Les joueurs de flûte

Marc Wilmet,

Le 31 octobre 1981, au lendemain de la mort de Georges Brassens, je me trouvais dans le train Bruxelles-Milan pour un séminaire qu’on m’avait demandé à l’Université de Metz. Gare après gare, les journaux des kiosques égrenaient à la une le portrait encadré de noir du chanteur.

Le compartiment était presque vide (heureuse époque où les professeurs invités recevaient un billet de première classe). Seul un jeune Américain, accoudé à la fenêtre, rédigeait des notes. En profitant d’une brève escapade hygiénique, j’ai eu l’indiscrétion de déchiffrer quelques lignes de son carnet et lu sous le dessin d’une moustache : Who is this guy? « Qui est ce type ? » Ainsi, Brassens, que Gabriel Garcia Márquez et le numéro du 12 décembre 1982 de la Revue Clarin de Buenos Aires allaient déclarer « le meilleur poète du moment en France », lui était totalement inconnu !

À trente-cinq ans de distance, ne nous leurrons pas. Qui, en dehors de la Francophonie, se sera vraiment ému du décès de Johnny Hallyday (ou d’ailleurs de la perte de l’académicien mondain Jean d’Ormesson qu’avaient médiatisé ad nauseam les Bernard Pivot et les Michel Drucker) ? L’effervescence, déjà, ne semble pas avoir franchi la frontière linguistique de la Belgique. N’empêche, elle a été par ici d’une ampleur rare.

Les gens de ma génération – j’avais 20 ans en 1960 – ne s’intéressaient guère aux « idoles des jeunes ». Nos références musicales ne furent pas celles-là, même si les éclats des tumultueuses amours successives du rockeur arrivaient de loin en loin : Sylvie Vartan (combien jolie !), Nathalie Baye (ah ! difficile de pardonner cet écart de goût à l’actrice de Truffaut), les copains, les motos, l’alcool, la drogue, le barnum du Stade de France, les évasions fiscales…, aucun obstacle apparent à la légion d’honneur, à l’« hommage populaire » et multi-présidentiel du 9 décembre 2017. Puis la maladie.

Je serais incapable aujourd’hui encore de fredonner in extenso le moindre couplet de Johnny Hallyday. Le personnage s’est pourtant installé subrepticement à côté de nous. Les imitateurs ont amplifié sa présence (Laurent Gerra : « Bonjour, c’est Johnny… »). Les sosies ou les clones de la rue ont multiplié son image. L’excellent film Jean-Philippe, avec Fabrice Lucchini, a fini par m’imposer l’évidence de son talent. Tant et si bien qu’apprenant sa disparition le matin de la Saint-Nicolas je me suis senti à l’instar de beaucoup comme privé d’un proche.

Pas de quoi, évidemment, occulter Brassens. Charles Trenet est le seul écrivain de chansons qui pourrait le rejoindre en mon Tempietto personnel. Je me récite alors en mémoire des baladins disparus, humbles ou célèbres, le Petit joueur de flûteau : « Nul ne dise dans le pays, / Le joueur de flûte a trahi, / Et Dieu reconnaisse pour sien / Le brave petit musicien ! », et surtout ce passage du Vieux Léon : « C’est une erreur / Mais les joueurs / D’accordéon / Au grand jamais / On ne les met / Au Panthéon ».

Bien sûr, Johnny Hallyday, des Champs-Élysées à l’ile Saint-Barthélemy, ne s’est pas contenté, lui, à la différence du vieux Léon, d’un « Champ de navets, / Sans grandes pom- / pes et sans pompons / Et sans ave ». Mais le salut posthume du plus grand des gratteurs de guitare l’accompagne à jamais.

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