Antoinette-Marie Mayala pousse la porte du pied, sort un tabouret de l’unique pièce sombre de son logement (la case comme on disait autrefois), traîne les pieds jusqu’à la petite butte d’où elle peut distinguer la maison blanche (la maison des Pères), aujourd’hui dispensaire, morgue, marché occasionnel, lieu de rencontre et de troc. À chaque fois, elle a l’impression de vivre dans un terrain vague, un chantier où s’élèvent çà et là de petites fumées noires. Une sorte de champ de bataille au crépuscule à l’issue d’une guerre bizarre qui dure depuis… mais depuis quand ? Elle soupire et rajuste son boubou jaune coloré de jolies fleurs bleues. Antoinette sourit tout le temps même si un pli d’amertume souligne le coin des lèvres. Elle relève pour la énième fois la masse de ses cheveux drus et tente de fixer le chignon rebelle qui est l’une de ses innombrables coquetteries. Autour d’elles, d’autres maisons basses, en terre, en tôle, en n’importe quoi, et devant chacune d’elles, de petits feux qui diffusent des odeurs âcres et fortes. Le soir, des bandes de gosses criaillent, s’interpellent, jouent au gendarme et au voleur, ou à touche-touche (ou à l’un des jeux de ces bonnes familles qui évoquent encore l’Europe blanche), se déhanchent, sautent ou dansent à cloche-pied pour marquer leur territoire. Au loin, la piste a repris possession du paysage et les rares voitures qui passent laissent derrière elles un nuage de poussière qui s’insinue partout, dans les plis de la robe, dans les assiettes, même que le soir quand Antoinette se déshabille, elle doit secouer son petit linge pour en extraire les miasmes de la route. Tout en rêvant, en murmurant de vieux airs que nul ne reprend aujourd’hui, elle détaille tendrement Jean-Pierre, le garçon de Félix, son Fils qui vient de mourir en février dernier. Ils ne sont plus que deux dans la maison. Veuve depuis dix ans, elle a vu disparaître ses quatre enfants dans la cohorte des sidéens ! Quel vide ! Quelle débâcle ! Les muscles forts, la fête, c’est pourtant tout ce qui leur restait, aux gens de son village ! Entre quatre murs de torchis, il y avait encore moyen de s’envoyer des paquets d’étoiles ! Maintenant, c’est Fini, les survivants ne parlent déjà plus des morts et quand ils sont tristes, ils font de drôles de dessins sur la terre, du bout du pied ou à l’aide d’une branche morte. Antoinette aura soixante ans dans quatre semaines et ses amis lui apporteront de la bière. Elle aime ça, la bière, depuis le temps des coloniaux, elle a toujours rêvé d’avoir un grand réfrigérateur où les petites bouteilles vertes pourraient s’entasser, s’embuer joyeusement et fumer brutalement dès qu’on les décapsule ! Sous son oreiller, elle a toujours un décapsuleur pour les soirs de fête, même si la bière, ça coûte très cher et c’est très rare ! Elle a pourtant un frigo, Antoinette, c’est Félix qui le lui a donné avant de mourir – elle n’a d’ailleurs jamais su comment il se l’était procuré ! -, mais il est bien vieux, l’ampoule a claqué depuis longtemps et les pannes d’électricité ponctuelles lui jouent de mauvais tours. Elle pense aux pays froids, Antoinette, à ces régions du Nord, si riches, craquantes de santé, ces pays aux marchés pleins de poissons frais et de bières glacées ! Elle sourit et fait quelques pas pour relever Jean-Pierre qui s’est tordu la cheville en sautant entre les cailloux. Pas grave. Elle le masse doucement et le gamin repart pour de nouvelles aventures. Antoinette se rassied. Le ciel est gris et rouge, poussière et sang, comme du temps où on s’aimait partout et où ça grouillait dans le village, comme à l’époque bienveillante de la termitière joyeuse ! En ce temps-là, elle couchait tout le temps, Antoinette et elle laissait la porte ouverte quand l’homme se jetait sur elle et que ses seins luisaient de sueur et de plaisir. Maintenant, elle n’ose plus, et puis, elle est un peu vieille pour ces folies ! Même si Angélique, sa meilleure amie, lui répète toujours : « Y a pas de temps pour faire craquer les boubous ! » Lire la suite →