Sens du Sens du Sens

Jean-Louis Lippert,

À la mémoire de Claire Lejeune

Une idée juste au fond d’une cave a plus de force qu’une armée.

José Martí

On pouvait faire, cette année-là, le tour du monde pour mille dollars.

Il n’était alors pas interdit de mépriser toute forme de réussite individuelle, de n’éprouver du goût pour aucun rôle social, d’offrir son errance au seul chant d’un fleuve invisible. Chaque jour s’inventaient d’autres mondes, où les plus humbles carrières étaient celles de princes et de princesses d’un royaume englouti – celui des oiseaux et des nuages. Qui n’étaient pas privatisés. L’hymne en avait les accents d’une Internationale cosmique, dont les paroles reliaient à écrire sur les traces de nos camarades Marx et Rimbaud. Si cette haute marée de l’esprit se fracassait contre des digues où retentissaient déjà les vacarmes de John Travolta, de Jean-Paul II et des Nouveaux Philosophes, la corruption des mœurs intellectuelles n’exerçait pas encore une dictature sans partage. La Kommandantur médiatique, du haut de ses miradors, n’avait pas mis au point sa rhétorique victimaire. Jamais les producteurs d’une littérature de gare, n’existant que grâce aux projecteurs, n’auraient osé vendre leurs bavardages magazinesques en se parant du titre d’Ennemis publics. Jamais non plus tel champion des consciences de la gauche n’aurait disputé à un inconcevable Napoléon V « la palme du martyre, la couronne du Christ le plus lapidé d’Europe », car Napoléon IV ne prendrait le pouvoir que deux ans plus tard, et aucun coup d’État situationniste ne pouvait encore décider du sort d’une République. Bientôt les grandes entreprises d’outre-Atlantique, sur injonction de leur Trilatérale, inaugureraient dans les universités des chaires d’enseignement du capitalisme. « Vive la crise », entonnerait un lustre plus tard Yves Montand, sur un scénario d’Alain Minc. « Réfléchissez », susurrerait Catherine Deneuve dans un spot invitant à la privatisation de Suez. J’étais spéculateur sans un rond, misant sur la faillite à long terme de ce système. Aux meilleures grâces duquel, il fallait bien en convenir, je devais ce voyage guidé par la Phénoménologie de l’Esprit. Bagage égaré à Bombay, budget de 10 $ par jour, on fait escale aux antipodes.

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Dimanche 11 novembre 1979. Tout l’Est est déjà dimanche, tout l’Ouest encore samedi.

Entre Nouvelle-Zélande (Wellington) et Hawaï (Honolulu) : 1 jour de différence.

Opposé de Greenwich. Ligne frontière entre Est et Ouest, Orient et Occident, un jour et un autre jour. Quelque part sur La mer vous faites un pas et vous passez d’hier à demain.

Carrefour passé futur. Îles où se fait le départ entre l’Asie, l’Afrique et l’Amérique.

On devrait pouvoir enjamber ici toute l’histoire de l’humanité, me dit un jeune étudiant noir croisé sur la digue d’Honolulu. Puisqu’on fête l’Armistice, nous parlons des morts de la guerre, due au massacre de la pensée. Si le monde enfin tournait dans le bon sens, décide le jeune étudiant noir, il reviendrait à chacun d’en être le penseur. Un pied pour tous dans les rêves d’Afrique, l’autre dans la mémoire eurasiatique (ou l’inverse) : la première loi qu’il ferait voter s’il était président des États-Unis d’Amérique.

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Ce fauteuil me paraît un précaire abri pour la nuit dans une zone inhospitalière. Mon prédécesseur n’y soupçonnait même pas ton existence. Ainsi devaient aller les affaires du monde que le soleil de la conscience y était en éclipse perpétuelle. C’est toi qui me le suggères, vieux frère d’insomnie. Toi seul que je veux voir à la place d’honneur dans mon Bureau ovale. Sans en croire mes yeux ! Michelle avait pris la photo peu après notre mariage, dans ce jardin de musée à Paris. Tiens, je l’envie, ton trône à toi, ce bloc de roche où tu restes accroupi, le poing aux dents. Ta pensée féconde a pris plus d’un siècle pour s’élaborer dans mon propre cerveau. Sous le bureau, j’ai fait retirer un tapis de Perse offert par quelque Shah mis en place grâce à nos services. Pieds nus sur la dalle froide, orteils crispés, je m’invite à partager les songes du Penseur. Car un drôle de Frenchie fait antichambre à la Maison blanche, qui se dit philosophe et me presse de l’embaucher comme spin doctor. Il aurait vocation à l’engagement, se réclamant de Sartre et de Malraux. Ce serait lui qui, depuis quelques lustres, dicterait à la gauche au pays des Lumières ce qu’elle doit et ne doit pas penser. Sa lubie particulière consisterait à défendre Jérusalem contre Athènes, arguant du fait que le monothéisme hébraïque serait l’unique rempart contre toutes les barbaries totalitaires. Tu te souviens ? Notre voyage de noces. Michelle m’avait tiré dans ce parc de la rue de Varenne où tu prenais tes aises entre sept cônes de buis. Ton rictus à notre arrivée. L’air de pester tout bas contre ces promeneurs peu solitaires. Il y avait des caméras, des micros, des projecteurs. Pas pour nous, que rien ne différenciait des troupeaux ordinaires. Mais pour un envoyé de Dieu, un messie en chemise à dentelles désignant comme idéologues fascistes et nazis tous les faux prophètes actuels commettant le crime de blasphémer l’Amérique, c’est-à-dire l’esprit du monde ; car, éructait-il en te prenant à témoin, le glissement sémantique est permanent ; on dit « Amérique » mais on pense « juifs », on dit « impérialisme » et on pense « conspiration juive ». Nous le vîmes alors prendre une pose à la Malraux. « Face à la menace la plus terrible qu’ait jamais connue l’humanité, celle d’un dépassement du capitalisme, je crois que la tâche la plus urgente en ce prochain siècle sera de réhabiliter l’adoration du Veau d’Or. » C’était une équipe de CNN qui tournait la scène. Bientôt disparut leur tourbillon. J’entends encore la voix de celui qui était déjà le plus célèbre penseur au pays de Voltaire. Cette conscience des damnés de la Terre avait laissé entendre que critiquer le capitalisme équivalait à se rendre coupable de génocide. J’ignorais alors qu’il était milliardaire. Il n’avait pas encore mis son jet à ma disposition pour m’inviter, en compagnie de son ami le patron du FMI, dans son ryad à Marrakech, non loin de bidonvilles où des milliers de familles disposent d’un seul robinet d’eau potable. C’était à présent de la sueur qui coulait sur ton front de bronze. Tu brûlais d’une fièvre surhumaine. Un prophète en dentelles avait-il provoqué l’ébullition de ton crâne ? Sous nos yeux, tu te mis à trembler de tous tes membres métalliques. On aurait pu te croire frappé d’épilepsie. Mais il y avait un rire dans tes soubresauts convulsifs. Alors ce geste. Pas d’autre témoin que nous deux. Michelle prit la photo, celle qui trône à présent dans le Bureau ovale, puis posa la main sur ton front où avaient giclé quelques postillons. Que voulais-tu répondre au Juste entre les Justes ? Elle te caressa le visage. Arcades sourcilières creusées sur un abîme, où je plonge aujourd’hui. Nous n’avions sans doute pas l’air de touristes yankees comme les autres. N’étions-nous pas des descendants de Chant, fils maudit de Noé ? Avoue, ce n’est pas tous les jours qu’une belle négresse te taquinait la nuque. Mais de là… Deux doigts sur ta mèche latérale, qui faisait penser à une casquette de nos kids. L’arc horizontal de tes épaules se courbait vers la gauche, en sorte que ton bras de lutteur prenant appui du coude sur l’autre jambe et ton poing fermé ramassaient une énergie concentrée tel un uppercut immobile en pleine mâchoire. À cet instant tu nous l’as dit. Bien sûr, il y avait toujours de la colère taciturne dans le monde habité de tes rêves, mais nous en faisions partie. Si j’avais pu comprendre alors tout ce que racontait ton silence renfrogné ! C’est elle encore, la First Lady, qui me l’a rappelé. La nuit de la victoire, à quelques jours près, il y avait tout juste cent ans que ton créateur, le 15 octobre 1908, s’était installé dans cet hôtel Biron de la rue de Varenne…

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Dès l’aéroport d’Hawaï, les touristes sont entourés par des pêcheurs lançant leurs filets. Moue de l’un d’eux subodorant que, trop petit poisson pour cette pêche à 3 $ pièce la place de bus, je serais peut-être une plus grosse prise que ces sardines et harengs de piètre qualité. Relativité de la valeur marchande. Ce dont je parle avec le jeune étudiant noir croisé sur la digue d’Honolulu. Pourquoi ne pas imaginer un renversement du cycle Argent Marchandises Argent ? Yes, We Can ! Voyant que j’ai pour guide la Phénoménologie de l’Esprit, il évoque la Bête sauvage, image utilisée par Hegel pour désigner la société bourgeoise, insatiable et débridée, quand elle se réduit à un marché. Tout dans nos vies relève de l’improbable. Père africain, naissance ici, enfance en Indonésie. Études aux States. J’approuve son projet d’inverser le sens de la rotation planétaire quand il sera président d’Amérique.

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Joli cadeau d’anniversaire ! Ce 15 octobre 2008, et les jours alentour, furent parmi ceux du dernier siècle qui donnèrent le plus à penser au Penseur. La foudroyante hémorragie cérébrale du système capitaliste, cette explosion de sa bulle spéculative, ne serait enrayée que par une surenchère de spéculation gagée sur les siècles futurs. Une transfusion d’hémoglobine fictive qui se paiera sur le sang bien réel des générations à venir. Le crédit, credo du Capital, affirmait un frère disparu lorsque mon créateur en était encore aux premières ébauches de ton serviteur. Mais quand je creuse une peine, je m’en nourris. De siècle en siècle en moi remuent les tourments de millions d’inconnus. C’est d’abord une souffrance qui s’exprimait par la bouche de cet homme caricaturant à ce point la figure du prophète qu’il illustrait médiocrement le génie juif. Je ne veux pas ajouter une humiliation de plus à celles qu’il s’inflige lui-même en méprisant à ce point tous les porteurs de parole qui se sont violemment heurtés aux autorités établies d’Israël et de Juda. Pauvre Ezéchiel ! Pauvre Isaïe ! Pauvre Jérémie ! Pauvre Amos ! Pauvre Job ! Injure ! Calomnie ! Diffamation ! Il serait d’autant plus infâme de traduire en justice le Penseur – de mettre un bronze aux fers – que sa voix singulière n’a que cet endroit pour faire entendre son message universel. Et le chantage intellectuel qui le contraindrait au silence, d’autant plus indigne que monte en puissance, des mêmes égouts de La société qui avaient engendré le nazisme, les miasmes pestilentiels de multiples racismes traquant à nouveau leurs victimes expiatoires. Alors, oui, j’ai eu ce geste. Le seul en un siècle d’existence. Une statue bien élevée ne devrait pas, j’ignore encore ce qui m’a pris. Ou plutôt si. L’instant d’avant. Ce type, je m’étais mis dans sa peau. Ce qui peut-être a donné des idées à mon corps. Comment savoir ! Car tous ces inspirés visionnaires se disaient messagers divins pour dénoncer la corruption sociale. Ils vitupéraient les accapareurs et condamnaient les pratiques religieuses ne servant qu’à masquer les ignominies de la Bête. Ils annonçaient l’humiliation des grands et la colère de Yahvé. Ce furent les ancêtres de Marx et d’Adorno, d’Ernst Bloch et de Walter Benjamin. Aussi, dans mon parc de la rue de Varenne, eus-je envie de pénétrer les pensées de cet homme qui avait cru pouvoir écrire un Testament de Dieu. Le Penseur devenait ce penseur. Face à la sculpture d’un homme nu, j’entrais dans une spéculation double. Je me voyais le voir tout en me regardant. Je me faisais l’effet d’un de ces embuscadins, comme pendant la Grande Guerre on nommait les embusqués de l’arrière, prompts à parader en jouant les avantageux dans leurs uniformes immaculés, tandis que El piétaille des poilus se faisait étriper sur le champ de bataille. Mais chut ! Ma légende justifiait amplement toutes les médailles dont se parait ma chemise en dentelles, décrochées au prix de joutes mémorables sur le front médiatique. Et d’ailleurs, quand je risquais ma vie dans les jungles du Bengale, tentant d’arracher l’Asie aux griffes du dragon communiste, ne m’arrivait-il pas de voir cette Statue du Commandeur gravement assise à La cime d’un arbre, qui hochait pour moi seul un front pensif où je lisais tous les charniers, les camps, les cortèges de la mort que mon Verbe aurait à délivrer de leur gangue de sang ? Cette barbarie à visage humain qui depuis Marx, funeste héritier de Platon, s’affublait d’un sourire vainqueur, j’aurais à lui arracher le masque pour que les siècles à venir n’aient plus même à connaître la trace d’une malédiction millénaire dont il m’incombait d’éclairer les vérités dernières. Oui, derrière tous les phénomènes du démon totalitaire, il s’agissait pour moi de percer à jour un noumène où s’originaient tous les malheurs des hommes : Karl Kapital et ses saintes écritures, bien sûr, mais aussi l’essence fondatrice de ces malheurs : l’utopie d’une Cité idéale. C’est ainsi que l’éthique et le devoir moral s’incarnèrent à mes yeux dans la figure du Penseur juché sur une tour de guet végétale, pour m’enjoindre une mission biblique, celle de séparer les justes et les méchants. Dans l’esprit de son concepteur, n’était-ce pas moi-même qui devais surplomber la Porte des Enfers ? Je vole de mes propres ombres, aurais-je pu écrire avant de m’envoler vers l’Orient, comme je contemplais le groupe des trois ombres au sommet du monument sculpté, dans ce même jardin du musée Rodin où le hasard télévisuel venait de me conduire, ayant fait quelques pas depuis deux seuils qu’un autre hasard mettait face à face dans cette rue : l’ancienne résidence d’Aragon et le palais de Matignon. Ne convenait-il pas de savourer déjà la future descente aux enfers d’un locataire fidèle à de Gaulle qui vous aurait le front de s’opposer à la guerre en Irak, tout en prétendant tenir le pas gagné de Rimbaud ? D’autre part, ne serait-il pas stratégique de placer un prochain livre sous les auspices de ce poète communiste, qui en appelait justement à l’auteur d’Une Saison en enfer pour expliquer ce qu’il était ? Passé l’arc de triomphe reliant les numéros 55 et 56 de la rue de Varenne, comment n’aurais-je pas suivi le chemin de mon destin vers les numéros 75 à 79 ouvrant sur ce parc, où m’attendait une rencontre avec mon double qui serait mémorable…

Comment un coucher de soleil peut-il exprimer une telle mélancolie, quand les hommes restent muets d’hébétude après leurs journées de travail, avant leurs nuits d’amour. Ces éléments racontent aux hommes leurs propres virtualités éteintes. Pendant que j’écris ceci sur la digue d’Honolulu, dans la pénombre du soir, une fille solitaire s’avance vers la mer et pénètre dans l’eau avec son pantalon jusqu’aux hanches, bras levés telle une arche tenant ma Phénoménologie de L’Esprit. Le jeune étudiant noir fait son apparition sur la plage. Il prend une photo, puis lui conseille de ne pas tenter la traversée de l’océan cette nuit. Nous avons mieux à faire à l’Étoile polaire, un café de la digue, où la fille se laisse étourdir en l’écoutant vitupérer la Bête Sauvage et rêver de ses projets pour le siècle futur, quand il sera le président des Amériques.

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Ta présence palpite contre les étoiles en cette nuit où je prends possession du Bureau ovale. Qu’as-tu donc à me dire, si toute pensée véritable vise à rendre le monde plus juste et plus beau ? Parle-moi, nous avons toute la nuit. Comment ne décevrais-je pas l’espérance de milliards d’humains si je ne me mettais à l’école du Penseur ? Le monde entier te connaît, sans même qu’il soit utile de prononcer le nom de ton auteur. Chacun te porte en soi comme depuis l’aube des temps. Quand tu as vu le jour, certains ne t’ont-ils pas comparé à un singe rageur ? Sois tranquille, ça m’est arrivé plus d’une fois. De quoi nourrir quelques complicités. Voilà pourquoi rien ne pourra jamais nous séparer. Qui sait les décisions mondiales que tu aurais dû prendre ? Mes modestes options s’inspireront des tiennes. Jamais je ne ferai pencher un choix sans consulter ton regard, ni sans suivre celui-ci vers la Porte de l’Enfer que ta réplique était supposée voir en surplomb de cette monumentale construction. C’est même, paraît-il, une figure en majesté de Dante que ton auteur avait prévue pour tenir ce rôle, entre celles d’Adam et d’Ève. Contempler à ses pieds les groupes de damnés pour les départager, quelle responsabilité ! Par exemple, est-il peuple plus en souffrance que celui de Palestine, quand la sécurité d’Israël demeure notre priorité ? Chaque victime de l’actuelle Shoah planétaire voit danser au-dessus de sa tête plusieurs millions de dollars en produits bancaires, quand la somme réunie pour sauver les gangsters, lors de la dernière embolie financière, pourrait venir à bout de toutes les misères. Immense foule surnuméraire ayant moins de valeur que nos ordures ménagères. Celles-ci sont recyclables, donc valorisables. Y aurait-il authentique liberté sous le joug de ce libre marché que prêchait le messie en chemise à dentelles dans ton parc de la rue de Varenne ? Si les lois ne sont faites que pour être contournées par les maîtres du monde, une seule ne souffre pas la moindre infraction : celle de la Valeur. Quantification de l’univers. C’est toi qui me l’as enseignée, soulignant avec ironie qu’il n’y avait pas que les Chicago Boys dans la ville où je deviendrais sénateur. Loi de la Valeur ! Chacun doit s’y soumettre, sauf toi le Penseur. Toi qui me fis lire Le Capital et apprendre par cœur cette loi, révélée par ton frère Karl Marx, « qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même ». Quelle idée que celle d’avoir à s’engager dans un procès avec le Veau d’Or, ce Moloch dont Marx avertit ailleurs qu’il trinque leur sang dans le crâne de ses dupes ! Mais une autre présence, me dit alors Michelle, rôdait à proximité. Presque à portée de voix, dans cette même rue de Varenne. « L’enfer existe il est la part du plus grand nombre » Face au palais de Matignon se trouvait la maison d’un poète communiste français, qui fut reçu par Franklin Roosevelt. « L’enfer existe il est ce paysage fou » Un frère de Marx, de Rimbaud, de Dante et de l’autre Amérique, celle du côté des choses qui fut toujours jusqu’ici tenu pour maudit, celle de Walt Whitman. Aussi je me permets de rouler en leur honneur – et au tien – quelques feuilles d’herbes dont la fumée nous permettra d’éclairer « la résignation des visages à l’ombre, l’espoir tenu pour crime et la vie à genoux ». Comme à Honolulu lorsque j’étais gamin. C’est drôle, ces souvenirs que tu fais soudain revenir…

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Ciel, tu es notre Joker. Arrête de jouer avec nous. Ou alors apprends-nous la portée de tes messages. Au Polynesian Cultural Center, sous les nuages en feu, se promène Miss Hawaï, rencontrée à l’aéroport de Tokyo. C’était, dans le hall, un concert de beautés s’embarquant pour une compétition mondiale vers ces îles. Elles m’avaient permis d’imaginer leurs origines respectives et, pour la fille du coin, je ne m’étais pas trompé. Le jeune étudiant noir croisé sur la digue arrive par hasard en sifflotant, qui invite bientôt sa Miss à la Maison blanche le jour où il sera président d’Amérique. Dans ces vastes jardins folkloriques, nous fait-il remarquer, tous les touristes consomment la contemplation de ce qu’ils ont irrémédiablement perdu. Une bêtise d’une crasse inrécurable suinte de la Bête Sauvage. On les voit s’amuser à grappiller des miettes de commisération dans le regard et le sourire d’« indigènes » réduits à la mendicité. Sans même se douter du mépris qu’ils récoltent, monnaie de singe comparable aux pièces dont se paient ces exhibitions emplumées. Jusqu’à quelles racines faudra-t-il creuser nos réflexions ? Le pire des racismes est le racisme social, mais l’humour des pauvres sait parfois mener un très grand train de vie, conclut le jeune étudiant noir en allumant un joint.

L’herbe du diable et les petites fumées de ton adolescence m’aident à remonter le temps. C’est il y a trente ans que ces grands libérateurs de l’intelligence néolibérale surgirent face au conservatisme de la pensée marxiste. Bientôt viendrait Reagan, et tout ce qui suivrait. Sous le signe de l’Éternel. Bien sûr, ce serait plein de paradoxes. Excuse-moi si je parle encore de la place que je connais le mieux, celle de Paris, mais elle avait toujours une puissance de rayonnement mondial. Debord le Noumène, Sarkozy le Phénomène. À quelques décennies de distance, l’un et l’autre expriment à l’extrême la théorie puis la pratique d’un néolibéralisme libertaire et libertin qui se rebelle contre principes, valeurs et idéaux traditionnels. Car la bourgeoisie d’antan, malgré ses jeux de masques, ne pouvait se concevoir sans une sphère culturelle où Dante ne se confondait pas à un Soljénitsyne. D’ailleurs, pour notre muscadin, ne font-ils pas mouche ensemble, Debord et Sarkozy, quand ils prennent pour cible une gauche morte en 68 ? Depuis lors, n’est-il pas avéré qu’il ne saurait y avoir, à proprement parler, de puissance d’argent, puisque la volonté de puissance – au sens de Nietzsche – est de manière exclusive devenue l’apanage d’une plèbe n’assouvissant plus que sa soif de vengeance ? Les Nouveaux Philosophes (que Debord désignait comme ses récupérateurs) achèvent donc de briser les tabous. Tabous qui se sont déplacés vers une omerta contre toute forme de pensée, non sans encourager les plus multiples formes de transgressions formelles à l’expresse condition qu’elles n’inquiètent en rien le nouveau despotisme. Écoute-les, ceux qui furent les Grands Prêtres d’une révolution menée par le capital contre la force de travail. Le meilleur des camouflages pour la Bête sauvage d’un capitalisme tout-puissant. Prête l’oreille, celui-ci me toise depuis trente ans. Je me suis donc permis d’entrer dans son cerveau. Cette année même où te ramènent d’autres pensées, j’étais lui me regardant. Démarche en principe essentielle du philosophe. Alors écoute… Figure contemporaine de la. barbarie que celle d’un Penseur prétendant soupeser les âmes sans m’en référer ! Ne suis-je pas le seul Scribe et Docteur de la Loi ayant pouvoir de séparer ce qui doit être absous de ce qui est inexpiable ? Je crois entendre encore le « Ne dites pas n’importe quoi », que m’assène Jacques Derrida, ce 17 juin 1979, dans le Grand amphithéâtre de la Sorbonne, lors des États Généraux de la Philosophie où je me suis infiltré pour prendre le micro. J’avais osé monter à la tribune et, seul face à la meute, lui demander qui, des philosophes ou de moi-même à la télévision, le premier, avait eu le courage de dénoncer le Goulag. « C’est n’importe quoi, mais un n’importe quoi qui pose question », poursuit Derrida dans le brouhaha, comme je m’obstine à défendre l’honneur des médias contre le mauvais procès qu’on leur fait à la tribune, au nom d’une supposée pertinence de la réflexion critique. Après tout, le concept qui restera comme le plus important de notre époque, parce que d’avoir été forgé par moije parle bien sûr du Goulag – n’eût-il pas le plus transcendantal depuis la Bible ? Que pèsent, face à lui, les notions d’histoire et de dialectique, ces nombres premiers du délire totalitaire ? N’ai-je pas mis en lumière qu’elles sont, avec le Goulag, dans un rapport de subordination tel que celui reliant l’essence du Mal à ses manifestations phénoménales ? Par exemple, à propos de Cuba, mon expression « Goulag tropical de Castro » ne dispense-t-elle pas de toute autre analyse ? Une fois l’histoire des hommes et leur dialectique rembarrées parmi les vieilles lunes dont se nimbait le fantasme d’une Cité idéale, ne reste plus qu’un rapport enfin pur entre la race élue et celle des damnés, rendant justice à l’éternelle vérité biblique, celle qui oppose la géhenne au paradis, puis-je à bon droit me dire devant la Porte de l’Enfer encadrée de son Ève et de son Adam. Qu’importe encore la fable du purgatoire où s’est fourvoyé Dante ? Selon notre Yesha Rabbinical Council, peut-il s’imaginer quelque innocent parmi les ennemis durant une guerre où le Peuple de la Parole est menacé ? Ce qu’a prouvé notre Mossad en secourant toutes les dictatures qui nous étaient nécessaires, au Zaïre ou ailleurs. Oui, j’ai osé dénoncer l’Athènes politique comme adversaire de la Jérusalem hébraïque ! Bref, comme une anticipation de Berlin sous svastika et de Moscou sous étoile rouge. Athènes, envers monstrueux de Jérusalem. Immanence païenne contre transcendance judéo-chrétienne. Cité antique opposée à cité de Dieu. Voilà l’exacte frontière enfin posée par l’héritier de Moïse. Le paradigme théologique, seul lieu d’origine du droit et de la Loi, face au contrat social dérivé d’arguties socratiques. Mais voici qu’envahit l’atmosphère une charge d’ondes ironiques émanant du Penseur. Moi qui avais assimilé toute pensée à mes propres opinions, me laisserais-je intimider par cette idole de métal ne se dissimulant sans doute le visage que pour soustraire à ma vue les moustaches d’Hitler et de Staline ? En lui, comment ne pas reconnaître l’éternelle figure du Malin ? Voyez cette parodie d’homme réel ! Cette musculature concrète ! Ce poids de vulgaire matière brute, enfoncée dans un terroir propice aux pires folies meurtrières ! Où est chez lui la Loi morale ? Peut-on croire qu’il partage le paradigme monothéiste comme alternative indépassable à tous les génocides ! Rien en lui n’évoque, à la croisée de la Loi et du Moi, les hauts lignages d’une foi judéo-chrétienne ! Rien, dans son discours, de ces fulgurances hors lesquelles il n’est de rempart contre la barbarie totalitaire ! Nul n’incarne plus que lui conjointement nazisme et communisme à la française. Soit, l’antithèse d’un monde enfin libéré de sa pesante glèbe, dans la subtile volatilité de ses essences financières. Fantasme d’un homme athlétique, enraciné en son corps autant qu’en sa terre, sa race et sa nation, le Penseur concentre en lui tout ce que je dénonce depuis l’entrée du peuple élu en Chanaan…

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Ces deux enfants dans un bus traversant l’île paradisiaque, agrippés à leur mère telle une outre d’amour à laquelle ils puisent à longs traits. Miel et lait de tous les mythes originels. Cycle d’un infini fluide sanguin. Source et estuaire mêlés d’un fleuve encore à découvrir. Dans leurs yeux, plus de jouissance que dans toute forme de reconnaissance sociale. Immense fierté d’être un objet de curiosité pour ces regards, de même qu’étant petit, loin de l’Europe, je me laissais fasciner par toutes les négresses magies. Sphéricité de la planète, comme du crâne, comme de l’œil. Nécessité d’un point de vue antipodique… Ce que je confie au jeune étudiant noir d’Honolulu, qui m’apprend qu’a lieu le soir une conférence à l’Université.

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Ta présence éclaire d’obscures zones de ma mémoire. Les souvenirs affluent, venus je ne sais d’où, telle une sève irriguant les plis cachés de ma conscience. J’aspire la fumée de l’herbe et l’air est moins opaque. Esprit volatile, sang liquide, corps solide. Fluide coule en moi le sang de multiples terroirs peuplés d’êtres athlétiques, fluide comme l’argent dont on dit qu’il est le sang de l’économie mondiale. Soit mille dollars par habitant de la planète chaque jour. Dont vingt-cinq expriment la production de biens et services, et autant le marché boursier, tout le surplus représentant les produits financiers dérivés. Délivrée de ceux-ci, une économie équitable assurerait ainsi un revenu quotidien d’une centaine de dollars par famille de quatre personnes, compte tenu du niveau de productivité mondiale. Que cherches-tu donc à me dire en insistant toujours sur le prêche de ce prophète en dentelles, fréquemment cité comme référence par le New York Times ? Tu me fais voyager dans certains territoires où le plus court chemin d’un point à l’autre passe par de très longs détours, j’y suis. Ce Juste entre les Justes est un puissant manieur d’idées qui, lors du récent anniversaire de l’État d’Israël, en était l’invité d’honneur en compagnie de Kissinger. N’incarnaient-ils pas une double figure de la victime, du mal aimé, de l’ennemi public ? Oh ! ne m’entraîne pas sur cette voie de tous les dangers. S’il me fallait t’y suivre, tant de fantômes en sang se mêleraient à la fumée dont se dissipent les ombres de ce Bureau ovale. Conseiller à la Sécurité de Nixon, l’un des tueurs de Kennedy ; inspirateur des bombardements secrets sur le Cambodge et le Viet Nam ; instigateur de l’invasion du Cambodge, qui provoqua la mort d’un million de Jaunes ; concepteur d’un ordre mondial au nom duquel devaient se perpétrer les coups d’État fascistes en Grèce et au Chili, l’assassinat d’Allende, puis la propagation d’une opération Condor (du même nom que la fameuse Légion) visant à exterminer toute forme d’opposition marxiste en Amérique latine : ai-je le droit de réveiller ces spectres ? Conspirationnisme ! Car la notion d’Empire trahit une maladie chez celui qui s’en inspire, les tenants de la notion d’Empire sont avec les bourreaux contre les victimes, non ce n’est pas l’Empire qui tue mais la notion d’Empire, dont on peut même affirmer qu’elle est génocidaire, avec l’ectoplasme en dentelles qui fait le pied de grue pour devenir mon spin doctor. Il m’est arrivé de le croiser dans l’ombre de George Soros, l’un des champions de la spéculation financière. Son coup d’éclat contre la livre sterling lui avait permis d’empocher un milliard en moins de temps qu’il ne m’en faut pour souffler cette bouffée. Devrais-je m’abstenir de penser sous le prétexte que ce financier philanthrope, avec Warren Buffett, comme d’autres achetaient jadis leurs indulgences à l’Église, fut parmi les bâilleurs de fonds de ma campagne électorale ? Ceci est le sang de l’Alliance nouvelle versé pour le salut de tous. Si mon sang liquide, par ébullition, sépare ses éléments volatils et solides, mon esprit s’évapore et mon corps explose par caillot en plein cœur. Si le sang de l’économie s’envole en fumées boursières, le résidu compact obstrue les artères vitales. Quelles parts de l’organisme s’agira-t-il de liquider, jusqu’à la prochaine embolie ? Il faut les trois éléments, me dis-tu, comme entre l’ange de Jérusalem et le démon d’Athènes, entre révélation prophétique et réflexion philosophique, devrait couler un fleuve poétique. Fluides et transitoires l’eau comme le sang. Leur haine comme haine de toute médiation dialectique. Sans étendue liquide entre la foi et la raison, c’est la foi qui se fait unique raison quand la raison devient à elle-même seul objet de foi. La foi se prétend loi, la loi se prétend foi dans un monde sans foi ni loi. Ce monde sans foi ni loi, de Reagan à George W. Bush, devait donc à terme connaître quelques problèmes de liquidités. Que je suis chargé de réguler, moi le travailleur social ayant lu Marx au temps d’Harvard. « Le crédit public, voilà le credo du Capital. » N’était-ce pas mon nègre de père qui me lisait jadis : « Maint capital faisant aujourd’hui son apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n’est que du sang d’enfants capitalisé hier en Angleterre » ? Toujours le sang, la loi du sang dont en principe découle une fluidité possible de cette économie capitaliste. Mon père venu d’Afrique ajoutait en riant que désormais le sang se prélevait sur la planète entière. Ce qui me ramène à mon enfance en Indonésie, puis au retour à Honolulu. Donc, puisque tu organises les tourbillons de ma mémoire, vers ce Messie de la cause des peuples. C’était en 1979. S’il s’agit entre nous de pensées, pour la première fois de ma vie j’allais voir un penseur. Il se trouvait en tournée de promotion mondiale, venant de France, et devait se produire à l’université d’Honolulu. Depuis l’année précédente, son nom s’affichait à la une de tous les grands journaux américains. Sa bonne nouvelle était claire : Marx était mort. La chose aurait paru banale, dite par un politicien rural dans quelque gazette locale, mais proférée par l’un de ces Nouveaux Philosophes de Paris, ça te prenait une autre allure. Les îles Hawaï, décentrées de toute capitale de la culture, auraient droit à l’annonce en live par la star au look fun et cool. L’effet de curiosité ressemblait à celui qui aurait envahi n’importe quelle station balnéaire européenne si, depuis la New Orleans, quelque incroyable rumeur concernant la mort du jazz avait fait le tour du monde, répandue par une poignée de musiciens célèbres, dont l’un serait en personne venu le prouver de plage en plage avec sa trompette magique. Il ne fallait pas rater ça !…

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Hors toute structure familiale ou sociale je m’estime ignorant en tout. À présent, j’ai au moins fait le tour d’une chose : le monde. Même si je n’en suis qu’à la moitié. Qui voudra jamais me croire si j’écris qu’il me reste quelques dizaines de dollars ? D’autres en feraient la trame d’un roman. Pour moi, ce n’est pas demain la veille. J’en parle au jeune étudiant noir croisé à Honolulu, déclinant son invitation à l’accompagner pour suivre une conférence dont je connais trop bien le contenu. Je lui montre à nouveau mon guide touristique, la Phénoménologie de l’Esprit. Dans ses pages, quelques notes prises au bic rouge après une intervention récente à l’ULB, lors du passage de B.-H. L. Une des principales faillites d’un monde riche en faillites : celle de sa pensée. Ne voit-on pas surgir toutes sortes de bluffs idéologiques, faisant croire à la fin des idéologies pour prouver qu’ils existent ? Le jeune étudiant noir hoche la tête : cette question de la pensée sera cruciale pour le siècle futur. On nous parle de « la démocratie, cette idée simple », puis du « totalitarisme comme perversion de la démocratie ». Voyons, comment la « démocratie » pourrait-elle s’envisager hors d’un processus en devenir, lié au mouvement de l’histoire. De même qu’à Bruxelles il y a peu, même si j’ai resquillé ma place, il faudrait encore crier au mauvais spectacle en exigeant d’être remboursé. Je n’ai donc plus revu le jeune étudiant noir qui envisageait de bousculer un jour le monde en devenant président des États-Unis d’Amérique.

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Dans le chaos des événements du monde, combien de voix résonnent à mes oreilles métalliques !… Les plus assourdissantes sont celles qui dominent l’opinion publique. Ici se pose la question de ce que Platon nommait methoria, ligne de frontière entre le penseur et l’homme d’État. Quelle place pour la vérité sur l’agora comme dans l’arène politique ! Peut-être n’en eut-elle aucune entre la chute du mur de Berlin et celle de Wall Street. C’est alors l’opinion d’un seul parti qui occupa, sous couleur d’une fin des idéologies, tout l’espace dévolu à l’expression idéologique.

Une social-démocratie libérale et libertaire géra le capital sur tous les marchés d’opinions de la planète, avec autant de querelles qu’il y avait de stands concurrents, de l’extrême droite à l’ultragauche, exhibant une couleur pour chaque opinion du marché. Seule en fut exclue la pensée de l’auteur du Capital. Dont le prophète en dentelles écrivait : « Il n’y a pas de ver dans le fruit, pas de péché tard venu, car le ver c’est le fruit et le péché c’est Marx ». Le capitalisme étant tenu pour indépassable horizon de l’histoire, libre est le marché d’opiner à toutes les rébellions factices, pourvu que jamais ne soit mis en question le nouveau dogme. Privatisation, déréglementation, réduction des dépenses sociales : si ces trois oukases de l’école de Chicago furent imposés en France par Mitterrand et Rocard, Jospin et Bérégovoy, comme en Belgique par Onkelinx et Di Rupo ou en Amérique par Clinton, et si les actuels dirigeants du Fonds Monétaire International comme de l’Organisation Mondiale du Commerce ne pouvaient qu’être socialistes, c’est que le symbole d’une rose au poing convenait mieux que celui d’une cravache pour mettre au pas la piétaille du capital variable, autre nom du prolétariat. La classe majoritaire, celle des producteurs de la plus-value, vit ainsi à l’œuvre une idéologie caméléon, changeant sans cesse à sa guise de nom comme d’identité selon les besoins du marché. Où pouvait alors se loger la résistance ailleurs que dans certains maquis du rêve et de la mémoire, l’art et la littérature étant eux-mêmes sous contrôle ? Ce qu’un auteur belge nomma, voici quinze ans, la cinquième dimension. J’entends s’entrecroiser les réflexions du président le plus puissant de la planète et des bribes de pensées surgies d’un personnage imaginaire. Si celui-ci se caractérise, depuis trente ans, par une inexistence officielle, il est tentant de croire à la fable de cette rencontre sur la digue d’Honolulu. Jusqu’ici m’étaient parvenus les échos d’une Sphère Convulsiviste créée après son retour du monde, et d’une fresque littéraire où il tenait enfin un rôle social, même fictif : l’une des seules œuvres vouées à une mise en question radicale de la tour Panoptic. On peut y lire à quel point un régime de spéculation financière cadenassée, comme durant la période allant de la fin de la guerre à son voyage aux antipodes, correspondait à une immense libération des spéculations intellectuelles ; puis, l’œuvre romanesque où il figure témoigne du bouclage de ces spéculations de l’esprit dans un enclos concentrationnaire allant de pair avec l’envol des marchés spéculatifs. De sorte que le paradoxe éclairé par son imaginaire mélopée signale, sous l’interdiction d’interdire promulguée par les avant-gardes libertaires, l’existence d’un plan qui ne manquerait pas de tireurs d’élite pour faire prévaloir une dérégulation sociale, au seul service de l’émancipation du Capital, tout se passa comme si s’était jouée une guerre d’occupation de la zone principale d’influence dans le cerveau global, entre l’un et l’autre sens donnés au terme de speculator, qui désigne à l’origine un observateur ou une sentinelle. On devine que, plus que quiconque, fut sensible à ce thème une solitaire vigie dans son parc de la rue de Varenne. Celle-ci n’eut de cesse d’observer à quel rythme se mitraillait l’idéologie contemporaine, privée des mélodies qui l’entouraient jadis d’un charme harmonieux. Rythme comparable au battement mécanique produit par les synthétiseurs de l’industrie techno. Pas de semaine sans que l’une ou l’autre de ces sentinelles, du haut de leur mirador, ne somment les masses apathiques de quelque rafale médiatique, relayée par leurs comparses dans la sphère politique. C’est au doigt et à l’œil que, comme un seul homme, les foules obéissaient aux injonctions de ces dresseurs et redresseurs d’opinions publiques. Il ne s’agissait pas de les persuader ni de les convaincre, mais de les soumettre à des ordres contraires aux intérêts majoritaires : ceux des actionnaires. Les profits à deux chiffres exigés par ceux-ci, conjugués à l’impératif des compressions salariales pour cause de compétition internationale, constituaient l’unique doxa. Spéculation financière et crédit populaire firent un mélange détonant qui trouverait son exutoire dans une aventure militaire de grande ampleur contre l’Orient. Tout cela se résume en l’arrogante image de la tour Panoptic. Ainsi le dernier ouvrage où le personnage figure, décrivant la crise actuelle, donnait-il à voir sa ville bruissant « d’une rumeur selon laquelle cette tour était condamnée à crouler sous le poids de ses propres mensonges ». Comment résumer cette systématique du double langage et de la duplicité ? C’est une question à laquelle ne pourront se dérober tes réflexions, sous peine de voir se dissiper mes traits parmi les ombres qui envahiront à jamais ton Bureau ovale.

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Révolution : quelque chose, par le rêve, doit être révolu.

J’ai vu, lors de ce tour du monde, une sphère vouée aux convulsions. Sphère Convulsiviste sera le nom d’une exigence à mon retour.

Celle d’une convulsivité supérieure de l’esprit.

Ce jeune étudiant noir d’Honolulu…

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Je t’écoute et tes mots enfumés s’enroulent aux spirales de mes propres pensées. Peut-être fallait-il prouver que la liberté du Penseur est un oiseau trop fabuleux pour se laisser piéger dans la cage d’une social-démocratie libertaire. Car mes réflexions ne viennent pas des cabinets d’études, mais de la rue. Combien j’ai pu faire de rencontres, par exemple, sur la digue d’Honolulu ! C’est là qu’un autre monde possible prit naissance à mes yeux, surgi du tourbillon des vagues où des millions d’enfants pareils à moi roulèrent au cours des millénaires. Mélangés à l’écume sur nos planches de bois, nous étions poissons et oiseaux. Pardonne-moi si mes idées conservent un roulis qui s’envole pour voir que l’humanité devra faire un bond comparable à celui qui lui fut nécessaire pour sortir des relations de dominance propres à l’animalité. Je ne doute pas, à cet égard, que l’ensemble des festivités politiques auxquelles me convie l’actualité ressemble à ces agapes, d’autant plus funèbres qu’elles se voulaient euphoriques, ayant précédé chaque révolution. Cette sarabande a été filmée par Visconti, Fellini, Pasolini, grands maîtres du pays où naquit le capitalisme et où ne subsiste qu’un burlesconisme. Les Damnés, Satiricon, Porcherie… Tout cela se devine en ombres fantastiques sur les murs de mon Bureau ovale. Quand un tel rapport social prend son essor en Italie voici sept siècles, avant d’étouffer bientôt sous la pression des féodalités dominant l’Europe d’alors, les clercs des différentes cours purent à bon droit narguer l’insolence des classes marchandes à prétendre supplanter durablement la noblesse et l’Église. Prophète se voulut le moine Thomas d’Aquin, dont l’œuvre se chargeait d’imposer l’immuable souveraineté de l’ordre ancien. Par lui le capitalisme fut, en Somme, déclaré mort. Mais si l’usure était damnée au temps de Jacob Fugger, un profit pouvait-il se concevoir sans investir ? Ses héritiers seraient les chantres d’un monde où l’argent pourrait fructifier à partir d’un argent qu’il ne serait même plus nécessaire de posséder… Le génie de la classe bourgeoise fut donc de fonder sa vision du monde sur l’acte même de sa condamnation, puisque la philosophie moderne prendrait appui sur les catégories de la scholastique. Cette classe a mis tant d’astuces à conquérir la planète, réduisant le mystère au secret bancaire, le mythe aux eaux glacées du calcul égoïste, qu’elle a pu se croire capable à son tour d’arrêter le cours de l’histoire. Ainsi serait proclamée la mort du communisme. Toute intelligence disponible sur le marché fut recrutée pour ce travail propagandiste. Féodalités et clergés d’un nouveau genre s’étant reconstitués sur les cadavres de leurs devanciers, ce sont dix idéologues médiatiques, cent patrons de presse aux ordres de leurs directions financières, mille éditorialistes à leurs gages qui ont dicté les millions de pages constituant cette vulgate contemporaine. Que font-ils d’autre que confirmer le constat de Karl Marx : les idées dominantes sont les idées de la classe dominante ? Même s’il n’avait pas imaginé que cette sentence fût un jour invalidée par un système d’idées se réclamant de sa pensée. Le troisième quart du siècle vingtième vit ainsi monter en puissance le marxisme, sous de multiples formes émancipatrices, mais aussi répressives, prisonnières de leurs propres ombres meurtrières, ces ombres hantant toujours les murs de mon Bureau ovale. Alors est lancée une Contre-réforme ayant pour but avoué de restaurer l’infaillibilité pontificale du Capital. Une manière de Compagnie de Jésus naît avec la « Nouvelle Philosophie », au service d’une Rome dont cette casuistique frappe d’excommunication quiconque s’avise de révéler que les ailes relient la Maison blanche à Jérusalem. Le Vatican, combien de divisions ? Toutes les artilleries médiatiques ! C’est à tout cela que tu me contrains de penser. Les idées dominantes ne seront donc plus assénées, du haut de leurs miradors, que par des sentinelles se réclamant de la souffrance des opprimés. Leur statut, dans la bataille idéologique, n’est pas celui d’opinions mais de vérités révélées. La boucle est bouclée, qui interdit que soit encore posée la question d’une place pour la vérité dans la cité, puisque toute forme de pensée critique est condamnée comme hérétique d’un point de vue opposé à celui de la domination. Le fiston de Glucksmann (il ira loin, ce petit…) peut ainsi publier Je vous parle de liberté, ramassis des mensonges de Mikhaïl Saakachvili pour justifier l’agression militaire de la Géorgie contre l’Ossétie du Sud, quand deux récents rapports internationaux mettent en évidence leur inanité. L’officielle voix de l’axe Washington – Tel Aviv n’avait-elle pas d’emblée jugé obsolète la question de savoir qui avait déclenché les premiers bombardements contre des populations civiles ? Dans cet article, publié par Libération, André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy n’avaient-ils pas déclaré morte rien moins que la démocratie en Europe, si la Russie n’était pas exclue du concert des nations civilisées ? Le membre du conseil de surveillance de ce journal aux ordres de Rothschild – oui, mon aspirant spin doctor en dentelles – ne se permettait-il pas un aveu révélateur en écrivant : « Visiblement, les spin doctors du Kremlin ont révisé les classiques de la propagande totalitaire : plus mon mensonge est gros, mieux je cogne » ? Toutes ces ombres cognent fort contre les murs de mon Bureau ovale.

Elles cognent et elles crient fort, les vagues, sur la digue d’Honolulu. Si j’ai noté dans mon carnet cette rencontre avec un jeune étudiant noir, c’est qu’elle illustrait le climat d’une époque. Une fluidité nouvelle de l’esprit se cherche dans ce qu’Édouard Glissant nomme le Tout-monde.

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Mais ce cri, qui l’écoute, à l’heure d’une monumentale absence de sens ? Il dit pourtant bien, ce cri, les monceaux de cadavres s’entassant contre un vaste enclos barbelé à l’intérieur duquel se gèrent nos écuries, nos étables, nos porcheries, nos basses-cours au service de la Grande Surface, dans l’unique logique du Capital dont le sens est confisqué par les gardiens des turbines alimentées par le foyer central, sous la protection de miradors où guettent les sentinelles de l’esprit qui se sont emparées des caméras maîtresses du sens du sens. Comprends-tu mon geste ? Il n’y avait pas à sortir de là ! Pour le Sens technique : écuries, étables, porcheries, basses-cours, turbines, gardiens du foyer central. Capital régnant sur la Grande Surface protégée de barbelés au pied desquels s’entassent des millions de cadavres ; pour le Sens du Sens idéologique : intellectuels tireurs d’élite préposés aux caméras des miradors ; il n’y avait pas à sortir de là si ne surplombaient le camp, d’en bas, quelques veilleurs solitaires nourrissant un feu sacré d’entrailles et de magmas d’étoiles, où crépite le Sens du Sens du Sens.

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Quel serait donc le sens du Sens du Sens du Sens quand Sens et Sens du Sens tendent vers le Non-sens ?

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Il est en ton œil nucléaire, celui d’une simultanéité de tous les points de vue, qui exerce en chacun de nous la mission du devin. Ce dont tu me persuades face à l’aveugle champignon de mon Bureau ovale, maître des feux de l’atome. Est-il imaginable qu’un Kouchner m’encourage à le déclencher, au nom même de l’Éternel ? Je comprends à présent ton geste, que Michelle a saisi au moment d’appuyer sur le bouton. Mes orteils agrippés à ton roc, j’accompagne l’explosion qui te projette en haut de cette Porte de l’enfer, entre Ève bourrelée de remords et Adam mimant une honte outrancière, en surplomb de ce théâtre dantesque figurant notre monde. On voit bien à l’inclinaison de tes jambes, l’une – celle qui soutient l’avant-bras libre de tout effort – plus haute que l’autre, les deux pieds rentrés vers l’intérieur, dans un sprint immobile pédalant à vide, on voit bien que cette fois tu n’en mènes plus trop large, il y a de l’absurde et du désespoir dans ta posture concentrée sur un rêve intérieur qui ne trouve plus nul exutoire dans le monde réel, on sent bien que toutes les conjurations du néant te contraignent à trouver refuge au plus profond d’un exil sans issue comme ces peuples d’entre Athènes et Jérusalem condamnés à l’errance au fond d’une matrice d’où il faudrait jaillir sous peine de pourrir oui c’est l’image d’un embryon de titan que tu m’offres à imiter quand ton mouvement s’accentue encore celui de la torsion de ton buste prêt à bondir cette image de condamné que je connais trop bien prisonnier moins d’une geôle de bronze que du délire de ceux-là mêmes qui organisent l’enfer des hommes va-t-on parler encore d’antisémitisme si les Sémites ne sont pas tous des Juifs ni les Juifs tous des Sémites et s’il fallait donner un sens à la notion de « Peuple de la Parole » Mahmoud Darwich ne serait-il pas le plus grand prophète juif contemporain ? Nous avons tous quelque chose de ces émigrants en Israël qui éprouvèrent même honte même remords qu’Adam et Ève d’occuper des terres volées comme de ces réfugiés palestiniens ayant regagné leur patrie après l’exil forcé terres et biens évanouis qualifiés de présents-absents comme le sont la majorité des humains sur cette planète. Oui le racisme social est le plus terrible des racismes, je le disais déjà voici trente ans. Mais tu es toujours là, frère de Marx et de Rimbaud comme d’Aragon de Dante et de Walt Whitman ; tu es là, parmi toutes les ombres de la Maison blanche, à rendre visible ce que la terre cache en son sein de sources perdues, car tu sais bien que c’est une eau de feu qui nous manque, et voilà que prennent un autre sens (celui du Sens du Sens du Sens) les mots les plus simples comme We shall overcome. Car d’abord il est chant, le cri dont s’épouvantent gardiens du Sens technique et sentinelles du Sens du Sens idéologique. Chant qui dit le sens du sang. Pensée niant la logique binaire des winners et des losers, des élus et des damnés, quand j’accompagne ton geste insensé de statue levant le poing.

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