Baraka, au bas mot ! Réactions épidermiques déchaînées

Denys-Louis Colaux,

Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis naît de la présence des Noirs sur leur sol.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique

Il n’est parfois pas inutile de faire place à ce bref intervalle de temps qui précède la pensée (quand elle est assez aimable pour se produire), à cette émotion qui subjugue un instant, à ce furtif moment où la jubilation ne s’occupe à peu près que des frissons qui parcourent son échine. De faire place, avant d’intellectualiser, à l’embrasement du cœur. Si tel n’était pas le cas, on verrait se dépeupler les nations On assisterait à l’effondrement du commerce des chants d’amour. On verrait triompher la raison, la mesure, l’objectivité et ainsi de suite, toutes choses auxquelles nous ne sommes décidément pas en mesure de faire durablement face.

J’entendrai, cependant que passera ma diligence pavoisée à la couleur d’Obama, aboyer les cyniques. Ainsi que Remy de Gourmont s’adressant, poétique et fervent, à Simone, je dirai seulement : « Je veux bien ». Car oui, j’ai le goût très profondément incrusté de ces abois-là et je les préfère généralement au chant des oiseaux ou au chœur des anges. Mais au soir du 4 novembre, je me hâte d’exulter. Sachons encore exulter. Déchanter, nous savons. C’est notre lieu d’excellence, le désenchantement. Nous avons fait nos preuves. Et, prudents, d’une prudence que n’inspirent au demeurant pas toujours l’intelligence ou le courage, nous avons pris le pli de ne nous émouvoir qu’à huis clos ou plus simplement encore de feindre que nous ne cédons plus à l’émotion. Obama président, hosanna ! Le vol du boomerang est fameux. Et même si l’on peut craindre que l’aile volante choisira l’émail étincelant de notre sourire béat comme point d’impact, applaudissons son évolution dans les airs. Les ères.

Si ce verdict électoral m’enchante, cela ne signifie en aucun cas que je souhaite intégrer l’énorme ronde heureuse et gavée d’espoir, la ronde qui souhaite placer au centre de sa rotation enivrée l’espérance d’un salut politique, l’imbécile espérance de la descente d’un messie. Ce que je salue dans ce grand épisode de l’histoire américaine, c’est (sans entériner un projet politique ni, au demeurant, sans le disqualifier par principe) la réparation symbolique d’une longue et épouvantable offense faite à la population noire aux États-Unis. La réparation d’une odieuse injustice. Ce que je salue c’est cette nouvelle et pertinente affirmation selon laquelle un Noir est tout aussi habilité qu’un Blanc à diriger une nation. Plus encore, une nation au sein de laquelle le Noir a scandaleusement été maintenu en situation d’infériorité. À mes yeux, saluer cet événement considérable, c’est reconnaître que, dans la voie de cette indispensable réparation, un grand pas a été accompli, sous l’impulsion d’un vaste mouvement majoritaire. Pour le reste, je regarde comme un danger, une menace contre toute forme d’intelligence l’énorme publicité faite à l’avènement d’un être providentiel. Je conspue la crédulité qu’elle éveille. La dissolution de l’esprit critique, fut-ce dans le miel, est toujours une catastrophe.

La joie me paraît légitime, l’instant de fièvre. La reconnaissance du fait en tant que bouleversement d’une suprématie insane et délétère. Quelque chose d’historique a bien lieu. Un premier coup de torchon est donné sur la très crasseuse table des matières de l’humanité. Mais les taches sont nombreuses, profondément incrustées, il faudra longtemps encore savonner et frotter et, pour ne pas perdre de vue les péchés de navigation de l’espèce, garder en perspective le souvenir des souillures. Ce ne sera pas évident car l’habitude est aussi vieille que l’humanité de naviguer en eaux sales. Un désir de propreté – dont au demeurant nous pouvons encore mal évaluer la santé, la consistance et la résistance au réel – ne changera pas les eaux qui nous portent en eaux potables.

Willie Dixon, grand contrebassiste noir-américain et immense compositeur de l’épopée blues, nous apprend ceci : « Vous pouvez avoir le Blues un jour parce que votre femme est partie comme vous pouvez avoir le Blues le lendemain parce qu’elle est revenue… ».

STRANGE FRUIT BLUES

Il faut que le Blanc fasse enfin la rencontre de son véritable format. Il s’est longtemps décrété la représentation sérigraphique la plus artistique de l’image de Dieu, s’est longtemps prétendu la forme la plus achevée du descendant du singe, se perçoit encore très souvent comme l’étalon de l’espèce.

J’écoute, coup sur coup, les voix de Billie Holiday et de Nina Simone. Strange fruit. Cette œuvre, que signe en 1937 Abel Meerepol, un Juif Américain. Longtemps Strange fruit fut un de mes chants de chevet. Par ce chant, et spécialement dans la version de Nina Simone où un piano funèbre sonne un glas redoutable, j’ai pris, dans le temps de mon adolescence, conscience de l’atrocité du racisme.

En a-t-elle produit, l’étincelante Amérique – et ses banlieues des quatre autres continents – des fumiers considérables convaincus de la suprématie de la race blanche, de chevaleresques crapules résolues à maintenir le nègre dans l’infériorité et le loisir de filer un mauvais coton, d’odieux ultra-blancs seulement occupés à des buts sacrés, à des lynchages, des pendaisons, des crémations, des exécutions inspirés par l’authenticité et la sauvegarde de la pureté. Le propre de l’Histoire : une saleté qui résiste à tous les détersifs. Lady Day ou Nina, deux scansions distinctes d’un même et poignant râle. J’entends ça. L’image des exécuteurs encagoulés de blanc flotte. Hier, ces misérables élus pendaient aux arbres du Sud (southern trees) d’affolants fruits étranges {black bodies swinging in the southern breeze). En écho à cette odieuse récolte (here is a Strange and bitter crop), la longue et souple silhouette du triomphant Obama passe comme une éponge cathartique et détersive. Réparation formelle. On adore ce qu’on a brûlé.

Il est grand temps que la face d’aspirine, la tronche de neige, l’impayable gueule d’albâtre s’amende, qu’elle batte sa coulpe blanche, qu’elle revienne humblement s’asseoir sur les gradins bariolés de l’humanité. L’avènement Obama contribue à cette reconsidération de l’être. Le fruit blanc réintègre enfin le verger de l’humanité. C’est sa place. Il a mis très longtemps à la trouver. Les obscènes traces de sa quête n’ont pas fini de souiller les chemins du monde. Mais le fruit blanc, conseillé par le ver qu’il héberge depuis toujours, aura des soubresauts. Il se trouvera des drupes pour ne pas comprendre que le salut du fruit blanc passe par cette consécration noire. Le nouveau président des États-Unis d’Amérique est noir, alléluia ! Une fête pour l’espèce et une nécessité historique. Des nostalgies mortifères sommeillent, le doigt sur la gâchette.

Obama président. Le rêve de Martin Luther King s’inscrit sur l’écran du réel. Chromo ? Imagier kitsch ? Sentimentalisme ? Vraiment, il me semble qu’il y a trop de victimes, trop de sang, trop de douleurs, trop d’injustices, trop d’humiliations, trop d’acharnements pour qu’un tel événement puisse être balayé d’une saillie ironique. Il n’est pas juste de devenir maître parce qu’on a été esclave. Il est absolument injuste d’avoir été esclave. Il est juste pour un Noir, un Blanc, d’être au nombre des éligibles et des élus. Fêtons cette nouvelle donne. Veillons à la qualité de la fête.

L’Amérique, avec son appétit de légende à bon marché (la loi du marché entre dans la composition de la légende), lance évidemment ses strass par tonnes et déclenche ses plus faramineux feux d’artifice : parti d’en bas, de tout en bas, il est noir et il culmine. L’Amérique peut pérorer dans son kitsch asphyxiant et lacrymogène. Foutre là-dedans de la romance par entières fosses de violons. Elle peut tout à la fois battre sa coulpe en rythme (rhythm’n’blues) et célébrer son sens de l’épopée individuelle. Autocélébration. Terre où tout est possible. Rappel : la confiscation meurtrière des territoires des Indiens, le Ku Klux Klan, la chaise électrique, Enola Gay, le Vietnam, Kramer contre Kramer, la famille Bush sont quelques exemples incarnés du possible américain. Le blues, le jazz, le bourbon, Hemingway, Chester Himes, Cassavetes, Jim Jarmusch, Liz Taylor, Tennessee Williams, Jackson Pollock, Philip Roth, Sue lost in Manhattan, Anna Thomson en sont quelques autres.

Ni phare ni enfer, l’Amérique.

Mais je n’en démords pas. Sur les plans éthique et esthétique, le couple Obama et ses enfants logeant à la Maison Blanche, c’est assez beau. Force de l’inédit. Phosphorescence du symbole. En un peu plus de cent cinquante ans, dans une résolution modèle de la crise du logement, dans un retournement fabuleux et admirable des choses, c’est un peu l’esclave de la Case de l’Oncle Tom qui s’émancipe superbement et prend possession, en grande pompe, de White House. À force de bicher, la romancière blanche Harriet Beecher Stowe doit tourner dans sa tombe comme une dinde à la broche. Thanksgiving inédit.

STRANGE COCKTAIL JAZZ

On papote. Oui. Mais une précision. Obama n’est pas noir. Il est le fruit d’un père kényan et d’une mère américaine et blanche. On peut aussi – ce n’est pas totalement idiot non plus – le regarder comme le fruit issu de la rencontre du Noir et de la Blanche, comme la réponse magistrale à l’affreux principe de pureté, comme une métonymie du pays, comme une figure équilibrée (afro-caucasienne !) de la victoire sur la ségrégation. Beau, racé, à l’aise, subtil, Obama fait la preuve (il se trouve encore des tombereaux d’ignares pour en douter) que le croisement génétique n’est ni une aberration ni un blasphème. Mais il implique sans aucun cloute la mise en échec d’une arbitraire et infondée dynastie blanche.

Je n’idéalise pas une couleur. Qu’une aberration ne succède pas à une autre ! Chaque couleur humaine a produit ses monstres. Il y a des ordures considérables pour chacune des couleurs de l’arc-en-ciel. Truisme. L’égalité des hommes, en laquelle nous n’avons jamais cessé de (vouloir) croire, est une sorte de credo qui participe déjà à notre désenchantement. On peut avoir le goût des symboles et n’aimer que modérément les giroflées à cinq feuilles que nous distribue la réalité. Le temps d’être une icône est bien court, le temps de laver les injures est bien éphémère. Après, Noir ou Blanc, Métis, pas moyen d’y couper, il faudra écoper à bord du radeau de la Méduse, embarcation décidément universelle.

Mais je redis qu’on peut saluer l’éphémère, la fleur durant le temps de son éclosion parce qu’elle est belle, parce qu’elle a franchi des remparts de ronciers, des armées de sécateurs, des hectolitres de pesticide. Parce qu’elle était une plante à laquelle on avait fait un destin de rhizome.

Pour le reste, ce n’est pas un prophète noir qui va siéger à la Maison Blanche. Sans jeter le discrédit sur ses projets politiques, je pense que B. Obama n’a rivalisé avec les autres candidats qu’en entrant de plain-pied dans le barnum politique américain, dans la jungle du struggle for live. Dépeçage tous azimuts. Un monde pratiquement aussi impitoyable et véreux que Charleroi ! Des défis inhumains ! Ça vous déniaise un homme de bonne volonté, ça vous le déprime, vous le retrousse comme un vieux bas, vous le ruine de fond en comble, ça vous l’atomise.

Un Belge, établi aux États-Unis, et avec qui j’ai l’occasion de m’entretenir deux secondes me dit : « Élections catastrophiques, un radical socialiste au pouvoir chez nous ! » C’est donc à un Belge que je dois une grimace de rire ! Une étincelle. Un éclat ! Il en a vu, le Belge, il sait de quoi il retourne. Une flèche de clairvoyance ! (Mon semblable, mon frère !)

And the star-spangled banner in triumph shall wave O’er the land of the free and the home of the brave !

Un peu de patience et on verra comment le réel fait menuiserie dans les symboles.

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