À Henri Vernes

Bob ferma la porte de son appartement du quai Voltaire. Il frissonna malgré lui et remonta le col de son caban. Il marche d’un pas résolu dans les rues presque désertes. De temps en temps, l’appel strident d’une ambulance lui rappelait l’atroce réalité de cet octobre parisien pas comme les autres. Depuis juillet, on ne comptait plus les victimes de la pollution et le port du masque allait devenir obligatoire. Une pourriture invisible s’attaquait aux plus faibles, aux plus jeunes et aux plus âgés. Les symptômes, toujours les mêmes, ne laissaient guère planer le doute sur la nature du mal : difficultés de respiration, étourdissements fréquents, pertes d’équilibre et puis alors, picotements dans les jambes, engourdissement des mains, des bras… Il fallait dès lors utiliser une touche de son portable pour appeler de l’aide et ce geste seul permettait aux ambulances de localiser la personne atteinte. Les hôpitaux de la capitale et de la proche banlieue étaient saturés. La moitié de la population parisienne avait fui dans la campagne française, comme si le seul fait de confier leur destin à la nature les gardait de toute agression de l’air… Morane passa la main dans ses cheveux taillés « à la brosse », le vieux Morane qui à soixante-dix ans gardait son profil de baroudeur et le charme d’un visage buriné par tant et tant d’aventures. En arrivant au bord de la Seine, il s’accouda un instant sur un mur d’appui pour assister, en spectateur meurtri, à l’épouvantable agonie d’un fleuve qui, jadis, faisait rêver les amants. La municipalité de Paris venait d’interdire tout trafic fluvial et il était bien perdu le temps des bateaux-mouches qui menaient les touristes à la découverte de la capitale, du Louvre à Notre-Dame… l’histoire de France s’éternisait alors en musique et en chansons durant des heures nonchalantes et douces. Lire la suite


Caïus Sylla s’était longuement attardé dans les rues craquantes de soleil, bosselées à l’envi, quasi torturées par tous ces pas pressés de fouler Rome la Superbe et plus brillante encore sous les rayons pointus de juillet. Il ne se lassait pas de longer l’immense esplanade de Trajan, retenant son souffle alors qu’il montait les trois marches de marbre jaune pour accéder enfin aux archives impériales. En aval, bien au-delà de ces quartiers grouillants où il aimait se perdre, des charbons d’or fondu glissaient lentement dans le four crépusculaire. La perspective d’être un jour sénateur, comme son oncle Fabius Carcerus, illuminait ses pensées, mais il mesurait aussi la distance qui lui restait à parcourir, les multiples servitudes qui baliseraient sa route et la cohorte d’inconnus qui mesureraient sa compétence et sa sagesse à l’aune de ses propos flatteurs… Caïus interrompit son rêve et dévala les marches pour emprunter la via Biberatica qui montait en serpentant vers la maison de son nouvel ami Marcus Ventilus. Il passa devant une haute porte aux montants de bois d’où sortaient des effluves douceâtres et écœurants d’une taberna pétrifiée par la chaleur de la journée. Il salua Licinius qui lui demanda des nouvelles de son oncle et s’arrêta devant la demeure blanche et massive du sénateur Marcus Ventilus. Deux esclaves s’affairèrent pour lui ôter sa tunique rouge à fine lisière dorée. Caïus entendit d’emblée les premiers bruits de la fête, la cena organisée par le maître des lieux, une sorte de félin aux cheveux rares, vêtu d’une toge blanche, qui se leva souplement pour saluer son invité d’un « Ave senator » bien senti qui fit rire l’assemblée. Quelque quinze invités occupaient déjà la plupart des lits mis à la disposition des convives. Contrairement à l’usage qui limitait à trois le nombre de lits, l’immense terrasse blanche alignait sept à huit triclinia. Marcus posa la main sur l’épaule de Caïus et lui désigna la place qui restait vacante à sa gauche, une manière de faire comprendre à ce jeune blondinet aux dents longues que la route du Sénat serait encore pavée d’embûches et que le lit d’honneur, celui qui n’avait pas de vis-à-vis derrière la table et qui était généralement proposé à Fabius Carcerus, ne lui était pas encore ouvert… Lire la suite


Antoinette-Marie Mayala pousse la porte du pied, sort un tabouret de l’unique pièce sombre de son logement (la case comme on disait autrefois), traîne les pieds jusqu’à la petite butte d’où elle peut distinguer la maison blanche (la maison des Pères), aujourd’hui dispensaire, morgue, marché occasionnel, lieu de rencontre et de troc. À chaque fois, elle a l’impression de vivre dans un terrain vague, un chantier où s’élèvent çà et là de petites fumées noires. Une sorte de champ de bataille au crépuscule à l’issue d’une guerre bizarre qui dure depuis… mais depuis quand ? Elle soupire et rajuste son boubou jaune coloré de jolies fleurs bleues. Antoinette sourit tout le temps même si un pli d’amertume souligne le coin des lèvres. Elle relève pour la énième fois la masse de ses cheveux drus et tente de fixer le chignon rebelle qui est l’une de ses innombrables coquetteries. Autour d’elles, d’autres maisons basses, en terre, en tôle, en n’importe quoi, et devant chacune d’elles, de petits feux qui diffusent des odeurs âcres et fortes. Le soir, des bandes de gosses criaillent, s’interpellent, jouent au gendarme et au voleur, ou à touche-touche (ou à l’un des jeux de ces bonnes familles qui évoquent encore l’Europe blanche), se déhanchent, sautent ou dansent à cloche-pied pour marquer leur territoire. Au loin, la piste a repris possession du paysage et les rares voitures qui passent laissent derrière elles un nuage de poussière qui s’insinue partout, dans les plis de la robe, dans les assiettes, même que le soir quand Antoinette se déshabille, elle doit secouer son petit linge pour en extraire les miasmes de la route. Tout en rêvant, en murmurant de vieux airs que nul ne reprend aujourd’hui, elle détaille tendrement Jean-Pierre, le garçon de Félix, son Fils qui vient de mourir en février dernier. Ils ne sont plus que deux dans la maison. Veuve depuis dix ans, elle a vu disparaître ses quatre enfants dans la cohorte des sidéens ! Quel vide ! Quelle débâcle ! Les muscles forts, la fête, c’est pourtant tout ce qui leur restait, aux gens de son village ! Entre quatre murs de torchis, il y avait encore moyen de s’envoyer des paquets d’étoiles ! Maintenant, c’est Fini, les survivants ne parlent déjà plus des morts et quand ils sont tristes, ils font de drôles de dessins sur la terre, du bout du pied ou à l’aide d’une branche morte. Antoinette aura soixante ans dans quatre semaines et ses amis lui apporteront de la bière. Elle aime ça, la bière, depuis le temps des coloniaux, elle a toujours rêvé d’avoir un grand réfrigérateur où les petites bouteilles vertes pourraient s’entasser, s’embuer joyeusement et fumer brutalement dès qu’on les décapsule ! Sous son oreiller, elle a toujours un décapsuleur pour les soirs de fête, même si la bière, ça coûte très cher et c’est très rare ! Elle a pourtant un frigo, Antoinette, c’est Félix qui le lui a donné avant de mourir – elle n’a d’ailleurs jamais su comment il se l’était procuré ! -, mais il est bien vieux, l’ampoule a claqué depuis longtemps et les pannes d’électricité ponctuelles lui jouent de mauvais tours. Elle pense aux pays froids, Antoinette, à ces régions du Nord, si riches, craquantes de santé, ces pays aux marchés pleins de poissons frais et de bières glacées ! Elle sourit et fait quelques pas pour relever Jean-Pierre qui s’est tordu la cheville en sautant entre les cailloux. Pas grave. Elle le masse doucement et le gamin repart pour de nouvelles aventures. Antoinette se rassied. Le ciel est gris et rouge, poussière et sang, comme du temps où on s’aimait partout et où ça grouillait dans le village, comme à l’époque bienveillante de la termitière joyeuse ! En ce temps-là, elle couchait tout le temps, Antoinette et elle laissait la porte ouverte quand l’homme se jetait sur elle et que ses seins luisaient de sueur et de plaisir. Maintenant, elle n’ose plus, et puis, elle est un peu vieille pour ces folies ! Même si Angélique, sa meilleure amie, lui répète toujours : « Y a pas de temps pour faire craquer les boubous ! » Lire la suite


Il y avait bien l’éternel ficus, sur son petit tabouret métallique les bras dressés et feuillus, toujours prêt à marquer son approbation (jamais l’inverse), en penchant lentement ses hautes branches fines dès que la fenêtre coulissante laissait filtrer le vent calme de l’extérieur (dix mois par an, la fenêtre restait fermée, irrévocablement, irrémédiablement… Mais aujourd’hui, on était en juillet, alors mon Dieu, le Directeur de Smith Sun and Batherming, Sir John Browdown avait téléphoné à Sony, le garde du rez-de-chaussée pour qu’il fasse entrer le monde inquiétant de l’extérieur (avec toutes les réserves d’usage, pas trop, pas trop fort, pas trop de bruit, avec finesse et légèreté). Il y avait aussi le bureau, enfin ce long convoi de chêne aux pattes en verre, qui n’en finissait pas de s’étendre, de s’étirer, même que les derniers dossiers (je veux dire les plus récents). Sir John Browdown ne pouvait les atteindre. Il devait donc appuyer sur le petit bouton rouge qui s’érigeait curieusement à la droite du téléphone, petite coccinelle sanguine au dos lisse et luisant, et Sony montait directement, faisait glisser les feuilles sur le meuble, sans le moindre bruit, et tendait alors au Directeur de Smith Sun and Batherming les documents importants. Il y avait enfin le capiteux fauteuil en cuir blanc, à deux places, que Sir John Browdown recommandait à ses plus précieux visiteurs, juste devant une table en verre aux pieds recourbés, sorte de tortue transparente où dormait un sempiternel petit Bouddha de nacre que le maître des lieux avait ramené de Thaïlande. Le bruit courait d’ailleurs qu’il n’était pas rentré seul de ces lieux exotiques, et qu’une méchante maladie lui avait fait escorte. Lire la suite


à Antoine ALAMEDA

Le tram s’arrêtait place Royale. À certains moments – allez savoir pourquoi ! — il grinçait sur les rails comme une locomotive éreintée. L’hiver, au petit matin, les étincelles qu’il éparpillait çà et là conféraient au lieu une autre dimension, presque magique. On eût dit le paysage insolite d’une fonderie ou le repaire inquiétant d’un alchimiste, d’un extravagant ou d’un pyromane. C’était comme un tableau de maître posé là devant moi, quand la neige bouchait méthodiquement les oreilles du monde et que les flocons blancs ensevelissaient dans une torpeur froide les traces de tout passage… Sur sa monture conquérante, Godefroi de Bouillon défiait les pentes du Mont-des-Arts, prêt à fondre sur le petit peuple des moineaux, des canards et des vieux… Oui, l’hiver me surprenait toujours à la plus mauvaise période, au moment même où ma précarité d’être s’accordait avec les larmes du paysage. Cet hiver-là, Monsieur, me faisait remonter la tristesse des choses, et de si loin, que le rire même des autres me laissait à l’oreille une sorte de brûlure. Et cependant, par mes gestes malhabiles, mes torpeurs et mes silences endémiques, j’étais l’enfant même de l’hiver. Des heures durant, je ne voyais, ou ne voulais voir, que le bal suspendu des petites corolles blanches qui venaient rafraîchir mes doigts, s’infléchissant dans mes paumes ouvertes juste avant de mourir. Le matin surtout, la place Royale devenait le carrefour des vents du nord, hurlant parfois comme un malade pour siffler encore et encore entre les lèvres mortes des marronniers du Parc. Mais vous, Monsieur, savez-vous seulement ce qu’est le vent ? Avez-vous respiré l’haleine du nord ? En ce temps-là, le vent de Bruxelles n’était pas comme les autres ; c’était un vent prisonnier des pierres et des rampes dont la rage de ne pas déferler sur l’étendue roulait indéfiniment dans les rues désertes. Fallait l’entendre gueuler, ce vent-là, c’était ignoble et puissant ! Et cependant, pour moi seul, il composait une sorte de sonate dont je nourrissais la plupart de mes rêves. Face à la saison de toutes les fins, paré pour d’interminables combats de nuit, je regardais en frissonnant la longue langue invisible du froid souffler sur les enseignes, et j’oubliais la rigueur même de la saison. Immobile et fasciné, je sentais couler des larmes chaudes qui finissaient par inonder mon visage, un mélange d’émotion vraie et de tristesse sans nom dont le grand orchestre de l’hiver se faisait le sublime interprète. Lire la suite