Le rocker et l’écrivain d’horreur

François Harray,

Je suis arrivé au Rosetta Camping lors d’une rude nuit d’hiver. Il fait gris, plafond bas et humide. Bruxelles l’étourdie aux pavés gras, noirs et luisants, torture mon humeur et chiffonne ma peau. J’ai installé mon Chevy Van déglingué au beau milieu du terrain, juste à côté de la tente berbère des Zoubidas. Mon moteur est à bout. Il claque, il raque, il fume et pue l’huile brûlée. Je ne pourrai jamais repartir. Il fait froid. J’ai froid. Même à l’intérieur de mon bahut américain, je caille. Mon frigo ne fonctionne plus. J’y prends une grande Jupiler. Et très vite une deuxième, une troisième… jusqu’à ce que je m’écroule sur mon matelas. Je fume deux paquets de tabac cette nuit-là.

Personne n’est venu m’accueillir. Pas même Colette, la patronne du camping, Jacqueline, la boulangère, ma femme officielle, ni même Anas, le chef des Zoubidas, sans ambages, le meilleur des amours. Mais bon, il doit tapiner toute la nuit. J’espère qu’il va venir m’embrasser à l’aube quand il reviendra dans son souk.

Purée, j’aurais dû m’annoncer.

Les Zoubidas sont en goguette. Le brasero devant leur tente est éteint. Pas une âme qui danse et secoue son popotin de gazelle. Rosetta est quasi vide. Je n’aperçois pas non plus la moto de Brian. Lui aussi est parti. J’imagine à tort qu’il vit toujours au camping. Je sais qu’il a du succès. Beaucoup. À l’instar des stars. Il a même pas vingt ans et déjà il fait des concerts partout pour les midinettes. Et même à l’étranger. Son nom de scène est Johnny. J’ai furieusement envie de le revoir sur sa pétaradante. Elle pue l’huile grillée et hurle. C’est hallucinant !

Mais, pour être honnête, j’ai surtout envie de revoir mon bel Anas. Ses beaux et longs cils noir de jais de Berbère m’ont tant hypnotisé. Du moins lorsqu’ils étaient au naturel. En plus, mon cœur est toujours à lui.

*

Je suis arrivé pour la première fois au Camping Rosetta il y a six ans. Ce lieu était le refuge des tamponnés de la vie, des pouilleux, des déglingués, des chômeurs, des SDF et même des artistes ratés. Il fallait aussi compter avec les punks à chiens, ces espèces de vieux ados bobos qui ont quitté le toit familial « par révolte ».

Toute la pourriture de la ville se retrouve ici, moi le premier !

Lorsque j’ai été bringuebalé par Jacqueline – ma future épouse – du centre-ville dans ce repaire de cinglés, j’étais ivre mort. La boulangère du Rosetta, et accessoirement la maman de Brian, m’avait attaché à son lit pendant plusieurs jours jusque quand j’accepte enfin de coucher avec elle, et… tant qu’à faire, de me marier avec elle et… aussi de travailler pour elle dans son commerce. Ce que j’ai accepté sans savoir pourquoi. Depuis, elle a toujours refusé de divorcer.

À l’époque, elle houspillait tout le temps son gamin Brian. Il se barrait sans fin, occupé à divaguer dans le camping en se réfugiant le plus souvent dans les bras de Hassan, dite Ornella : une Zoubida qui aimait le materner. Il était son gros bébé d’amour.

Il était devenu surtout leur petit homme à tout faire, y compris leurs achats de matériel de travail : des hauts talons, du rouge à lèvres, des faux cils, des faux ongles, des bas résille noirs, des perruques rousses et blondes… mais aussi de quoi cuisiner de bons tagines, faire du thé à la menthe et se concocter des shoots au gin bon marché. Petit finaud, il marchandait avec brio et faisait faire de sérieuses économies aux Maghrébines qui le lui rendaient bien. En à peine six mois, il avait économisé assez d’argent pour acheter une moto enduro deux temps qui pète les tympans et arrache les narines.

D’emblée, j’ai eu l’air con quand il a pointé son nez dans la chambre de sa mère, où j’étais menotté au baldaquin turc en cuir blanc. Par la suite, farouche, il m’a évité pendant de nombreuses semaines jusqu’à ce jour d’été baigné d’un rare soleil, où j’étais assis sur un banc isolé du camping, occupé à écrire dans un carnet. Il est arrivé près de moi sans en avoir l’air. C’est la première fois que j’ai entendu le timbre rauque de sa voix, qui était déjà celle d’un jeune homme :

— Tu fais quoi ?

— J’écris, ai-je dit

— Tu écris quoi ?

— Une histoire

— Une histoire, s’est-il emporté. Et elle raconte quoi ?

Sans lever la tête, je lui ai répondu :

— C’est l’histoire d’un type qui aime chanter, qui écrit des chansons et qui voyage pour les chanter de village en village, pour gagner des sous. Son rêve est de chanter son propre chef-d’œuvre.

— C’est quoi un chef-d’œuvre ?

— Le truc le plus beau, le plus génial que tu puisses réaliser ici sur terre.

Il a réfléchi, a marqué une pause, puis a ajouté :

— Tu aimes écrire ?

— C’est ma vie.

— Tu as de la chance, a-t-il ajouté en baissant les yeux.

Pour la première fois, j’ai levé la tête. Malgré ses sourcils renfrognés, il esquissait un malin mini-sourire.

— Et toi, qu’est-ce que tu aimes faire ? lui ai-je demandé ?

Il a commencé à balancer son corps dans tous les sens :

— Je voudrais aussi écrire… et (une longue pause)… lire aussi…

— Tu as des livres ? Tu veux que je t’en passe un ?

Il s’est enfui.

Dix minutes plus tard, il est revenu, et, tout en me tendant un sachet d’herbe, de vive voix :

— Parfois Ornella me lit des histoires des mille et une nuits.

— Tu veux que je t’apprenne à lire ?

*

En à peine six mois, l’enfant est parvenu à lire et à écrire. Il a dévoré tous les livres que les Zoubidas lui offraient en provenance des bouquinistes de la ville.

Un jour, il est venu s’installer à mes côtés et m’a dit :

— Je sais ce que je vais faire comme chef-d’œuvre.

— Ah, ai-je rétorqué !

— Je veux devenir chanteur d’horreur. Tu vas m’écrire des histoires avec du sang, des morsures, des couteaux, des flingues et des morts, et je vais les chanter comme Johnny. Mais en plus horrible.

*

En me rapprochant de Brian, j’ai pu aborder les Zoubidas et surtout sympathiser avec leur chef : le bel Anas du Rif. Après avoir « discuté » avec ma femme Jacqueline sans que je le sache, il m’a proposé de venir dormir sous leur tente un jour sur deux. J’ai dit :

— Oui

Quelques mois plus tard, j’ai réussi à le convaincre de prendre la route avec moi. J’ai acheté mon Chevy Van et nous avons taillé la route.

Après plusieurs semaines passés ensemble on the road, je me suis réveillé au beau milieu d’un après-midi pluvieux. J’étais seul dans le mobilcar. La porte était entrouverte et le malheur pénétrait aux confins de ma moelle, juste là où résidait l’essence de mon homme. Je me suis mis à trembler. Anas avait glissé un bout de papier dans une petite bouteille en plastique flottant dans l’évier de la kitchenette. J’ai mis du temps à l’ouvrir. Je l’ai d’abord regardée hébété pendant dix minutes. Une fois ouverte, elle m’a signifié que les siens lui manquaient, qu’il avait l’amour pourri et que seule l’amitié était la vérité. Il ajoutait qu’il avait un besoin pressant de se faire de la thune.

J’ai sombré, pour le plus grand bonheur du producteur de Jupiler.

Anas était mon cœur !

Sans lui, la vie m’écrasait au sol. Mathilde, ma chatte, est devenue alors ma seule maîtresse des lieux. Elle me sauvait la vie. D’instinct, elle avait compris qu’elle pouvait décider de presque tout. Elle ne pouvait juste pas lutter, tout comme moi, contre l’alcool que j’ingurgitais.

Après cinq années de route en zigzag et deux hospitalisations chez les fous, j’ai décidé de retourner « à la maison » d’Anas et de la star Johnny que je pourvoyais sans cesse de textes pleins de malheurs pour ses chansons d’horreur. J’écrivais des atrocités que Brian le « Johnny » chantait avec rage en postillonnant et dodelinant. Il était devenu ma machine à cash.

Il était devenu une vraie idole surtout.

Grâce au fric qu’il m’envoyait, j’ai pu acheter de la pâtée de luxe pour Mathilde, faire blinquer les jantes de mon Van et y mettre autant de gazoline que je voulais. La nuit, pour me remercier de mes largesses, ma chatte léchait le pavillon d’une de mes oreilles tout en faisant pénétrer sa petite langue humide et râpeuse dans mon conduit auditif. Ce qui avait comme effet de me faire sauter au plafond. Il était impossible de résister à cette folie affective. L’amour brut et absolu est intolérable ! À cela venait s’ajouter l’écho de son ronronnement. Ses ondes prenaient une trop vive acuité lorsqu’elles percutaient mon tympan. Et tant qu’à faire, elle ajoutait, par les vibrations tactiles de ses vibrisses, de nouvelles gratouilles sur les bords de mon pavillon. Bref, de quoi se propulser d’un bond de dix mètres en moins d’une seconde.

*

Bon Dieu !… Je souffle dans ma moustache. Me voici de retour au Rosetta. Il était évident que la moto de Brian ne serait plus dans le camping ! Bon sang, Brian le big rocker devait rouler en Harley et vivre dans les quartiers chics.

C’était une catastrophe. Je ne savais plus penser. Tous mes neurones avaient été réquisitionnés pour écrire ses chansons et phagocytés par l’alcool et… le reste. De plus, mes romans éthyliques n’avaient jamais intéressé personne. Une vraie bérézina.

Anas n’est pas venu me serrer dans ses bras le lendemain. Pourtant je suis certain, même après cinq ans, qu’il a dû reconnaître le Chevy Van.

Je n’ai jamais autant pleuré de ma vie. Une espèce de désespoir sans espoir à venir. Une chute dans laquelle je vais finir empalé.

Quant à Brian, il va me précéder en décédant sous les étoiles. Un bon mythe doit mourir jeune et maudit.

Déjà de son vivant il était devenu un monstre sacré grâce à sa mère Jacqueline qui avait tenté d’assassiner sa blonde officielle.

En ce qui me concerne, dans ma course à l’abîme, j’ai scellé un pacte avec l’horreur. Je me suiciderai le jour de la mort du petit rocker devenu grand.

Seul Anas va nous survivre et va continuer à défendre ses Zoubidas. Chaque nuit, elles vont danser la danse de la mort à notre santé.

Notre danse des maudits.

La danse du Johnny Rocker et de l’écrivain d’horreur qu’elles vont enterrer le même jour au fond du camping.

Et je danse…

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