriser, de l’échoppe à la tribune, du prix au mépris.

12 juillet – Les émerveillements, bravades et bras d’honneur qu’avait suscités chez d’aucuns l’installation d’un pouvoir impérial commencent déjà à refluer. On commence même à se demander à voix haute pourquoi le président ne pilote pas lui-même l’avion qui le mène voir Bouteflika, pourquoi il ne serait pas sur la ligne de départ de la prochaine course de Formule I, pourquoi il serait absent du Tour de France lors des étapes de montagne.

14 juillet Ce soir, regardé sur Arte le saisissant portrait que Françoise Wolff a fait de Bernard Foccroulle au moment où il quittait l’Opéra de Bruxelles pour diriger celui d’Aix. Je croyais connaître un peu Bernard, l’appréciais, il était venu jouer au Méjan, mais le film de Françoise m’a révélé un homme d’une audace, d’une lucidité, d’une intelligence bien plus considérables encore. Et ce talent-là allait bien au talent de Françoise.

15 juillet – Plus de trois heures d’insomnie au milieu de la nuit. Mais au lieu de faire une scène à l’infidèle sommeil, je me suis branché sur France Culture et j’ai eu droit à une interminable célébration de René Char par la rediffusion de vieilles émissions. Plus d’exaspérations que d’illuminations. M’est avis qu’avec déclamations et déclarations on bousille Char depuis trop longtemps. Souvent j’ai perçu un petit ton inquisiteur chez ses admirateurs, en particulier chez ceux qui disaient avoir été de ses proches. Il y avait de l’excommunication dans l’air. J’ai rouvert ce matin le volume de la Pléiade. C’est un fourre-tout, il faut chercher les perles dans la friche. Le hasard ou la malice d’un ruban marque-page a voulu que je tombe, dans À une sérénité crispée, sur la phrase : Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas.

17 juillet – Quand je suggérais ici, le 15 juillet, qu’on bousille René Char depuis trop longtemps avec trop de vociférations, je ne pouvais imaginer que, le lendemain, Brigitte Salino écrirait dans Le Monde, avec une colère noire, que l’adaptation des Feuillets d’Hypnos qu’elle venait de voir dans la Cour d’honneur du Palais des papes, était honteuse et consternante…

19 juillet Ah, ces graphistes qui, chargés d’illustrer une couverture de livre, n’hésitent pas à assujettir le titre par une image qui veut témoigner de leur art plus que du propos de l’auteur ! Dérive dangereuse. Le pouvoir de l’image prend le pas sur l’intelligence du texte.

« Avec Leterme, j’en viendrais presque à vous envier Sarkozy », m’écrit un lecteur belge. J’ai pensé à l’un des lazzi de Baudelaire dans ses Amoenitates Belgicae : […] et s’ils attrapent la vérole, c’est pour ressembler aux Français.

20 juillet – J’ai trouvé une édition intégrale du Journal de Samuel Pepys. Fini de me demander ce que Paul Morand avait sucré pour établir l’édition quintessenciée que j’ai héritée du père de Christine. Peut-être la bonne postière m’apportera-t-elle aujourd’hui les deux volumes. Pour la remercier et m’excuser de la contraindre à véhiculer tant de livres et de manuscrits, je l’inviterais bien à enlever son casque de motarde et à s’asseoir sur un des bancs du jardin. Je lui verserais un doigt de vin blanc frais et lui lirais cette page de septembre 1666 où, décrivant le grand incendie de Londres, Pepys écrit : Après une si longue sécheresse, tout était combustible, même les pierres des églises. Avec le sens qu’a ici le mot « sécheresse », je pense que la postière frissonnerait.

22 juillet – Au moment où je suis dans les dernières inquiétudes avant le ne varietur pour mon roman, je tombe sur une phrase de La nausée de Sartre : Quand on vit, il n’arrive rien […] mais quand on raconte la vie, tout change.

26 juillet – Notre cousin, Ghislain de Marsily, de l’Académie des sciences, a publié dans Le Monde de ce jour un grand article sur l’enseignement dans les universités françaises à propos des sarkoziens projets de réforme. Et je trouve que le quotidien aurait dû mettre en exergue et en grasses sa conclusion : Donner la liberté de faire sans les moyens de réaliser serait un leurre.

28 juillet Mille fois au moins, dans son Journal, Samuel Pepys termine le compte rendu de sa journée par un retour chez moi pour souper et au lit. J’ai soupé, je vais faire comme lui, à cette différence que j’emporte son journal pour en lire encore, et toujours avec délice, quelques dizaines de pages.

29 juillet – En plein midi la nouvelle s’est plantée devant moi comme un javelot. Et il vibre encore. Lisa Bresner est morte vendredi. Dans quelles circonstances, je ne sais pas. Je me suis longuement attardé devant les photos de cette jeune femme qui, en jouant sur le pavé chinois de Paris, avait appris dans l’enfance à parler une langue qu’elle apprit ensuite à lire et à écrire et qui lui inspira contes et récits. Et deux romans. Lao Tseu où l’on voit que les territoires se dirigent selon les mêmes règles que celles qui rythment les amours de l’alcôve, et Pékin est mon jardin où une petite fille, le jour de son anniversaire, est abandonnée par son père qui s’envole vers la Chine. Mais quel tumultueux jardin, à elle seule, était cette Lisa ! C’est une chose affreuse de voir tant de merveilles disparaître. J’aimais le sourire de Lisa, sa grâce, son imagination, ses grands désespoirs, ses malices et son talent.

30 juillet Sur la route de leurs vacances, Bernard Rentier, recteur de l’université de Liège, et sa femme Françoise se sont arrêtés au mas ce matin et en sont repartis dans l’après-midi. Nous étions convenus de cette rencontre pour faire le point sur la remise des insignes de docteur honoris causa à six « écrivains du monde » à l’occasion de la rentrée académique le 18 septembre prochain, car Nancy Huston, Bahiyyih Nakhjavani, Paul Auster et Alberto Manguel en sont. Bernard Rentier m’a demandé de faire ce jour-là une intervention sur l’usage de la littérature. Un de ces sujets que la brièveté même rend périlleux. Françoise et Bernard sont des biologistes et, à l’ombre du platane où tambourinaient avec mesure les cigales et où les feuilles frissonnaient sous un léger mistral, nous avons déjeuné en parlant de leurs recherches, des amis que nous avons dans la profession, des sorites de Lewis Carroll et, longtemps aussi, du bel écrivain qu’était Marcel Thiry dont Bernard, qui est son neveu, m’a offert des poèmes que je ne connaissais pas, Statue de la fatigue, et Le tour du monde en guerre des autos-canons belges, récit d’une aventure qui a conduit les frères Thiry, de 1914 à 1919, par d’invraisemblables aventures en Russie, en Chine et aux États-Unis. Ainsi serai-je définitivement débarrassé de l’idée qui m’était venue, quand j’avais rencontré Marcel Thiry aux journées Valery Larbaud de Vichy, que l’auteur de l’inoubliable poème, Toi qui pâlis au nom de Vancouver, était un de ces sédentaires qui voyagent par l’imagination.

À peine le temps de se réjouir entre nous, une porte claque. Michel Serrault est mort. Et vous croyez qu’on s’arrête là ? C’est maintenant le tour de l’immense Ingmar Bergman. Mais c’est ça la vie, mon vieux, ces portes qui se claquent les unes derrière les autres. Et pour autant, on ne sait rien des naissances et de la mystérieuse promesse des talents à venir, des Fanny et Alexandre qui sont déjà ou ne sont pas encore nés, avec le génie en eux.

31 juillet – Antonioni cette fois… Tout doit disparaître, lit-on parfois à certaines devantures. On se croirait au cinéma.

3 août Après la pluie de la nuit, le mistral du matin. Me suis enfermé pour écrire un texte court que m’avait demandé Bruno en guise de préface à un portefeuille de ses photos de Camargue à paraître chez un éditeur de Marseille. Si le texte convient au destinataire et à son éditeur, je me ferai sans doute frotter les oreilles par certains lecteurs car je l’ai intitulé : La Camargue, une garce… Et j’insinue que le photographe a tenté de surprendre ses tumultes intimes.

6 août – Ce matin, dans la colline, calme absolu, pas un brin de vent, une douce chaleur déjà, et à l’horizon, très loin, droite et sombre, une colonne de fumée. Il était 8h15. À la même heure, jour pour jour, voici soixante-deux ans, un bombardier américain larguait sur Hiroshima la première bombe atomique. Je me souviens de gens qui dansèrent en apprenant le succès de ce monstrueux exemple du génie que les hommes sont capables de mettre au service de la barbarie.

8 août – Par une photo et un article dans la presse belge, j’apprends ce que je n’ai pas appris par la française. Notre belle garde des Sceaux était en bateau aux côtés de Nicolas Sarkozy quand il est monté à l’abordage de la vedette des paparazzis qui troublaient ses vacances dorées sur la côte est des États-Unis. Voilà un président avec lequel on ne risque pas de s’ennuyer. Hollywood avait envoyé un cow-boy à la Maison Blanche, l’Élysée pourrait un jour en envoyer un à Hollywood.

11 août Pendant le petit-déjeuner, j’ai photographié Justine et Félix en rafale et en gros plan. Quand je suis remonté dans mon grenier, j’ai porté les photos sur l’écran et j’ai longuement scruté ces visages d’enfants. J’étais à la recherche de traces qui m’auraient rappelé les étés des années trente où l’on m’envoyait souvent passer un mois dans un préventorium de l’Assistance publique. C’est là que j’appris à disséquer dans mon for intérieur les délits et mensonges des couples parentaux, c’est là que je découvris Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper

qui fit rebondir mon goût de la lecture, c’est là aussi que j’eus mes premières insomnies en imaginant qu’une jeune éducatrice, parce qu’elle était égarée comme moi dans cette geôle, m’offrait par compassion de voir ses seins dont j’avais épié les tétons provocateurs sous son maillot trempé quand nous prenions les bains de mer. C’est là enfin que par la faute d’un garde-chiourme qui me força, au réfectoire, à en ingurgiter de putrescents, je conçus une haine définitive pour les choux-fleurs.

13 août Quel livre vous a marqué ? m’a demandé une bibliothécaire. Si je vous avais répondu la semaine dernière, ou si j’attendais la suivante, la réponse ne serait pas la même, lui ai-je écrit. Il y en a tant ! Les marques laissées par les livres dépendent des circonstances dans lesquelles on les a lus. Je vous en citerai donc un qui m’a chamboulé chaque fois que je l’ai relu… Le partage des eaux d’Alejo Carpentier. Mais, j’insiste, ce n’est pas le seul. Oh que non !

Ses vacances anglaises avaient mis Allégretto dans une forme magnifique. Pendant les trois heures qu’elle a passées au mas, l’œil vif sous sa casquette de cheveux noirs, elle m’a parlé des lieux où vécurent les sœurs Brontë et m’a décrit des paysages qui les ont inspirées. En particulier, la demeure de Rochester dans Jane Eyre de Charlotte. Au passage, elle a glissé un plaidoyer pour Anne dont le prénom est tenu dans l’ombre par ceux de ses sœurs. Et m’a affirmé qu’un livre de cette cadette, The Tenant of Wildfell Hall avait un côté révolutionnaire.

14 août Pendant que je nageais sur le dos, ce midi, j’ai vu paraître dans le ciel, à basse altitude, un grand rapace blanc qui s’est mis à tourner avec lenteur. C’était sans doute l’aigle des Alpilles. J’ai appelé Christine qui ne m’a pas entendu. Par cercles concentriques, l’aigle a pris de la hauteur et de la distance, puis il a disparu. Je ne l’avais jamais vu…

15 août Quelle idée m’a pris de saisir au vol dans ma bibliothèque l’exemplaire défraîchi de L’homme pressé de Paul Morand ? Pour voir…

J’avais dû le lire une seule fois, il y a très longtemps. Avais-je été au bout ? Cette nuit, j’ai abandonné après cinquante pages d’une prétention et d’un maniérisme insupportables. Souvent la littérature s’est flinguée elle-même par ses propres excès. Je me suis demandé comment un tel texte, présenté sous un nom inconnu, serait aujourd’hui reçu dans les maisons d’édition. L’expérience a déjà été faite… elle est presque toujours navrante.

17 août Un engin avait sectionné un câble à Maussane et nous avons été privés d’électricité fort longtemps ce matin. Plus de lumière, plus de cuisine, plus d’informatique, plus de téléphone. Belle occasion de méditer sur la vulnérabilité de notre monde. Plus de téléphone… et votre portable ? a fait un petit malin. Ah oui, et quand la batterie du portable sera déchargée ? Un optimiste est un pessimiste qui n’a pas toutes les informations. (Encore ce sacré Cioran.)

18 août Une inconnue m’écrit à mots feutrés qu’en 1954 Nina Berberova a donné naissance, en France, à une fille qu’elle aurait abandonnée. En 1954, lui ai-je répondu, Nina Berberova avait cinquante-trois ans et elle était aux États-Unis depuis quatre ans. Le succès très tardif de Nina a provoqué de nombreuses réactions et déclenché des rumeurs parfois aussi déplacées qu’infondées. Mais en faire une mère quinquagénaire et indigne, tout de même…

20 août Une courtoise Apolline me propose de participer à un ouvrage collectif qui, sur le thème sempiternel de la petite madeleine de Proust, assemblerait des écrits sur plats et recettes à « forte valeur affective ». Même si mon arrière-grand-mère est née Proust et a été prénommée Madeleine, je ne me sens ni compétent ni tenté. À moins, ai-je dit soudain à cette Apolline, que vous n’acceptiez dans votre recueil une « anti-valeur » affective car dans ce cas je rédigerais volontiers une philippique intitulée La haine du chou-fleur. L’idée a séduit. C’est dans le sac. Je me régale de dire ma détestation.

Les affaires politiques tournent mal en Belgique qui est sans gouvernement depuis les élections de juin. Les partis flamands exigeraient la scission de tant de pouvoirs fédéraux que le petit royaume ne résisterait pas à cet écartèlement. Un jour déjà lointain, où je revenais de Bruxelles, j’avais rencontré dans le train un professeur de la Sorbonne qui revenait de l’université de Louvain où il enseignait la littérature française. Il était dans une grande agitation dont il m’exposa le motif. « Ils ont osé, me disait-il, contre toute raison, ils ont osé… » Et qu’avaient-ils osé ? En suite de la partition de la vieille université en deux institutions distinctes – l’une, néerlandophone, qui demeurait à Louvain, et l’autre qui, sous l’ironique appellation de « Louvain-la-Neuve », avait été installée en région wallonne –, « ils » avaient partagé les livres de la fameuse et grande bibliothèque, les numéros pairs allant d’un côté, les impairs de l’autre. Pour consulter un ouvrage en plusieurs tomes, il faudrait désormais courir d’un site à l’autre. You are kidding ! me suis-je exclamé. Que non, ils l’avaient fait. Il semble donc que soit désormais irréversible cette ubuesque frénésie de la partition…

23 aoûtLe froid en août, ici, dans le Sud ? Pour aller dans la colline, ce matin, il fallut se vêtir plus chaudement encore qu’hier. Et pourquoi les feuilles des marronniers se sont-elles mises à brunir ? Le soleil qui se débarbouillait dans la rosée m’a ri au nez. Et trois heures plus tard, au moment où j’écris ces lignes, c’est une superbe journée d’été qui a l’air de se déployer. À l’heure du thé, nous sommes allés chez Jeanne où nous avons retrouvé Carlo le Florentin. Elle habite au milieu d’une olivette dans un vallon des Alpiiles dont la carapace calcaire, récurée par le feu en 1999, se parait de nacre et d’ambre au soleil. Et par une échancrure dans la chaîne, le regard portait jusqu’Arles dont le buisson urbain frémissait au loin dans une sorte de brume. Jeanne et Carlo avaient assisté hier, aux Saintes, à une corrida équestre sans mise à mort. Sauf que les taureaux étaient abattus dans l’ombre à la sortie des arènes. Pour ou contre la corrida, il y eut un peu de controverse là-dessus mais nous sommes tombés d’accord pour constater que les accusateurs publics se servent souvent de la dénonciation pour dissimuler leurs propres noirceurs. Comment sommes-nous venus à parler ensuite de Schopenhauer ? Peut-être parce que, dans les corridas de rejon, il y a souvent des femmes (pas hier soir aux Saintes, m’a dit Carlo avec du regret dans la voix) sur la condition desquelles le vieil Arthur s’est fait une réputation. Carlo tient qu’il en était grand amateur… Si je retrouve un exemplaire, je lui enverrai, de cet Arthur Schopenhauer, l’Essai sur les femmes que j’ai publié en 1987. En attendant je lui ai offert Les femmes, la table, l’amour, un petit essai des Années Folles que j’avais repris en 2004, mignardise signée par une mystérieuse Berjanette. Coquins ou pas, avec de tels amis ce sont toujours des livres qui reviennent sur la table.

29 août Vers dix heures, nous sommes allés chez les Alechinsky. Pierre voulait me montrer une série lithographique qu’il vient d’achever sur le thème de Boussu. Boussu (nom sans doute dérivé de buxus, buis en latin) est une bourgade belge du Hainaut dont les derniers charbonnages ont été fermés dans les années soixante. Par le truchement de Marcel Moreau, Pierre a pu prendre l’empreinte d’une plaque de puits ou d’égout de 1904 qui porte en relief le nom de Boussu, et il en a fait l’élément thématique d’une série de lithos qui, épinglées sur le grand mur de son atelier, me sont apparues tantôt comme une sorte de clavier à huit touches dont chacune correspond au ton d’une variation, tantôt comme un même astre traversant huit univers tumultueux. Avec ce mot « Boussu » en grosses capitales qui donne et se donne des sens fantasmagoriques. Mais toujours, chez Pierre, le tumulte trouve sa résonance dans un magnifique silence. On en est venu, bien sûr, à parler du petit royaume où le pot de terre wallon est en train de se briser contre le pot de fer flamand. Or, en novembre une grande rétrospective Alechinsky est organisée dans les musées royaux de Bruxelles…

30 août – Il m’a fallu fermer les fenêtres pour la nuit. Sans quoi je serais demeuré en éveil dans la crainte d’entendre des arbres brisés par un mistral qui, ce matin, continue de distribuer coups de patte et coups de queue avec des contorsions de dragon au comble de la fureur. J’avais l’impression que si je rouvrais la fenêtre, ce serait comme si on ouvrait une trappe dans le plancher de la Comédie Française et que l’on entendît, pendant le monologue de Bérénice, passer en rugissant le métro dont on perçoit parfois le faible grondement.

Ah ! ce mot de Manoel de Oliveira qui présente à 98 ans son nouveau film au Festival de Venise : Je suis connu pour mon âge, pas pour mes films. Je vois très bien ce qu’il veut dire.

septembre – Dans une petite anthologie que Gwenaëlle Aubry a composée. Le (dé)goût de la laideur, qui paraît au Mercure de France et qu’elle m’envoie, je trouve une citation de Properce faite par Montaigne. Turpis Romano Belgicus ore color. Qui se traduit par : « Un teint belge serait laid dans un visage romain. » J’aimerais savoir ce qu’en ce temps-là était « un teint belge »… Et si l’on en touchait un mot aux négociateurs qui s’efforcent en vain de former un gouvernement pour refaire l’unité nationale entre Wallons et Flamands ?

septembre Ce soir, déniché, découvert (la presse n’en dit rien) et vu Nordeste, un film assez récent de Juan Diego Solanas qui en a écrit le scénario avec Eduardo Berti dont j’avais publié en février Rétrospective de Bernabé Lofeudo. De singulières images font contraste entre la sauvagerie des paysages du Nordeste argentin et l’effroyable misère qui y règne. Et là, souvent en gros plan, sans maquillage et sans doublage de la voix, dans un espagnol rudimentaire, Carole Bouquet paraît à l’écran comme si elle était prise sur le vif, dans un désarroi personnel. Et son visage efface tous ceux que je lui connaissais par ses films, et j’en reste très admiratif.

septembre À Bruxelles, le 26 septembre, on célébrera à l’Académie royale la sortie de la quatorzième édition d’une grammaire, Le bon usage de Grevisse, dont on dit qu’André Gide fit la réputation par un article publié en 1947 dans Le Figaro. Comme il m’est impossible d’être à cette date au Palais des Académies, j’ai écrit à mon confrère André Goosse qui a poursuivi l’œuvre de Maurice Grevisse car je voulais lui dire l’importance qu’a eue, dans mon travail et dans ma vie, ce navire chargé de mots, d’exemples et de conseils, à bord duquel je monte sans cesse pour y trouver la règle et la sagesse de l’usage. Sans Le bon usage et Le Grand Robert, je serais nu.

6 septembreThierry Fabre m’a envoyé le volubile article qu’il a écrit pour La pensée de midi sur Sarkozy et la Méditerranée. Et il n’y va pas de main morte, tout armé qu’il est par son expérience et, entre autres, par les Rencontres d’Averroès qu’il organise avec succès, chaque année, à Marseille. Je parie que, si cet article tombait sous les yeux de Sarkozy, l’impérial président ferait à Thierry des avances, pareilles à celles qu’il a faites à d’autres hommes de gauche, et lui proposerait peut-être la capitainerie de cette Union de la Méditerranée dont il fait croire qu’il est le premier à en avoir conçu la nécessité.

Un correspondant me rappelle avec beaucoup d’à-propos une note de Montesquieu dans L’esprit des lois : Dans un pays où le peuple est souverain, l’éducation du moindre citoyen est aussi importante que celle de l’héritier du trône dans une monarchie. Eh bien, puisque notre président prend chaque jour la place d’un de ses ministres (pendant que les Français oublient le péril qu’il y a d’être gouverné par un seul homme), voilà un beau sujet de méditation pour doubler le ministre de l’Éducation nationale.

Jeté un dernier regard sur les épreuves du Jeu de l’oie, l’opus posthume de Duvignaud. L’homme est la seule espèce qui sache qu’elle meurt, écrit-il. Parfois, oui, les troubles de la fin ont mis du désordre dans ses propos. À moins que ce ne soit l’inverse. Mais au fil des pages je vois des lumières clignoter sur les rivages de l’impensé… Qui parle là, sans moi et pour moi ? […] Peu importe d’où cela me vient et des noms que lui donnent les savantsconscient, inconscientc’est un mouvement qui cherche à prendre forme. Et puis je souris en retrouvant son irritation quand on attibuait à Barthes une discrimination que celui-ci avait « empruntée » à Audiberti : écrivain, écriveur, écrivant.

8 septembre – Avant d’éteindre les feux, j’ai suivi sur France 3 la fin d’une rediffusion du concert donné dans les Thermes de Caracalla en juillet 1990, où José Carreras, Placindo Domingo et Luciano Pavarotti, accompagnés par un orchestre que dirigeait Zubin Mehta, interprétaient une macédoine d’airs du répertoire lyrique et de la chanson populaire. Ils avaient tous les quatre de tels gestes de torero que, par l’imagination, je les ai transportés dans les arènes d’Arles, ville que l’on dit établie entre la corrida et l’opéra. Ces voix, et en particulier celle de Pavarotti qui est enterré aujourd’hui à Modène, faisaient de chacun d’eux un instrument d’une tessiture inouïe et d’une puissance époustouflante, elles étaient irrésistibles et bouleversantes. Je me suis rappelé que j’ai mis longtemps, jadis, à aimer l’opéra dont je ne voulais entendre que la musique. Plus tard, débauche du rattrapage…

La littérature française est un discours sur la littérature. Mot meurtrier de Cioran qu’on pourrait appliquer au sport, ai-je pensé quand j’ai appris la défaite de l’équipe française devant celle d’Argentine lors du premier match de la Coupe du monde de rugby. Car, dans les jours précédents, la presse avait fantasié à cœur joie sur la maîtrise que la France avait acquise en ovalie.

Les clowns polonais, l’un président, l’autre premier ministre, ont encore fait parler d’eux au Conseil de l’Europe où l’unanimité était requise pour l’adoption d’une Journée contre la peine de mort. Ils ont dit non. Qu’ils aillent donc se noyer dans un bain de lustration ! Ou de cette vodka juive qui, me dit un ami, serait à l’origine de l’antisémitisme polonais. Et, justement, Hubert Védrine écrivait ce matin dans Le Monde qu’il est impossible, et pas acceptable, de mener dans nos sociétés une politique étrangère qui fasse l’impasse sur les droits de l’homme.

10 septembre – Dans Le passage de Milius, roman d’Armand Hoog, malicieux écrivain que m’avait fait connaître Berberova, il était question du Passage du Nord-Ouest, entre Atlantique et Pacifique, que l’actualité remet à la Une. La fonte des glaciers, disait-on à la radio ce matin, permettrait bientôt aux navires de fort tonnage de traverser ce passage en toute saison. Sacré bouleversement géopolitique en perspective où le Canada occupe une position périlleuse…

11 septembre 11 septembre 2001, 16h. Il y a six ans, à cette heure-là, nous prenions le thé, boulevard Saint-Germain. Le barman augmenta soudain le volume de la radio. Z’avez entendu… un avion s’est encastré dans un gratte-ciel à New York ! C’est déjà arrivé, dis-je, car je me souvenais avoir lu que, pendant l’été 1945, un B-25 de l’Armée de l’air s’était écrasé sur l’Empire State Building à hauteur du quatre-vingtième étage. Rien de comparable cette fois, nous allions l’apprendre au fil des heures. J’ai vu, il n’y a pas si longtemps, le dessin, terrifiant de simplicité, d’une dactylo qui tourne la tête vers la fenêtre au moment où le premier avion va s’encastrer à l’étage de la tour où elle a son bureau. Monstrueux nez à nez que je me suis parfois représenté quand, dans un aéroport, je voyais à travers les vitres s’avancer un gros-porteur en train de se ranger. Autre scène qu’il m’arrive d’imaginer quand, lors d’un atterrissage, je vois par le hublot défiler des immeubles que l’on percuterait si l’on n’était pas dans l’axe de la piste. Quintessence du cauchemar depuis un certain 11 septembre qui a fait basculer l’histoire du monde…

12 septembre – J’étais fort jeune encore lorsque mon père et moi nous fûmes arrêtés au sommet d’une côte par des gendarmes qui nous verbalisèrent parce que nous allions à pied, poussant nos vélos, sur une piste cyclable, réservée comme telle aux pédaleurs. À mon père qui n’en revenait pas – quel mal y avait-il à aller à pied sur cette piste ? – l’un des pandores fit observer avec un sourire navré qu’on était à la fin du mois. Et alors ? fit mon père. Eh bien, dit l’autre, nous n’avons pas encore atteint notre quota de contraventions. J’y ai pensé ce soir en entendant que Brice Hortefeux avait convoqué des préfets pour leur reprocher de n’avoir pas atteint leur quota d’expulsion d’étrangers. Il lui en faut, je crois, 25 000 avant la fin de l’année.

13 septembre Du 1er mai 1983 au 13 septembre 2007, j’ai rempli d’une petite écriture 94 cahiers, pas loin de mille pages au total. Aujourd’hui j’ai rangé ces cahiers dans deux caisses d’archives que je déposerai lundi au Fonds Nyssen à l’université de Liège. Le rythme de ce journal manuscrit, auquel je ne réserve plus que le confidentiel, a considérablement baissé à partir du moment où j’ai mis mes carnets en ligne. Si je veux que les cahiers soient en lieu sûr, c’est avec le souvenir d’un autodafé dont je fus témoin dans mon adolescence, celui dans lequel disparurent les archives de mes grands-parents. Je l’ai raconté dans Zeg ou les infortunes de la fiction.

14 septembre – Je lis et entends dire que la couche d’ozone serait en train de se ravauder. Patience, un jour peut-être verrai-je sur mes boîtes de tabac, à la place du sinistre fumer tue, un discret rappel : Le tabac stimule les idées. D’ailleurs, à la page de demain, dans l’agenda Pléiade, cette citation de Valéry : Fin du monde… Dieu se retourne et dit : J’ai fait un rêve.

16 septembre Hier soir, après avoir traversé la France en voiture, dîner en famille à la Forge Roussel, gâteau de carottes avec coulis d’artichaut, une découverte. Puis, quelques pas dans la cour. Il y avait grand bal des étoiles dans le ciel.

17 septembre – Traversé la haute Ardenne par un temps ensoleillé, sommes entrés vers dix heures dans le labyrinthe liégeois. Une demi-heure plus tard, épuisés par les énigmes de la circulation, nous arrivions à l’hôtel Bedford en bord de Meuse. Tout de suite j’ai reçu la visite des assistants de Pascal Durand qui ont emporté les caisses contenant mes carnets et les lettres de Jean Hugo qui seront déposées au Fonds Nyssen avant la visite officielle qui en sera faite cet après-midi. Paul Auster, arrivant de New York, et Bahiyyih Nakhjavani, venant de Luxembourg, nous avaient précédés de peu. Nous avons déjeuné tous quatre, chaloupant de l’anglais au français, passant des nouvelles que chacun donnait de son travail à des considérations sur la littérature que les exils et les métissages fécondent, sur le monde que les turpitudes n’empêchent pas de tourner et sur les projets qui nous portent.

Au château de Colonster Danièle Bajomée a fait une érudite présentation du Fonds Simenon dont les meilleures pièces pour la circonstance (et Paul Auster était à lui seul toute la « circonstance », comme en attestaient les photographes venus en nombre pour le saisir en gros plan) avaient été exposées sur les tables : manuscrits, lettres aux signatures célèbres, objets fétiches, et aussi les fameuses « enveloppes jaunes », les calendriers de travail, les fiches de personnages, etc.

Paul Auster m’a confié que, dans un passage du roman qu’il vient de terminer, Man in the Dark, il a mis en scène, sur quelques pages, une rencontre que nous eûmes un jour à Bruxelles, au cours de laquelle je lui fis confidence d’un drame qui a marqué ma vie à jamais et qui est au cœur même des Déchirements. L’argument de mon roman se trouve donc mentionné dans le sien ! C’est la troisième fois que pareille mésaventure m’arrive qui montrerait à tout le moins que mes histoires marquent les esprits auxquels j’ai la faiblesse ou l’imprudence de les narrer. La première fois, c’était dans les années soixante-dix, quand je fis à Pierre Mertens le récit d’une rencontre avec un ex-boxeur espagnol, rencontre qui allait devenir un moment fort du Nom de l’arbre que j’étais en train d’écrire. Mais avant que mon roman parût, le sien, La fête des anciens, sortit de presse avec mon histoire. Une autre fois, des années plus tard, sous le titre Opéra Taxi, Raymond Jean publia une nouvelle qui rapportait une histoire romaine que je lui avais racontée. Cette fois, c’est le tour de Paul Auster mais, à en juger par ses commentaires et ceux de Marie-Catherine, son éditrice, qui a déjà lu le manuscrit de Paul, ce n’est plus un « emprunt » mais un hommage…

18 septembre – Nancy Huston est arrivée de Paris, tôt ce matin, et avec elle nous avons tous fait retour à la vieille université, place du Vingt-Août. Dans le grand amphithéâtre récemment réhabilité où toutes les places étaient occupées, Alain Delaunois a conduit un débat sur le thème qui était celui même de l’allocution que j’aurais à faire l’après-midi, lors de la remise des insignes : À quoi sert la littérature ? M’est resté en mémoire le juste propos de Pascal Durand exposant qu’à ses yeux la fonction essentielle de la littérature était de nous apprendre à « décoder » le destin, le monde, la vie. Je suis peu intervenu pour le motif que j’allais le faire l’après-midi mais, afin d’illustrer la peur que la littérature inspire à certains détenteurs de pouvoir, j’ai raconté l’autodafé des archives de mes grands-parents pendant la guerre. Ce débat fut, en fin de compte, une manière de célébrer la magie alchimique de l’écriture que Claude Roy résumait si bien en affirmant écrire pour découvrir ce qu’il ne savait pas qu’il allait écrire.

Dans le grand amphithéâtre il y avait foule, plus de monde, disait-on, que de sièges dans les travées. On nous a poussés au vestiaire pour la « mise en toge ». En endossant la mienne, je voyais Nancy, Bahiyyih, Paul et Alberto mettre la leur et se transformer avec des sourires et des clins d’œil, mais non sans gravité, en représentants symboliques de cette communauté universitaire qui est l’un des derniers remparts contre l’usage servile du savoir. Et puis fut organisé le cortège qui, précédé par les massiers, fit son entrée dans l’amphi archicomble. Et, tout de suite, un déroulement de discours, avec promesses et projets liés à cette rentrée universitaire. On m’avait en quelque sorte réservé un rôle charnière, il m’était donc échu d’introduire la cérémonie de remise des insignes par l’allocution que j’avais tant préparée. Le recteur m’a présenté mais il a fait aussi l’éloge de Christine, et c’était justice car trois des auteurs présents lui doivent leurs traductions françaises. Après une heure de propos académiques, il fallait changer de ton. Je me suis souvenu des lectures du Méjan et des conseils que m’avaient donnés les comédiens, j’ai promené mon regard pour offrir à chacun, comme s’ils étaient à lui seul destinés, des mots que je connaissais presque de mémoire. L’éloge de la fiction, ombilic de la littérature, a été suivi dans un silence qui, par son étoffe, était la manifestation la plus sensible d’une réelle écoute. Et puis, présentés par six universitaires, nos quatre écrivains et les deux absents (Haruki Murakami et Antonio Tabucchi) ont reçu leurs insignes. C’est à eux tous que je pensais quand, pour conclure mon allocution de circonstance, je disais que la littérature est mon jardin et son indicible nature une source d’émerveillements autour de laquelle je retrouve ceux que j’aime.

20 septembre – L’été n’en a plus pour longtemps, des rousseurs apparaissent à la cime de quelques arbres, des feuilles tombent avec de gracieuses langueurs. L’automne entrera en scène dimanche, jour où nous retraverserons la France. Christine est allée chercher la presse à Florenville. Dans Le Soir je découvre la page consacrée à la visite que Nancy Huston, venant de Liège, a faite au quotidien de Bruxelles. À propos de la sécession dont certains menacent la Belgique, elle se livre à une comparaison avec son Canada natal pour défendre l’idée que « les différences sont toujours salutaires. »

21 septembre – Dans Le Soir, Jacques De Decker rappelle que la Belgique « s’est laissée déposséder de quelques-unes de ses grandes aventures éditoriales ». Et de citer Marabout et Complexe, à quoi il faudrait ajouter Labor dont la belle collection Espace Nord semble être tombée aux mains de packagers. Pierre Mertens, lui, s’en prend à l’exhibition des violences « non pour informer mais pour faire jouir ». Et dès lors, écrit-il, « chacun s’érige en magistrat, se prononce pour la culpabilité ou l’innocence, en parfaite méconnaissance de cause, mais toujours avec le même aplomb. » Telle est aussi depuis longtemps ma conviction. Les gens s’autoproclament innocents par les accusations qu’ils portent, en quoi ils sont encouragés, à la télévision entre autres, par l’information, les jeux, concours et confessions publiques.

22 septembre Voici donc, et pour de bon, la dernière journée de l’été. Sa robe est ce matin délicieusement verte avec de petits ornements roux, et dans son décolleté la Semois scintille tel un collier d’argent. C’est aussi notre dernier jour à la Forge Roussel. Il paraît que Victor Hugo, comme Edmond Picard et Henri Guillemin, serait passé jadis par la Forge Roussel. Une histoire de fleur en témoignerait. Mais impossible de savoir laquelle. Souvent ceux qui vous rapportent de telles histoires ne s’encombrent pas de références, ils vivent dans un monde dont la culture consiste en un grouillement de rumeurs. À la première occasion, je leur soufflerai donc que Bouvard et Pécuchet, eux aussi, ont ici passé quelques jours.

24 septembre – Nous sommes rentrés à l’heure où la radio annonçait la disparition du mime Marceau qui écrivait des histoires inoubliables avec de simples gestes.

26 septembre – Hier, Christine achevait de traduire la préface qu’Alberto Manguel a écrite pour un petit essai de Lásló Földenyi que je publierai l’an prochain. Parmi les voies toujours mystérieuses qui nous amènent à lire un livre, écrit Manguel, il y a celle du titre. Nous pouvons ne pas nous sentir tout de suite attirés par un livre intitulé La divine comédie ou Les contemplations, mais seule une âme pétrifiée peut résister à Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes. Il a raison, Alberto, et je compte sur ce beau titre pour attirer l’attention des lecteurs.

29 septembre M’arrive par courriel une lettre de Nancy Huston à propos de nos universiades liégeoises. Elle ira rejoindre dans mes archives le thésaurus constitué par la correspondance assidue que nous entretenons depuis une douzaine d’années. Si, dans quelques décennies, un chercheur « autorisé » la découvrait, il découvrirait aussi ce qu’est l’éréthisme épistolaire de deux écrivains, dont l’un est l’éditeur de l’autre, qui n’ont cessé de palper avec des mots l’espace entre l’imaginaire et la réalité.

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