La paix pour notre temps

Bernard Dan,

Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index… Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes… Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons…

La guerre de Troie n’aura pas lieu, Jean Giraudoux

J’ai revu Gerhard comme au tout premier jour et ce sentiment qui n’existe pas en français m’a retrouvée. Sehnsucht. Une sérénité pesante, une douleur sourde à l’arrière-goût plaisant. Cette nostalgie sans nom au parfum d’éternité gagnait à nouveau les fibres de mon âme. Le visage angélique de Gerhard baigné de l’humble soleil des Marolles réfléchissait celui de mon bébé au temps de la Heinrich-Heine-Gasse. Alors, Frau Helga l’avait emmailloté, maintenant il portait son épaisse chemise de pionnier. Quelle différence ? Dix-neuf ans de bonheur, de projets, d’espoir, de déceptions, d’angoisse, de larmes, de violence et de cruauté, d’amour, d’exil, d’exaltation et de résignation. Le souvenir de la romance en do majeur de Joseph Joachim s’étirait ici juste comme là-bas. Il animait les ombres de la chambre de la même langueur. Dors, mon enfant, Schlaf, mein liebes Kind. Laisse la vanité de ce monde et sa clameur immonde. Dors paisiblement.

La fenêtre entrouverte nous servait les effluves mêlés de la rue, le savon acre et les caricoles, volutes de vie et d’insouciance. Moi, je fredonnais la berceuse que ma propre maman me chantait. Le chevreau sous ton landau, disait-elle dans sa langue puérile, est parti pour affaires ; et toi, mon Gerhard, quel sera ton négoce ? Vendras-tu, comme le chevreau blanc, des amandes et des raisins de Corinthe ? Schlaf, liebes Kind.

Je retrouvais mon fils dans la béatitude. Éveillé, il avait les traits durs et tirés, la mâchoire anguleuse et le front embrasé, mais le sommeil lui rendait la paix pour notre temps.

Ses amis du Verein l’appelaient Geh, tout comme ils disaient Weh pour Walter. Ces diminutifs étaient prophétiques. Weh annonçait la souffrance à venir de Walter et de tous les Krämer. Pour moi, à l’époque, Geh évoquait la gaieté des Anglais. Mais quand il a, le premier, quitté le pays, j’ai compris l’impératif salvateur qu’il révélait : geh comme le français dit « va », suis ton chemin, mein starkes Kind, va, quitte le lieu de ta naissance et cours le monde en regardant tout droit. Et à l’arrivée, il ne fut plus ni Geh ni Gerhard, mais devint Schalom – celui qui rapporte la plénitude et la paix. Dans sa métamorphose, il se défit également de notre nom de famille, Morgenstern, au profit d’un patronyme antique : Bar-Kochba, littéralement le fils de l’étoile, le surnom de celui qui mena au deuxième siècle de l’ère chrétienne la résistance messianique contre l’Empire romain. Certes, l’histoire a archivé le massacre systématique des rebelles mais le mythe n’a retenu que leur héroïsme et leur dignité inviolée.

Nous avons fini par prendre la route nous aussi, abandonnant la patrie qui nous persécutait, les cendres des bûchers, les miliciens postés devant le magasin pour effrayer les clients et le poids d’un ordre déterminé à nous extirper par les racines. Dors en paix maintenant, ne rêve ni de chevreaux ni de gloire, Schalom Bar-Kochba.

Face à la torpeur de mon enfant, les vers de Heinrich Heine me priaient dramatiquement – Horch, da ruft es mich, Geliebter – avant notre séparation – Doch, bevor wir scheiden, sollst du – de prononcer mon nom – Nennen deinen lieben Namen den du mir so lang verborgen – si longtemps dissimulé. Qu’est-ce qu’un nom ? J’en ai moi-même revêtu une collection comme des habits de saison, adaptés aux éphémérides. Et si jamais je devais me déshabiller complètement et laisser mes effets au vestiaire, je me retrouverais comme au Jardin d’Éden avant que l’homme se mît en tête de nommer les espèces. Il ne pourrait alors avoir aucun projet d’anéantissement de la race. Vernichtung : quelle langue redoutable. Car je fus une Rywka née Sachs avant cette Renate épouse Morgenstern, puis mon adoption par Bruxelles comme la Madame Renée de la rue de l’Éventail. Tous les matins, en arpentant la rue Haute avec ma manne pleine de linge, j’étais saluée dix fois « Bonjour Madame Renée » ou « Voilà Madame Renée de la rue de l’Éventail » pour me différencier de la Ruchele galicienne qui avait son atelier à la place du Jeu de Balle. En matière de transformation du nom, même Felix est devenu Morgensteen pour la Police des Étrangers. Morgensteen. Avec sa gracieuse bonne humeur, mon mari comprit par cette coquille comment l’Administration de la Sûreté publique recueillait « L’étoile du matin déchue par les Allemands » comme « une pierre pour les Belges ».

La rue de l’Éventail était plutôt misérable. Le soir, les ivrognes et les clochards y faisaient souvent grand tapage. Ainsi avions-nous veillé longtemps, à nous raconter, enjolivés, les mois qui nous avaient éloignés.

Je ne voulais pas bouger de crainte de troubler le sommeil de mon fils. Depuis quand n’avait-il pas dormi si profondément ? Un sommeil régénérateur. Malgré son teint estival, je savais que sa vie était dure – « chez les Asiates », ricanait Felix pour cacher son admiration – mais c’est lui qui l’avait choisie. Il avait la chevelure soyeuse du Samson craint des Philistins, de belles mèches indomptées qui contenaient sa force et que je désirais, justement, couper.

Car je ne voyais dans son plan funeste que la poursuite du cycle haineux du crime, de l’injustice non reconnue, du ressentiment et de la vengeance, qui à son tour appellerait sur le monde le retour d’une Grande Guerre. Incontestablement, l’expulsion de l’oncle Markus et toutes les humiliations subies étaient scandaleuses. À l’évidence, cette nation était gravement gangrenée et la fièvre ne faisait qu’augmenter. Mais je croyais que le châtiment orchestré par mon fils et ses acolytes ne la guérirait pas.

Ce garçon endormi était déterminé à frapper. C’était David faisant tournoyer sa fronde pour abattre Goliath. Il avait amené de Palestine un poison suffisamment puissant pour catapulter tous ces géants jusqu’aux tréfonds de la Géhenne. Ses complices étaient persuadés d’avoir percé le secret d’une conférence décisive convoquée par le chancelier des cadres de sa SS-Verfügungstruppe et de l’Allgemeine SS : le triste sabbat des ennemis du genre humain. Seraient aussi présents les ministres de la propagande, de l’intérieur, de la justice, de la guerre, des sciences et du Vierjahresplan. Toute cette gente maléfique serait rassemblée en un lieu que Gerhard jugeait vulnérable. C’est là qu’il agirait. Oui, mon Gerhard s’était promis de terrasser la bête, d’immoler le moustachu vociférant et de décimer sa troupe haineuse.

Il avait perdu la raison. Il n’était plus que passion. Il était convaincu d’être investi d’une mission suprême et prétendait qu’il ne pourrait retourner à la vie tant que les comptes ne seraient pas réglés.

Par-delà le vacarme guerrier, que valent les mots d’une mère ? Mon enfant m’était revenu ; je ne le laisserais pas – je le jurais – se jeter dans les serres de l’aigle nazi. Nous avions quitté l’infâme incendie qui dévorait la mère patrie de notre âme, ne pouvions-nous laisser la maison se consumer d’elle-même ? Nous avions rejoint la vie, ne devions-nous pas maintenant nous libérer de toute origine, de toute appartenance assignée de force, de l’isolement et de l’impasse ? L’affinité élective, la perspective de l’harmonie entre Kant et Moïse, tout s’était vu fouler du pied. Les fiançailles s’étaient fracassées dans les cris et les lamentations. Mais cela ne nous ramenait-il pas à notre condition essentielle de passants ? Vorbeigänger. Nous étions des passants dans le monde.

La berceuse du chevreau blanc rêvait du Zeit der Eisenbahnen, un temps où les voies ferrées grouilleraient de par le monde entier. Ces projections s’étaient réalisées : les passants que nous étions y comptaient à la fois comme témoins et comme acteurs. C’est grâce au train que nous étions libres et réunis, suivant d’ici – de loin ! – la marche du monde.

J’avais d’abord été perplexe, puis infiniment soulagée quand Felix m’a traduit, presque mot à mot, le discours du premier ministre britannique à la TSF. Frieden für unsere Zeit. Le ministre rapportait de Munich la paix pour notre temps : l’engagement solennel du chancelier à ne jamais entrer en guerre. Nous savions qu’il était violent et aussi qu’il était fourbe. Mais si une chance existait qu’il reste confiné dans son repaire et que le reste de la planète vive en paix, il fallait la saisir et ne pas mettre le feu aux poudres. Il fallait regarder vers l’avant et non pas en arrière. La paix était possible et il fallait lui laisser sa chance. Apaiser, renoncer à raisonner l’Allemagne fulminante, lui promettre de ne pas la gifler, la laisser s’exciter chez elle dans des confins établis comme l’enfant colérique dans sa chambre ou l’aliéné à l’asile, c’était permettre au monde de vivre, c’était chanter avec Isaïe contre l’art de la guerre, respecter le serment, comme on disait ici, de la Der des Der.

Étais-je désespérément naïve ? Bien sûr ! Ne pensais-je qu’à protéger mon Gerhard ? D’abord et toujours. Qui étais-je, d’ailleurs ? Une maman – essentiellement –, ni politicienne, ni intrigante, ni justicière. Non plus violoniste ou enseignante comme naguère mais désormais blanchisseuse de fortune, non plus citoyenne mais réfugiée et éternellement, primordialement, mère de famille et Mutti-maman.

Gerhard dormait toujours. Il respirait doucement. Plus téméraire qu’une amputation, l’acte vengeur qu’il désirait accomplir était une décapitation, qui précipiterait infailliblement une bonne partie du monde dans un engrenage infernal : l’Allemagne courant comme un poulet sans tête, ses alliés affolés chargeant furieusement en tous sens pour forcer leurs victimes à répliquer et à s’engager dans un conflit plus parfait que le précédent, une seconde et dernière guerre mondiale qui scellerait à jamais le sort de l’humanité. Mais que m’importait l’humanité ? Ce qui me tenait à cœur, ce n’était que lui, mon lieber, lieber Sohn aux cheveux sauvages, au nez parfait et aux lèvres charnues.

Je lui caressai doucement la joue pour le tirer du sommeil – blanc chevreau.

Comment l’ai-je convaincu ? Comment après tous ses efforts, malgré sa colère et la confiance de ses complices qui l’attendaient en Allemagne pour anéantir le chancelier et sa clique malfaisante, comment a-t-il pu me suivre docilement ?

Nous avons emballé les boîtes contenant les poudres destinées à préparer le poison du châtiment dans du linge de corps et des draps blancs tassés dans deux grandes mannes et nous avons rejoint la bienveillante banalité de la rue Haute – « Bonjour Madame Renée. Vous êtes pris un assistant ? » « Qui est ce beau jeune homme ? » « C’est un fameux castar qui vous accompagne aujourd’hui, Madame Renée ! » L’Hôpital Saint-Pierre est le cœur battant du quartier des Marolles. Il est dédié à la vie comme à la mort. Son nom chrétien évoque déjà les portes du paradis. Dans chaque lit dans chaque salle, un Jacob lutte sans relâche avec l’ange. Mais face au choix de la vie et de la mort, de la bénédiction et de la malédiction, c’est dans la vie et le bien qu’il s’engage. Avec nos paniers chargés, nous avons emprunté une porte discrète au-delà de la cour : celle qui mène au monde sombre qui frémit en silence dessous l’hôpital, un dédale de catacombes de service connu du seul personnel de l’ombre, dont je fis moi-même un temps partie. C’est sous l’hôpital, non loin de la morgue que j’ai persuadé Gerhard de déposer les armes. Il m’a suivie jusqu’au bout, obnubilé, sans un mot, sans une larme. Nous nous sommes débarrassés là du poison et du plan qu’il devait réaliser. Je croyais défaire l’histoire. Je retrouvais l’idée de donner la vie. Je ramenais au monde le Schalom, le Frieden für unsere Zeit.

Ce moment souterrain a initié le jeu des plus beaux jours de ma vie – du bonheur pur, des discussions sans fin à trois, des promenades au Parc de Bruxelles, des parties truquées de Loto avec les boma et les bompa du quartier. Bientôt, ce fut à Gerhard de crier les numéros assortis de calembours bruxellois qui les faisaient pleurer de rire. « Treize Thérèse ! Onze de binne van Alfons ! Quatre-vingt-huit al d’appelkes ! Soixante-neuf recht en ouverecht ! » Et « Bingo ! », c’était toujours la même oma édentée qui gagnait. Au cours de ces jours providentiels, j’en vins à perdre de vue où nous allions ou d’où nous venions. Les passants que nous étions déambulaient nonchalamment sur un vaste chemin pavé de tels détails de bonhomie et d’humanité.

Les pensées les plus douces me chantaient l’air de la paix. La nuit, je me levais pour voir la lune trembler gracieusement – wie des Mondes Abbild zittert – par-delà les voiles du ciel et malgré tout rester sereine et confiante. Le jour n’était que lumière transperçant sans crainte les nuages de l’automne. Enfin, enfin, j’étais comblée.

Felix n’avait toujours pas reçu de réponse à sa demande de carte de commerçant ambulant. Gerhard voulait que nous le suivions vers sa terre promise, là où il s’appelait Schalom. Mais Felix rêvait plutôt d’Amérique – d’une brasserie à Milwaukee, comme Justus et Martin – que des « marécages de paludisme et de bilharziose », comme il disait.

Le temps des Eisenbahnen – du chemin de fer – de la berceuse du chevreau nous revint.

Gerhard, d’abord, repartit gonflé d’amour et d’espérance pour rétablir en Judée le royaume de David et de Salomon afin qu’y coulent à nouveau le lait et le miel. Nous avions presque oublié le chancelier et ses sbires qu’il était venu annihiler. Dans cette mesure dérisoire, son projet avait abouti.

Ensuite, notre vie s’est repliée pour la fin de l’histoire.

Lorsque l’Allemagne sortit de sa chambre à grand fracas, et qu’elle fondit sur la Belgique, notre pays d’accueil déneutralisé ne vit plus en nous que des Boches, c’est-à-dire de dangereux ennemis. Était-ce là l’expression du fameux humour belge ? Des affiches placardées partout en ville invitaient prestement Felix comme tous les « étrangers de sexe masculin nés entre le 1er janvier 1881 et le 31 décembre 1923 », « ressortissants ennemis », à se présenter à la maison communale munis de vivres pour quarante-huit heures et de couvertures. Je l’ai attendu deux jours devant le portail de la caserne d’Etterbeek. Puis, je ne l’ai plus reconnu dans la triste procession des milliers vers la gare, accablée des coups de crosse des hommes en uniforme. Je n’ai appris la suite que beaucoup plus tard, par la lettre qu’il m’a fait parvenir du camp d’internement de Saint-Cyprien, dans le Midi de la France : l’interminable voyage en wagon plombé, les baraques sans plancher, les fils barbelés, le travail dans les marais salants, la dysenterie, les orages et surtout son esprit intact. Il est là-bas avec cinquante Meyer, quarante Wolff, trente Hirsch, vingt Löwenstein, dix Reich et un seul autre Morgenstern – qui a gardé son r –, de Leipzig.

Quant à moi, je me suis rendue ici à Malines, à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers, à la caserne Dossin, répondant à la convocation pour le travail obligatoire en Allemagne. Genau ! Ne disait-on pas, sous la république de Weimar, que le travail rend libre ? À chaque travail son salaire, rappelait-on aussi – wie die Arbeit, so der Lohn – mais on voulait dire plus sèchement : à chacun son dû. La rude efficacité germanique m’a rattrapée. Ils m’ont attribué la lettre Z. C’est la fin de l’alphabet – j’ignore ce que cela veut dire. Les trains partent tous les jours. Les secrets vagabondent dans toutes les directions. Certains savent que nous n’irons pas en Allemagne mais en France pour construire le mur de l’Atlantique

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