Jean-Flupke d’Orme et son John Ya L’idée

Rose-Marie François,

En montant dans le TaMar, à Riga, je pris la décision de ne penser qu’en français, histoire d’être fin prêt en arrivant à Paris. La Rédaction m’envoyait là-bas : « Fais-le pour Johnny, c’est bien toi, ici, qui parles et entends le mieux la langue de Voltaire. » Est-ce la langue de Voltaire qu’entendait Johnny ? Et qu’entendait Johnny ?

Il y a bien eu la vérification des passeports, à la gare Principale, là j’ai parlé mon letton familier. Mais une fois dans le TaMar… j’ai refusé le global sabir du Tamareur dont je me demandais s’il avait l’accent de Tallinn ou de Marseille… Certainement pas celui d’Oxbridge.

C’est à ce moment-là que la dame est montée. Je l’ai aidée à mettre sa valise dans les hauteurs.

— Paldies.

— De rien.

— Vai Jūs uz Briseli ?

— Non, Madame, je vais à Paris. Vous aussi ?

Sa réponse fut brève. Sans doute avais-je été impoli en répondant en français. Sans doute ne maîtrise-t-elle pas bien la langue de Volt…

Son geste énergique a coupé court à mes interrogations.

À peine installée face à moi, elle a sorti de son sac un livre épais dans une liseuse en cuir. C’était donc cela : elle me signifiait la fin du dialogue. Elle préférait lire. Bien. Moi, je n’avais plus d’excuse pour retarder le moment de sortir mes notes. Le TaMar a beau faire du 360 à l’heure, il sera toujours temps de… Oh, et puis…

Un assistant du Tamareur pousse entre les sièges une charrette de boissons.

— Jā, kafēju, lūdzu, ar cukuru… Paldies.

Le café est bien chaud. Le sucre va me remuer les méninges. La dame, d’un geste décidé, a congédié la charrette. Je déballe mes papiers. Voyons… Il s’appelle en réalité Jean Flupke Forgeron des Flandres. Noble patronyme ! Sa biographie tient toute dans les chiffres : 57 ans de carrière, 184 tournées, 3 250 concerts, 29 millions de spectateurs, 110 millions de disques, 5 de diamant, 40 en or, 22 platines, 10 victoires… Enfance malheureuse. À 14 ans, un « Amour frénétique » décide de sa vocation : il sera rockeur. Discobole sonore, il se forme au lancement d’amériqueries en Vogue. Il francise la rébellion. Banalise la guerre des générations. Coupe en quatre les beaux cheveux d’Antoine. Il déclenche les passions, orchestre mainte hystérie collective, pince la guitare en se roulant par terre. Faut l’ faire ! Où y a de la gêne, y a pas de génie. Et puis, ça paie. Des hommes d’affaires se frottent les mains. Encore un million… de fans… aux funérailles. Mourir, c’est un sommet dans la carrière. Dommage qu’on ne soit plus là… Mais au fait… La foule a-t-elle toujours raison ? Heil Moustachu, c’était la foule, aussi. Comparaison n’est pas raison. Pourtant… Qui hurle en chœur tuera son frère. C’est de qui, ça ? Obsèques le 8, obsèques le 9. Décembre. Vingt-quatre heures entre l’écrit et le cri. Des cendres. Il faudra descendre. Monter des cendres ou descendre mon thé ? Bâiller. Moi, le café, ça me fait dormir.

Shalom à vous, peuple admirable ! C’est lui, c’est la voix de Johnny ! On l’entendrait chanter… sans cette pétarade… Ce bruit de tonnerre de Brest, il joue sur sa moto lancée à toute allure… Haaaaaaa ! Kas notiek ? Que se passe-t-il ? C’est le TaMar dans l’autre sens, on devrait dire le MarTa, qui remonte en vitesse du Fort Pastis au Nord Eesti. Ivresse… Les voitures des deux bolides vont se heurter… deux fois 360 à l’heure… Fatal virage… Ce bruit, ce bruit ! Ce vacarme, ce fracas, fracassant, à sang, fracassanguinaire… Mon cœur bat la chamade…

*

En rentrant du buffet, je me suis arrêtée net avant de me rasseoir. Mon co-voyageur, mon Spoutnik, s’était réveillé. Il scrutait mon livre ouvert. Je connais cela. Moi aussi, quand je vois quelqu’un occupé à lire, j’ai envie de relever l’ouvrage pour en voir la couverture. Là, il doit pester contre ma liseuse. Le pauvre. Je me suis approchée, j’ai repris ma place, je lui ai tendu mon Histoire du Juif errant :

— Ne sommes-nous pas tous un peu des errants ? Je lis ce livre pour la troisième fois. Un chef-d’œuvre !

— Vous parlez bien le français ? ! Et si on échangeait ? dit-il en me tendant ses feuilles, qu’il avait bien étudiées, annotées… avant de s’endormir. J’ai adoré ce livre, ajoute-t-il, j’aimerais bien mieux aller en parler à Paris, plutôt que du guitariste qui fait courir les foules… Quand je pense que Claude de Troie a eu le culot d’écrire dans La Soirée que tout le monde connaît cet écrivain mais n’en a jamais lu une ligne… Il parlait de lui, sans doute ?

— Mais non… Il l’a interviewé.

— Ça ne veut pas dire chariot.

— Charrette !

— Vous arrêtez ?.. Quoi ?

— De vous charrier.

— Vous étiez au Lycée français ?

— De Riga, oui. Et vous ?

— Les billets s’il vous plaît !

— Il fait noir. J’ai dû m’assoupir. Moi, le café, ça me fait dormir. On a déjà passé Kaunas ?

— Oh oui ! Et traversé toute la Pologne. Berlin, c’est dans vingt minutes. C’est parfois là que je descends. Aujourd’hui, je vais à Bruxelles.

— Vous avez des amis là-bas ?

— Je suis invitée au congrès mondial de Marginallitératures. On fête en même temps le centenaire de la revue et celui de Jacques Le Couvreur…

— Le célèbre écrivain ? C’est vrai que, dans Le Carnet et Les Instants n° 100, il y a très longtemps, il avait annoncé qu’il vivrait cent ans… Quel homme !

— Oui, et le jeune Jean Edmond sera bien sûr de la partie, avec son très chker éditeur.

— Et vous, vous allez parler de ce très littéraire Juif errant ?

Alors elle, posant la main sur sa liseuse :

— En un seul livre toute l’Histoire de l’humanité. Sur le ton de la conversation. On l’écoute. On est sous le charme. On apprend. On rencontre. On aime. On voyage. On marche… On dirait un trouvère. Un écrivain qui n’écrit pas. Il dit : « J’ai bonne mémoire, puisque je suis l’histoire. » Il change souvent de nom. Il est de tous les lieux. Il est de tous les temps. Et il connaît toutes les langues…

— Le rêve suprême ! Vous en parlez combien ?

— Je ne sais pas compter. Les chiffres, vous savez… Je préfère les lettres… Le Juif errant, celui de Jean d’Orme et son John, déclare : « Je raconte… parce que je ne peux pas faire autrement. Je raconte parce que j’étouffe. Je raconte pour rattraper. Je raconte pour qu’on me pardonne. Je raconte pour qu’on m’aime. »

Que je t’aime que je t’aime… J’en oublierais de vivre…

— C’est Jean-Flupke, ça ?

— Oui. Ou bien sa descendance, ses émules, ses adeptes. Décor monumental, le cri broie le chant, les éclairs tuent la lumière, le tonnerre écrase la voix entre le marteau et la plume. Mais c’est envoûtant. On offrirait son ouïe pour passer une seule soirée comme celle-là…

— Moi, je tiens à mes oreilles. Ma mère a fini sourde dans un vacarme d’acouphènes, incessant, nuit et jour. La pauvre, elle en est morte de désespoir.

— Cette plaie touche de plus en plus d’hommes et de femmes, de plus en plus jeunes. C’est la maladie du bruit.

— Que devient l’être à son clavier, scribe pianotant une musique silencieuse ?

— Seulement audible « dans les catacombes ? », demanderait Le Couvreur.

— Tandis que dans les stades on tire à boulets rouges l’ultime feu d’artifice : Tihangiroshima explose de joie, foules en liesse, ensourdelées… Ni prairies, ni forêts, « il n’y a plus de lieu où fuir », ce furent les dernières notes du papier au clavier, du clavier au papier…

— Heureusement, le TaMar est bien insonorisé… Déjà Cologne ?

— Passé ! On arrive à Liège-Calatrava.

— On disait Guillemins, autrefois… Juste le temps d’avaler un thé. Qu’en pensez-vous ? Cela ne fait pas dormir…

— Le thé ne s’avale pas, il demande du temps, il a besoin d’une cérémonie. Que diriez-vous plutôt d’une brune bien fraîche, bien belge et bien mousseuse ?

— Divus tumšos, lūdzu… Paldies.

— Merci à vous !

— Priekā !

— Priekāvotre santé ! Demain sera un beau jour.

Mais déjà, elle se lève, le train ralentit.

— Attendez ! Je vous descends…

— Vous êtes armé ?

— … la valise.

— Paldies.

— Pas de quoi. Bon séjour à Bruxelles. Et bonne fête au double centenaire ! Si quelqu’un se souvient de moi…

— Bon voyage à Paris. Et… courage pour John-Flupke. N’est-ce pas, finalement, un beau défi qu’on se lance à soi-même, de percer le mystère : pourquoi certains émergent là où d’autres se noient ? D’ailleurs, pensez à vos copains de la Rédaction… Ils vous ont confié cette noble tâche…, dit-elle en replaçant la liseuse dans son sac.

Elle est descendue. Elle n’a pas demandé comment je m’appelle. Je n’ai pas son adresse courrielle. Je ne sais même pas son nom. Peut-être en change-t-elle selon les lieux, selon les langues, selon les temps de notre Histoire ?

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