La petite fille au manteau bleu

Michel Joiret,

à Antoine ALAMEDA

Le tram s’arrêtait place Royale. À certains moments – allez savoir pourquoi ! — il grinçait sur les rails comme une locomotive éreintée. L’hiver, au petit matin, les étincelles qu’il éparpillait çà et là conféraient au lieu une autre dimension, presque magique. On eût dit le paysage insolite d’une fonderie ou le repaire inquiétant d’un alchimiste, d’un extravagant ou d’un pyromane. C’était comme un tableau de maître posé là devant moi, quand la neige bouchait méthodiquement les oreilles du monde et que les flocons blancs ensevelissaient dans une torpeur froide les traces de tout passage… Sur sa monture conquérante, Godefroi de Bouillon défiait les pentes du Mont-des-Arts, prêt à fondre sur le petit peuple des moineaux, des canards et des vieux… Oui, l’hiver me surprenait toujours à la plus mauvaise période, au moment même où ma précarité d’être s’accordait avec les larmes du paysage. Cet hiver-là, Monsieur, me faisait remonter la tristesse des choses, et de si loin, que le rire même des autres me laissait à l’oreille une sorte de brûlure. Et cependant, par mes gestes malhabiles, mes torpeurs et mes silences endémiques, j’étais l’enfant même de l’hiver. Des heures durant, je ne voyais, ou ne voulais voir, que le bal suspendu des petites corolles blanches qui venaient rafraîchir mes doigts, s’infléchissant dans mes paumes ouvertes juste avant de mourir. Le matin surtout, la place Royale devenait le carrefour des vents du nord, hurlant parfois comme un malade pour siffler encore et encore entre les lèvres mortes des marronniers du Parc. Mais vous, Monsieur, savez-vous seulement ce qu’est le vent ? Avez-vous respiré l’haleine du nord ? En ce temps-là, le vent de Bruxelles n’était pas comme les autres ; c’était un vent prisonnier des pierres et des rampes dont la rage de ne pas déferler sur l’étendue roulait indéfiniment dans les rues désertes. Fallait l’entendre gueuler, ce vent-là, c’était ignoble et puissant ! Et cependant, pour moi seul, il composait une sorte de sonate dont je nourrissais la plupart de mes rêves. Face à la saison de toutes les fins, paré pour d’interminables combats de nuit, je regardais en frissonnant la longue langue invisible du froid souffler sur les enseignes, et j’oubliais la rigueur même de la saison. Immobile et fasciné, je sentais couler des larmes chaudes qui finissaient par inonder mon visage, un mélange d’émotion vraie et de tristesse sans nom dont le grand orchestre de l’hiver se faisait le sublime interprète.

J’étais jeune et amoureux, Monsieur, aussi jeune et amoureux qu’on peut l’être quand on vibre de tous les sens et que les doigts se font l’antenne des caresses du monde. J’étais la vibration même de l’air, mille fois détruit par le caillou d’une parole blessante et tout aussitôt reconstruit par le souffle tiède d’une jeune fille qui s’offrait à mon regard sur la plateforme du tram ou dans le goulot d’une rue… À peine plus vivant qu’une fenêtre de décembre qui s’allume et puis s’éteint, s’allume et s’éteint, réfléchissant par l’alternance de ses humeurs les séismes mêmes de l’âme. Autour de moi, les semelles de crêpe chuintaient dans la neige et nul ne pensait plus à l’été. En décembre, je descendais en moi le grand escalier des vies intérieures et je partais, vibrant des plus imperceptibles mouvements de la rue, dans une promenade verticale où nul ne pouvait me rejoindre.

Elle seule aurait pu. J’emploie le conditionnel, Monsieur, et vous en devinez bien la raison ! Elle ne m’a pas tout à fait reconnu, même si à certains moments, elle eût pu descendre quelques marches en ma compagnie. Mais elle avait le profil de celle que je cherchais à fixer sur ma toile. Je lui trouvais toujours une place dans ce tableau désespérément vide où mes doigts faisaient des couleurs que l’averse inondait tout aussitôt. Un matin, en haut à droite, un soir, en bas à gauche, elle se déplaçait sur ma toile comme un oiseau dans sa cage : un oiseau bleu et noir dont je ne pourrais aujourd’hui reproduire le chant. Il y a si longtemps, Monsieur, et l’hiver d’alors était si différent…

Comme un oiseau bleu et noir… Pétrifiée dans le temps, enfouie dans un manteau bleu, dans le capuchon même de ses pensées et de son sommeil, repliée sur elle-même et cependant vivante jusqu’au bout des mèches noires qu’elle offrait à la caresse de la neige.

Je la découvrais au matin. Pas n’importe lequel, Monsieur, un matin de décembre, entre la Sainte-Barbe et la Noël, dans la chambre close de ces désirs qu’on désigne ordinairement comme les premiers et qui ne sont peut-être que les seuls vrais désirs de toute une vie. Comment voyez-vous le désir, vous ? Ma question est abrupte mais elle ne manque pas de pertinence ! Moi, je vous le dis : le désir est la chambre où coule l’unique temps d’aimer Oui, je sais, je le vois bien à votre sourire, vous alimentez la rumeur, vous vous dites : « Allons ! il parle comme un vieux hibou ; allons ! le voilà qui déraille à nouveau, allons ! il va falloir rentrer… » Enfin, vous répétez ces choses qui font penser que les vieux et les spectres ne sont que des errants ! Non, non, pas si vite, Monsieur ! Attendez donc la suite sans vous formaliser, car il y en a une même si mon histoire n’est pas tout à fait une histoire, même si la mémoire, ce sont des farces, « des histoires » sans suite…

L’Église Saint-Jacques, son dôme et son horloge, son chevalier, les murs du ministère des Colonies, sa banque, les gendarmes à cheval qui caracolent à la moindre sortie du voisin royal, mais surtout le silence qui se fait l’architecte du quartier.

C’est une tache bleue qui sortait du tram de sept heures trois. Le matin d’hiver fumait dans le noir comme une gare de triage. Elle descendait la marche et posait alors ses deux mocassins noirs sur le tapis de la neige. Un moment après, je la reconnaissais à peine. Pelucheuse des milliers d’insectes blancs qui l’entouraient, l’étoffe bleue moussait comme un vulgaire oreiller percé. Des flocons en grappes pleines tournoyaient autour du capuchon et s’effaçaient dans le petit matin plombé. Le dôme de l’église Saint-Jacques se tassait au fur et à mesure que la neige en faisait 1‘argument même du silence. Le froid devait percer son manteau car je la voyais se raidir tous les quatre ou cinq mètres et entrer dans son col comme une bête apeurée. Elle avait jeté un regard sur le porche du Musée d’Art Ancien et s’attardait longuement sur le chantier qui allait prolonger l’édifice en lui offrant un musée d’Art Moderne. À sa gauche au loin, le Palais de Justice restait comme un écho silencieux aux structures lourdes de l’église. Le capuchon de tous mes fantasmes se tournait bientôt vers la prodigieuse descente du Mont-des-Arts, qui glissait en paliers d’une paix indescriptible vers la statue du Roi Albert et le cube monumental de la Bibliothèque royale. La petite fille semblait hésiter avant de traverser, elle oscillait sous les coups répétés du vent et paraissait balancer entre l’envol blanc et la poursuite de son chemin tranquille. Mais les mocassins couinaient dans l’irréel tapis de neige et traversaient la place où les voitures étaient encore rares. Arrivée au sommet du Mont des Arts, elle perdait peu à peu de sa rigidité comme si la traversée blanche l’avait quelque peu réchauffée et lui avait rendu quelque assurance. De temps en temps, le manteau mal boutonné s’ouvrait sur une robe rose indien dont je sais encore aujourd’hui, Monsieur, les moindres contours. Elle s’arrêtait à chaque palier, détaillait avec émerveillement le bois torturé des arbres et lissait les bancs de la main gauche, ôtant le gant pour rendre la caresse des doigts plus pénétrante, plus sensuelle. Combien de fois l’ai-je vue se pencher vers un arbuste, vers le squelette désolé de l’hiver ! Même qu’elle s’asseyait sur un banc sans plus se préoccuper du froid, de l’humidité, du vent, de la terrible désolation du paysage ! Que de fois l’ai-je aperçue, étendant les bras comme pour mieux mesurer la réalité du banc ! Agacée par le capuchon, elle secouait la tête et ses mèches noires poissaient immédiatement dans la cuvette des flocons. Plus elle descendait, plus elle devenait virtuelle, Monsieur, et plus je la suivais des yeux avant de la détailler jusqu’aux pieds. La petite fille bleue prenait le temps – pas comme vous qui semblez si pressé de regagner la Maison, si je puis me permettre ! – elle ne croisait que des ombres fugitives que son regard et le mien chassaient aussitôt. Que voyait-elle au juste ? Avais-je déjà une place dans le pays où elle marchait, ou n’étais-je encore qu’une silhouette parmi les plus anonymes ? Elle prenait de l’assurance alors que le jour orange commençait à colorer les toits et son pas devenait régulier.

Malgré le froid elle semblait peu se soucier du manteau qui s’ouvrait maintenant aux chicanes de l’horizon ! Certes, je

pourrais vous dire où elle se rendait, je pourrais vous parler de la serviette noire qu elle tenait ostensiblement à l’épaule et qui renfermait ses cours, je pourrais ajouter aussi que je me trouvais à quelques mètres d’elle et que je brûlais de l’approcher ! Mais je doute que ceci vous passionne !

Le jour se levait enfin et l’averse de neige perdait en violence. Déjà le bruit des voitures la blessait aux oreilles, je le voyais bien à sa manière de mettre la main à la tête comme pour chasser un insecte. Elle marchait alors d’un bon pas sur le boulevard de l’Empereur, traversant des rues et paraissant se diriger avec sûreté cette fois, vers la Grand-place, s’arrêtant devant les vitrines aux volets bruyamment levés et dans lesquelles commençait à poindre la lueur de l’une ou l’autre lampe. Devant les Galeries Saint-Hubert, la marchande de marrons avait déjà fixé sa charrette. C’était une grosse dame qui semblait se contenter d’un châle en tricot de grosse laine et qui se frottait vigoureusement les mains avant de parfaire son installation. Je vous dis ça, Monsieur, parce que maintenant, le jeu de rôles est bien différent, les promeneurs ont d’autres têtes… Oui, je sais, vous me reprochez de radoter, de scier inlassablement le même bois, d’ânonner la même litanie mais bon Dieu, si vous saviez comme elle était belle, la petite fille bleue ! Plus elle marchait, plus je la devinais, au printemps d’abord, revêtue d’un ciré jaune et d’un bonnet de marin. Elle pouffait de se voir ainsi coiffée et tendait volontairement les cordons du bonnet pour me faire rire ! Le Mont-des-Arts au printemps, vous vous souvenez ? Non bien sûr, vous êtes trop jeune et vous n’avez pas encore fait l’inventaire de vos plaisirs…

Certains jours d’avril, elle s’asseyait sur un banc, ouvrait sa serviette, sortait un livre et se plongeait dans une lecture sans fin. Elle portait alors une robe en chandail gris, le col cerclé d’une ligne rouge et la taille serrée par une ceinture large de la même couleur. Moi, je lisais à ses côtés… Non non, ne souriez pas si j’ai pris quelque liberté avec mon histoire ! Vous avez compris que je faisais semblant de lire, évidemment, les yeux rivés au fil de sa gorge, à la lisière du genou ! Elle lisait vraiment, et c’est peut-être cet infime détail qui nous a éloignés l’un de l’autre Elle avait l’air de réfléchir et moi, je pensais à elle… Quelle confusion ! Mais je me hâte, je me hâte ! C’est que je sens que vous allez me faire quitter cet endroit précipitamment. Vous allez regarder votre montre et me dire qu’il est temps de rentrer… Comme si à mon âge, Monsieur, l’expression : « il est temps de… » pouvait encore avoir un sens ! Et en été, si vous saviez ! Ah ! l’été, quand elle sautait de la plate-forme du tram avec une souveraine légèreté et qu’elle courait pour se rafraîchir aux fontaines qui ornent les terrasses. Certains jours, elle s’arrêtait pour lacer ses chaussures et s’asseyait au bord de l’eau, rafraîchissant ses doigts, plongeant parfois les avant-bras et même le coude. Elle remontait alors sa robe sur les genoux jusqu’à la petite tache blanche, Monsieur, qui a occupé les années tendres de ma vie ! Allons, ne froncez pas les sourcils, ne jouez pas au dévot outragé ! C’est vous qui prenez des airs de vieille perruche, pas moi !

Quand elle arrivait à la Grand-place, elle s’arrêtait devant l’étal des fleuristes, prenant les pots en main, interrogeant le marchand sur la nature de l’une ou l’autre plante, caressant d’un doigt léger les corolles des jonquilles… Mais je ne suis guère le fil de mon récit ! Ceci nous éloigne de l’hiver, pas vrai ? Je le regrette d’autant plus que pour cette fois, vous m’avez presque écouté même si je désespère d’être un jour entendu…

Mais l’hiver sur la Grand-Place, ce n’est pas seulement l’hiver, c’est l’appareil même du temps qui s’exprime sur les pavés irréguliers, qui s’attarde le long des murs, qui patine les marches du grand escalier de l’Hôtel de Ville. La petite fdle bleue – MA petite fdle bleue – s’était arrêtée en plein milieu de la Grand-Place, défiant les façades d’un regard circulaire, pointant la main vers l’objet même de son regard. Tout en elle se mouvait, se déplaçait, mimait les gestes mêmes de la vie, et quand elle entrait dans l’intimité d’un bâtiment, d’un monument, elle avait un mouvement du corps significatif qui semblait confier à son regard : « Je te suis, j’entre où tu me dis d’entrer. » Le corps était chez elle plus éloquent que le dessin des lèvres ! Et elle entrait parfois, mais bien plus tard, Monsieur, dans cette taverne du Roy d’Espagne où l’Espagne du Roi Philippe n’a laissé que le fantôme des gueux dont je suis. En sortant, elle rajustait sa tenue, remontait une fois encore le col de son petit manteau bleu et s’arrêtait devant toutes les boutiques où de fines poupées en porcelaine pivotaient sur elles-mêmes pour exposer leurs habits de dentelle et leurs jupons de grosse toile.

Alors, vous roulez déjà mon fauteuil ? Un moment, Monsieur, je termine… Et puis non, je ne vous dirai plus rien de la demoiselle, ni de moi qui fus son portraitiste, qui fut… Dans la Maison, chacun parle de soi mais les murs n’ont plus d’oreilles et les oreilles sont devenues des murs ! Je ferai donc silence sur l’étonnante aventure qui fut celle de mon plus précieux hiver avant de devenir celle de la petite fdle bleue. Vous ne pourriez pas comprendre et, pis encore, vous ne pourriez pas l’entendre. Non que je parle à voix basse – vous savez que je suis un vieil avocat — mais la voix que vous entendez vient de l’intérieur ; elle est de celle qu’on évacue, Monsieur, et qui n’ont plus de maîtres ! Moi, je vous connais : si je vous parlais de l’hôtel où nous avons chaviré tous les deux, la petite fdle bleue et moi-même, si je vous disais comment je l’ai prise, vous vous vengeriez une fois encore en me collant du camphre dans la soupe ! Je ne suis pas le seul à mourir de vos élixirs ! Dans la maison, nous sommes autant d’oiseaux morts… Je m’agite, je m’agite, dites-vous ! Après tout, c’est possible. Le Docteur Lenoir verra tout ça ? Après tout, si vous voulez… Il y a trop de bruit désormais et j’ai un peu froid mais j’aimerais tant vous parler un moment, Monsieur, le temps de prendre le sommeil de midi. Après, nous quitterons cette taverne de la galerie Ravenstein d’où l’on peut tout deviner et faire en soi, toutes les folies de son regard ! Je sais que vous avez d’autres pensionnaires à sortir. C’est le tour de Pradaux et Dumoussis… Avec ceux-là, vous ne risquez pas grand-chose ! Leur conversation est vraiment molle comme la tambouille au camphre qui vous rassure ! Allons, Monsieur, je vois bien que je vous agace…

Déjà le bruit des roues s’accélère et ce n’est pas celui des autos. Mon carrosse prend la mer ! Nous voici donc devant la camionnette. Le battant s’ouvre et déjà mon fauteuil grince sur la tôle blanche. Pratique. Farine, mon copain togolais – c’est ainsi que je l’appelle et ça le fait rire -, m’installe plus solidement dans la voiture. Me voilà attaché comme un rôti, fixé pour ne pas perdre le fil de mon histoire. Farine me demande si je sais la différence entre une vierge belge et une vierge africaine… Vous, Monsieur, vous m’adressez enfin la parole : « Il y a de la choucroute ce soir, est-ce que vous la digérez ? » Je hausse les épaules et vous lance un de ces regards qui vous indisposent. En soupirant vous regagnez la place du chauffeur – la vôtre assurément -, et la camionnette s’éloigne vers le Gai repos, la Maison comme disent les habitués. On passe devant le Mont-des-Arts. La camionnette fait un boucan infernal. De mon fauteuil, je peux voir du pays. Farine s’est assoupi en face de moi. Je ferme les yeux : « Le tram s’arrêtait place Royale. À certains moments – allez savoir pourquoi ! — il grinçait sur les rails comme une locomotive éreintée. L’hiver, au petit matin les étincelles qu’il éparpillait çà et là conféraient au lieu une autre dimension, presque magique. »

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