Géopolitique du « bisou qui pète »

Otto Ganz,

J’étais là, comme une bille, aussi dénué de toute impulsion personnelle qu’une bille. Je regardais mon téléviseur, puis mon gamin, debout, dans cette ridicule salopette turquoise que sa mère s’obstine à lui enfiler… il a encore réussi à lourder ses pantoufles… Mais cette salopette… Malin plaisir maternel ou sombre vengeance ? Allez comprendre pourquoi les mères d’aujourd’hui habillent leurs gosses comme des bouffons !!! J’ai vu, pas plus tard que l’autre soir, une gamine fringuée en orignal… d’un classieux… Et vas-y qu’je t’enfile une tunique verte avec des oreilles d’ourson… et vas-y que tu passeras de main en main avec ton bonnet pointu surmonté d’un gros grelot argenté, et vas-y qu’t’es un jouet, qu’on prendra des photos de toi qui ressurgiront lorsque t’auras quitté le nid pour fonder ta propre famille… et ta femme fera de même avec tes chiards… La condition humaine s’enseigne bien tôt dans notre monde. Au turbin dès l’âge de trois ans ou transformé en pelucheux, la condition humaine est un acquis précoce.

J’étais comme une bille : seule ma tête fonctionnait… trop bien à mon goût. Le dernier gouvernement qu’on a eu dans ce pays, c’était il y a un bail. Juste après, il y a eu des élections, et puis plus de gouvernement. Quarante ans… un bail. Le pays, malgré tous les pronostics, ne s’était pas effondré tel un château d’allumettes, non. Le pays existait contre toutes les tempêtes. Cette histoire de grand bateau qui prenait l’eau de toutes parts… Le navire n’avait jamais sombré : après le suicide du capitaine et des officiers, l’équipage avait, tout simplement, manœuvré pour rester à flot. Ce n’est pas exceptionnel. Qu’un capitaine animé d’un souci déontologique prenne la décision de couler avec le navire qu’il a conduit au naufrage, pourquoi pas ? Le phénomène, connu, n’est admirable qu’en termes de décision personnelle ou de lâcheté consentie. Mais dans le même ordre d’idée, qu’un navire en perdition soit sauvé par la volonté des matelots ne me semble pas plus digne d’être montré en exemple : qu’y a-t-il d’admirable à vouloir rester en vie ? Nul n’est tenu d’être suicidaire.

Un gouvernement ? Pourquoi un gouvernement ? On s’en tirait très bien sans. Les fonctionnaires eux-mêmes avaient fini par toucher leur solde ; les subsides et tous ces trucs qui lient les institutions au bon vouloir des politiques avaient suivi et tout roulait doux. Pour dire : on s’était arrangé, comme depuis toujours. « Peu de pays, avait coutume de dire mon père, ont fait preuve d’autant de bonne volonté que le nôtre. » Oui, sans aucun doute, mais était-ce, à proprement parler, de la « bonne volonté » ? Comprenez : peu de populations ont envie de vivre plus mal séparément qu’elles ne vivent ensemble. Un gouvernement ? Maintenant ? après si longtemps ? Un canular de journalistes en mal d’évènements ? Déjà à l’époque… Et puis, comment faire avec un gouvernement ? Les plus jeunes d’entre nous n’avaient même plus idée de son utilité !!! Quelle utilité ?!! Et puis, composé de qui ?!! Que signifiaient encore les résultats d’élections réalisées avant la vacance du pouvoir ? Et puis, ça remontait loin. Sûr que certains auraient voté autrement s’ils avaient vu comment leurs représentants s’étaient, par la suite, illustrés avec une inefficacité placée au-delà du mesurable…

Comme une bille. Aussi rond que l’est une bille. La nouvelle était tombée : nous avions un gouvernement. Depuis quarante ans qu’on n’en avait plus, je m’y étais habitué. Pour ce que ça changeait, et puis, le pays passait pour un modèle d’autogestion à l’étranger, alors ? Alors, qu’on nous annonce, là, de but en blanc, qu’un gouvernement s’était formé, ça sentait quand même un furieux relent de coup d’État, de putsch politique. Je me suis dit : « l’avenir, tout à coup, est incertain ». C’est cette pensée-là qui m’a piégé. J’étais pris, tenu fermement. L’avenir ? Incertain. Ce relent de putsch politique… Une tension : quelque chose se tord, asphyxié. Quelque chose se racrapote, se rétrécit, se compresse.

Les choses ne sont pas simples, jamais. « Les choses simples ne sont que des leurres : point rouge au fond du calice d’une plante carnivore. Les choses simples n’existent qu’en termes de prédation », je me dis. Les informations arrivent, prédigérées, et il m’est impossible de ne pas fixer la présentatrice, histoire de lui repérer une mimique, un sourire, n’importe quoi tant que ça la trahisse, le canular s’évente, que le silence revienne endormir mon cerveau et ses terminaisons nerveuses. Mon fils est debout à un mètre de la télévision. Il regarde les images qui défilent. Elles ne l’intéressent pas : pas assez animées, pas assez colorées, pas assez distinctes. Désignant les images de la réalité qui se suivent sur l’écran, il me dit « C’est pas bien dessiné ». Je sens mon cœur s’ouvrir comme une grenade : « Oui, mon bonhomme, t’as raison, à croire qu’on ne dessine ce pays qu’à coups de balais à chiotte. Mais qu’est-ce que tu veux, c’est de l’art contemporain ». Le ton avec lequel j’ai lâché ça le fait partir d’un bel éclat de rire.

Mon gamin, comme il en a l’habitude, entoure mes genoux de ses petits bras : « Papa !!! un bisou !!! PAPAAAA !!! ». Ça me ramène à la réalité… tout est encore là, en place. Rien n’a changé, pourtant tout est différent. On est entré dans un autre temps, une nouvelle époque. Des hommes sont à nouveau aux commandes, ça ne peut qu’empirer. L’électricité, invisible, traverse l’air autour de moi. Je suis au centre d’un équilibre menacé. On annonce un gouvernement « transitoire », ça prêterait à rire si je n’étais pas concerné. Je m’accroupis, tremblant, et ferme les yeux. Mon gnome s’époumone : « Tu fais dodo ?!! Papa !!! Tu fais dodo ??? Tu fais dodo ??? » Je le prends dans mes bras… ce relent de coup d’État… persistant… Quelque chose cliquette… mon gamin m’entoure le cou et me colle un baveux baiser, « un qui pète » comme il dit, pile dans l’oreille. Je sens son odeur : l’effroi revient : cette conscience animale d’une menace dont j’aurais à le protéger…

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