Quartier d’hiver

Yves Wellens,

On lit un de ces livres dont une ville est le lieu et puis, débarquant un jour pour la première fois, on constate que rien n’a changé depuis qu’on n’y est jamais allé.

Olivier Rolin, Sept villes

Aussitôt achevées les pompes et circonstances de l’enterrement, les membres de l’ancien groupe de Dilly n’avaient eu de cesse de rejoindre, chacun de son côté, le centre de la Ville. Il leur semblait, sans même qu’il fût besoin de se concerter au préalable, que ce déplacement, et les faits et gestes qu’ils accompliraient là, composeraient un plus juste hommage à leur compagnon disparu – en tout cas, une sorte de pèlerinage auquel lui-même aurait souscrit et participé. Les survivants avaient certes écouté patiemment les discours serinés devant le cercueil à la veille d’être brûlé, en se gardant de s’élever pour rectifier une maladresse insigne ou durcir une expression trop convenue. Mais, à présent, cette indulgence n’était plus de mise : ils renvoyèrent leurs proches et déclinèrent l’invitation de la famille à boire la première tasse de café de l’après. En somme, leur tour était venu de disperser les cendres : s’ils ne pouvaient les recueillir et les emporter, ils quitteraient ce cimetière perdu loin au sud et se répandraient dans ces rues et dans ces décors où, ils en étaient conscients, les dernières volontés de leur ami les poussaient et les suivaient.

En reprenant pied dans le quartier où tant d’instants bénis les rappelaient, ils s’étaient acheminés chacun vers l’un des lieux où Dilly les rencontrait de préférence. Ils hantèrent donc, l’espace d’un après-midi complet, les arcanes de ce périmètre qui avait joué dans leur existence le rôle d’une œuvre d’art dont on dit qu’elle contient et résume une époque. L’un se retrouva dans ce bar de la rue Antoine Dansaert que Dilly avait fréquenté dès sa réouverture et où il aimait étirer les conversations ; une autre s’était rassise dans le café de la rue des Chartreux, où le disparu pratiquait invariablement la même ouverture dans toutes ses parties d’échecs ; un autre demeura attablé à une terrasse de la place du Béguinage, laissant son regard errer le long de la façade de la belle église baroque (et observant incidemment les allées et venues de ses occupants dépourvus de papiers mais non d’identité…) ; un autre paraissait se recueillir devant les monstres marins renversés en forme de fontaines au square des Blindés ; d’autres occupaient une table au Cirio, au Kafka, au Coq, qui relisant un ouvrage que Dilly avait abondamment commenté, qui se mêlant à une querelle et adoptant d’instinct les accents avec lesquels son ami l’aurait tranchée, qui s’en tenant à rester devant une grande fenêtre et à lever son verre au passage de ceux qui l’avaient croisé ; une autre se présenta chez un professeur d’Université, au quai du Commerce, chacun consultant en silence pendant des heures quelques livres retirés de la grande bibliothèque ou visionnant l’un ou l’autre extrait de films que Dilly avait adorés ; un autre fit de même dans une librairie de la rue de Flandre, où le gérant lui proposa de demeurer dans le magasin fermé mais toujours éclairé tandis que lui-même irait soupeser les objets dans le dépôt des ventes publiques à la rue du Grand Hospice.

On pouvait voir d’abord leurs silhouettes fugitives se pétrifier dans l’un de ces lieux et puis, à mesure que le temps paraissait s’immobiliser en les y enveloppant et en les y incarnant, penser qu’elles y figuraient de toute éternité. Car leur jeunesse s’était gagnée là, dans la saveur inaltérable des rencontres et l’éclat fulgurant des projets. Bref, ils auraient pu parcourir ces rues les yeux fermés, mais ils avaient surtout voulu que le sommeil ne les y atteigne jamais. Et même si, depuis lors, leurs routes s’en étaient séparées, ce n’était pas pour cultiver une nostalgie douloureuse et vaine qu’ils y revenaient. Là s’étaient joués des actes marqués du sceau de la perfection, tout simplement parce que l’idée que chacun s’en faisait était identique ; et, cette fois encore, dans cette veillée destinée à empêcher la levée du corps et de l’esprit de leur ami, ils y étaient restés fidèles.

Ce quartier était leur Florence, où tout était passé si vite et où, si l’on ne faisait plus qu’y passer, c’était pour toujours. Dans ces quelques rues, un morceau de ciel semblait être tombé entre leurs mains ; puis, inéluctablement, il avait pris la couleur du soir. Quand les membres de l’ancien groupe sortirent de ces lieux partagés de son vivant avec Dilly, ce fut comme si chacun portait une part de ce Graal devenu sombre et comme s’il la lançait avec une absolue précision au ciel pour que s’y comble le vide qui s’y était formé.

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