Plus car affinités

Rose-Marie François,

À Antoine de Saint-Exupéry, quand il était petit garçon

Le drâ-peau tri-colo-reu-h-est rou-géjau-nénoir.

1942 ? 1944 ? Quel courage elle avait, notre jardinière d’enfants, pour nous faire chanter cela en pleine Occupation ! Le courage de son jeune mari, prisonnier de guerre ? Et nous, quelle innocence nous mettait aux lèvres la chanson, tandis que nous longions les étangs, à quatre heures, en rentrant du village au hameau ? Aussitôt, les grands de primaire nous faisaient taire. Les arbres ont des oreilles ? Ou fallait-il céder la voix aux petits Polonais qui entonnaient alors avec conviction Ils sont foutus / On ne les verra plus… dans ce passé optatif qui donne du courage pour l’avenir ?

Ne pas se pencher au-dehors. Niet naar buiten lenen. Lettres gravées pour l’éternité dans une plaque de cuivre vissée sous la fenêtre à glisser vers soi au risque de se faire cracher au visage quelque escarbille ou un flot de vapeur de la locomotive.

Sur la boîte de sucre, Tienen n’allait pas sans Tirlemont et, selon comment soufflait le vent, Tournai s’appelait Doornik, De Panne, La Panne et Mons, Bergen.

La Belgique. Trois couleurs, un métal précieux (or) entre deux émaux (gueules et sable). Deux langues ? Plus, car affinités. Dans le train, on pouvait lire aussi È pericoloso sporgersi. Et Nicht hinauslehnen. Mon blason d’ancêtres pourrait être, en bonne Belge : écartelé en sautoir où Germains et Latins ajustent leurs nuances. Dans la proximité, coups de bec et coups de griffes difficiles à comprendre. L’Histoire, certes… Mais il y a si longtemps que le Belge (horum omnium fortissimus), sortant du tombeau… si longtemps que nous, même occis ou débaptisés, nous n’en démordrons pas, autant contraindre un chêne à quitter ses racines : In robore fortuna et Ééndracht maakt macht.

— S’il vous plaît, dessine-moi une Belgique.

— Hein ? Que fais-tu ici ? Tu vois bien que je travaille.

— S’il vous plaît, dessine-moi une Belgique.

De mémoire, comme je l’ai appris à l’école primaire, je lui trace nos frontières, les neuf provinces, j’indique les chefs-lieux, je les souligne, j’inscris Bruxelles en plus grand, souligné deux fois… J’ajoute, au crayon bleu, des vagues le long du littoral et, en vert, des épicéas dans les Ardennes. Aussitôt pivotant sur ma chaise, je remets les doigts au clavier.

— Celle-là est trop vieille, tu vois bien, il lui faut dix provinces.

Je recommence, j’ajoute la frontière linguistique et ses enclaves. Je marque les régions et les communautés. La Petite attend. J’esquisse les cantons judiciaires, les arrondissements électoraux… Cinq cent quatre-vingt-neuf étoiles minuscules figurent la brûlure des communes en fusion…

— Celle-là est trop compliquée, il faudrait une légende.

— La Belgique, un pays de légende ? Écoute, j’ai à écrire. Des articles, une conférence dont la date approche, une communication à un colloque… J’ai mon roman à relire (pour l’ixième « dernière fois »), des lettres à rédiger, des poèmes à traduire, des nouvelles à rassembler, des inédits à envoyer…

La Petite ne m’écoute pas. Elle attend. Ses yeux disent : Dessine-moi une Belgique. En hâte, je gribouille un embrouillamini de courbes et lui tends la feuille en disant :

— Voilà. Il y a là toutes les lignes qu’il faut. Sers-toi !

Contre toute attente, elle semble ravie :

— C’est exactement comme cela que je la vois : un écheveau à démêler pour me retricoter un pays.

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