Tu es rentré las par devant, dans la machine à mémoire.

Épars dans ton cortex, les souvenirs.

Le silence des couloirs d’interrogatoire, la fin d’un condamné.

Cliquetis de résonance magnétique, bruit de tambour.

Tu étais las d’expliquer en lettres, de solliciter les uns les autres.

Alors tu as décidé d’arrêter la machine de tes os rouillés, de ta prostate en déconfiture.

Elle avait toujours répété que tu aurais pu mener plus droitement ton chemin, l’épargner.

Elle et les enfants dans ta folie meurtrière.

À cause de ton leitmotiv, les camarades d’abord, au-dessus de la Loi, les camarades…

Ils – les enfants – & Elle, s’étaient sentis négligés, forcés de manger la soupe à la grimace d’autrui.

Elle se répétait à l’envi, à la nausée, devant eux, ou le soir pleurant seul devant un mur : il ne m’a jamais aimée, je suis juste des ovaires.

Trop petite, restée petite, dans le mélange des voix fortes, des disputes, j’ai leurs vies sur l’estomac.

Mon estomac gargouille, transmet la panique à mon cortex, il digère mal, son acidité me coupe l’envie de manger/vivre, il craint, se contracte, se brexite, produit des vents nauséeux et toxiques.

Il pleut, averses aux dossiers.

Tu étais en première ligne, petit vélo portant message entre les dunes.

Tu regardais les feux anglais, allemands, français, belges désunis.

À l’abri les pieds dans l’eau.

Tu espérais que la tension de la nuit s’arrête, te sorte du brouillard des années à patauger.

Elle attendait tes permissions au bout du télégraphe.

Il se disait que ton père s’était remarié avec une infirmière, sur le front.

Tu pleurais encore ta mère, la nostalgie de son sein.

Tu prenais le train, sans venir la voir, tu bifurquais, pour Paris, les salles de spectacle, la vie de bohème du permissionnaire.

Trop petite pour tes complexités, tes regrets, tes fausses confidences, mes cheveux poussaient plus vite que la connaissance du monde.

J’ouvrais des paquets de vieux chiffons, à la cave traînaient des coupures moisies de journaux, je lisais distraite en diagonale.

Guillaume Pérévodchicov vivait seul, comme un ours, emmuré dans ses quatre murs de songes.

Un matin il s’était levé, les muscles tendus vers l’échappée.

Elle avait duré une demi-année. Il ne savait plus lui – même quel chemin il avait pris pour se faufiler entre sa ville natale et la frontière ardennaise, quelque part du côté de Sedan.

Sa grande carrure, son œil blond entre les bleus était fixe et sourcilleux.

Je l’entendais parler derrière une mince cloison, j’écoutais le murmure solitaire des mots bulle à mystère.

Depuis quelque temps, il m’arrive de le croiser dans les rues, surtout celles qui bénéficient d’une numérotation alternative.

J’ai bien essayé de lui parler, puis non, rien.

Tic… tac/Tic… tac.

Ce matin en me lavant, j’ai découvert une tache à l’envers de mon bras, entre violet et jaune.

La nuit je me cogne un peu au hasard des meubles épars dans l’appartement.

J’aimerais jeter d’anciens bibelots abolis par la double-fenêtre/

Le rideau de la pluie me gronde du dehors.

Un matin entre les nuages, je suis sortie m’acheter des raisins verts iraniens, des petites gaufrettes au citron espagnoles, un litre de kéfir.

Dans le tram j’ai pris la parole devant un inconnu ; il m’a coupée avec son propre drame.

Pour sortir de ma peur de la ville vide, j’ai continué dans le même tram, celui qui contenait le récit de l’inconnu survivant au démembrement de l’Aéroport ; j’ai continué comme avant, revisitant les quartiers d’antan, ceux qui ont des boulangeries ouvertes le dimanche, ceux qui vendent encore du pistolet légèrement fariné.

J’ai marché entre le goudron frais et le nouveau tracé de peinture signalétique.

Plus loin, envisageant un bus vicinal, j’ai pris le parti de me perdre avec lui dans les collines du Pajottenland, je suis descendue comme dans un rêve dans un paysage de Breughel l’Ancien, les pieds foulant le vert gazon ; dans mon dos l’ombre historique et décadente du Château de Gaasbeek.

Je revoyais l’étroite embrasure de la fenêtre, ses carreaux de vitres disposés en losanges, une main invisible me prenait par le col ; je me retournais sur un Fantôme migrateur : Guillaume Pérévodchicov.

Au lendemain de l’effondrement de ma civilisation, j’ai pris sur moi de n’en laisser rien paraître : même pas peur.

J’ai invité Il & Elle à ma table de chevet, j’ai convoqué mes généraux, pris des mesures, évalué des niveaux de peur, des niveaux d’alerte, des seuils de tolérance.

À force de contenir mes impressions, mes intestins ont été pris de soubresauts, de sensations indéfinissables de brûlures, j’ai entendu siffler en continu dans mon oreille gauche, mon corps s’est mis à souffrir d’éparpillement, de cris sourds, de bris de vitre, de hurlements, de plafonds qui tombent en syncope, de roulis de corps dans les escalators.

Rondeau

Le dimanche suivant l’amoncellement de fleurs, je marchais à l’aveugle dans le parc paysager suspendu, j’essayais d’entrer dans la bibliothèque préservée, je frôlais le musée des sciences naturelles, je respirais, je recyclais les toxines accumulées dans la capitale de l’Europe sanglotante.

J’avais envie de serrer des inconnus dans mes bras impuissants, je caressais les chiens, je poursuivais les chats de corniches en corniches, je me mis à parler aux oiseaux en grec et en latin.

Ainsi – soit – il, je devins neutre, sans opinion de froisser, vide d’émotions régurgitées pour revenir à mon noyau originel, le dix – huit juin 1986, mon dernier examen d’Histoire.

Passant d’Il, l’anarchiste ancêtre, à Elle la royaliste fervente, j’errais dans les coins les plus reculés du Brabant Flamand sorte de réserve naturelle pour préserver mes dimanches.

Dans le jardin Botanique de Leuven, je regardais les citronniers transplantés de la Côte d’Azur enfouis précautionneusement dans ses serres chaudes, je plantais régressive ment ma nostalgie dans les invocations romanesques, le puits onirologique de mes chers disparus.

Fendre la glace de millénaires catholiques en moi, chercher un sens à cette sensation funeste d’être mal jugée dans mon immobilisme sécuritaire, prise pour cible jusque dans l’enceinte préservée de l’Abbaye du Parc ; à l’abri de tout mouvement de contestation, hormis les battements précipités de mon cœur constipé.

Je vis apparaître sur la berge nue, près des canards glissants tranquilles sur l’eau stagnante entre les oies blanches interrogatives, le corps manifestement nu, jouisseur et provoquant de Guillaume Pérévodchicov.

Il chantait sous la lune rousse, roulant dans son ondoiement mes pensées hédonistes et vulgaires, brassant de ses bras noyés les eaux mortes, un roseau vert mâchouillé entre les dents.

Mon rêve naturaliste ne s’éteignait plus, je mettais les pieds dans un énorme cloaque grouillant de vers, languissante et moite dans une lente communion avec le Sphinx, passée de l’autre côté du fumier, je redevenais ivoire précieux, casqué d’argent, loin du corps désiré de l’étranger.

Tu riais de me voir ainsi dans mes métamorphoses, j’enviais tes dîners gastronomiques inchangés, ton bon sens terre à terre, ton humour bête et méchant, tes caricatures à l’emporte-pièce.

Je mourais dans mon passé précieux, lente agonie de mes illusions démocratiques.

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