Croire ou ne pas croire, telle est la question

Jean-Marc Rigaux,

Sur ma table de salon, je contemple religieusement toutes les choses dont j’ai rêvé depuis longtemps. Une combinaison de Lotto à quatre chiffres. Un billet d’avion aller-retour pour Moscou. Une réservation d’hôtel. Une affichette avec ma photo au-dessus de mon nom pour les prochaines élections syndicales.

J’ai des étoiles rouges dans les yeux. Ma femme n’a jamais voulu toucher à nos maigres économies pour mon pèlerinage. C’est elle qui tient la caisse. Et puis il faut payer le prêt.

Alors je joue. En cachette de Jenny. J’ai un peu honte. Le jeu de hasard, ce n’est pas très solidaire. Tout le monde met au pot, un seul rafle la mise. Je me donne des excuses en me disant que c’est la même idée pour la sécurité sociale mais en plus juste.

Quoi qu’il en soit, le mois dernier, j’ai gagné. Pas le jackpot. Une somme suffisante pour enfin voir la place Rouge.

J’ai prétexté une espèce de mise au vert de mon équipe de campagne afin de m’accorder cette escapade en fraude de Jenny. J’ai dû aussi mentir aux camarades qui ont proposé ma candidature contre Joseph. Ils en ont marre de son côté autoritaire, ses tactiques manipulatrices, ses manières successivement patelines puis brutales, son brouillard sur les comptes.

Ils m’ont dit :

« Charles. ».

Je m’appelle Charles. C’est mon seul handicap. Trop aristo. Tonio m’a suggéré de prendre un pseudo comme sur internet. J’ai refusé. Bref, ils m’ont dit :

« Charles, tu es jeune, pas bête, convaincu avec sincérité que la gauche de la gauche, l’égalitarisme sont l’avenir du syndicat. Ta connaissance pointue de Marx, ton honnêteté scrupuleuse font de toi celui qui possède le plus de chances contre Joseph. ».

Peu de temps après, dans les couloirs, j’ai croisé Joseph. Il s’est montré chaleureux, m’a encouragé dans ma démarche, s’est dit heureux de voir du sang neuf dans le syndicat.

Pourtant, dès ma désignation, j’ai subi vexations ou jalousies de certains camarades. Un sourire en coin, l’air de dire : « Pour qui il se prend ? », « Il va chercher les jetons de présence. » À la machine à café, les permanents ferment le cercle entre eux.

Heureusement, beaucoup me tapent dans le dos en m’assurant qu’avec moi, le retour des idées marxistes aura enfin sa chance, que la lutte des classes est repartie, qu’ils savent combien je vis modestement et fièrement.

Je leur réponds que la lutte est le moyen et qu’un jour pas si lointain, l’égalité totale résultera d’une prise de conscience. Le capital appartiendra à tous les travailleurs. Ils se dirigeront eux-mêmes. Ils définiront ensemble leurs besoins. Les aspirations individuelles se fonderont dans le collectif. Tous ceux qui s’y opposent se rallieront ou disparaîtront.

Un jour, un vieux de la vieille à la retraite qui passe au bureau parce qu’il s’ennuie, m’a interpellé, goguenard :

« Et si tu réussissais ? Il n’y aurait plus de combat, plus d’ennemis. Rien que le vide. ».

Il m’a déstabilisé mais je me suis vite repris en lui disant qu’on en trouverait toujours. Il a haussé les épaules.

Sur les réseaux sociaux, je sens que j’ai le vent en poupe, les « likes » (je déteste les anglicismes) fleurissent sur mon nom. Cela ressemble à une vague haute, puissante, inexorable qui recouvre toutes les terres syndicales. Je me convaincs que ce n’est pas moi qui mobilise tous ces camarades mais le renouveau marxiste en marche.

La veille de mon départ, comme tous les soirs, nous faisons la vaisselle. Jenny ne boude pas mais elle ne dit rien. Elle sait. Elle désapprouve. Je parle des élections, pour meubler… En pensées, je suis déjà en route pour Moscou.

Dans l’avion, je redoute un peu ce que je vais trouver. Les sites de voyage que j’ai consultés (je n’ai pas osé acheter de guide papier de peur d’être confondu) parlent des bouleversements de la société soviétique depuis 25 ans. Que reste-t-il de l’idéal communiste ? J’apprends que la jeunesse moscovite fait la queue au « McDonald’s » juste derrière la Place Rouge.

Nous survolons d’immenses plaines de bouleaux qui couvrent la Biélorussie. Un espace infranchissable sépare l’Occident du monde slave.

Le douanier avec sa casquette haut de forme démesurée m’impressionne par son manque évident d’empathie. Prend-il plaisir à faire peur ou a-t-il juste de la haine ou du mépris pour le touriste étranger que je suis ? Il ne peut pas savoir que je suis marxiste.

Dans le car qui nous emmène de l’aéroport Domodedovo vers le centre, j’ai le nez collé à la vitre. Une heure de trajet sur des autoroutes qui s’élargissent et s’encombrent alternativement de limousines, de Lada préhistoriques et Volkswagen. Les voitures contrastent avec les immeubles. Il n’y a pas de rues. Juste des ensembles HLM. Tout le monde à égalité dans la laideur. Chaque appartement semblable à tous les autres. Il est plus difficile de démanteler le fixe que le mobile qui, lui, a déjà repris le chemin de la lutte des classes. À l’époque, presque personne n’avait de voiture. Métro pour tous. Enfin presque.

À peine arrivés, on nous conduit derrière Saint-Basile. Une église plus appétissante qu’un gâteau sous les murs du Kremlin. L’étoile rouge coiffe chaque faîte des tours de la forteresse. J’en pleure d’émotion.

La Place Rouge mérite à elle seule le déplacement. La tribune d’où le premier secrétaire saluait les chars de la puissante armée du Peuple n’a pas bougé. Elle surmonte le mausolée de Lénine que nous allons visiter. En faisant la file, je m’imagine les défilés du 1er mai. La joie de la communion communiste. Quelque chose qui s’est perdu chez nous. Je sais qu’ici, on était obligé d’y participer mais quelle récompense ! Tous ensemble. Sous une seule bannière.

La tension, devant le catafalque transparent de la momie de Lénine, est forte. Il était l’élan. Il est figé. Les gardes nous pressent d’avancer. Ça va trop vite.

À la sortie, les tombes de tous les autres dirigeants s’alignent chronologiquement. Je m’arrête longuement devant celle abondamment fleurie de Staline. Perplexité.

L’après-midi, promenade dans Kitaï-gorod. Magasins de luxe. Restaurants chics. Puis, d’un coup, on sort du quartier pour se retrouver sur la vaste place de la Loubianka. Les véhicules tournent autour du socle vide de Félix Dzerjinski, tout-puissant chef du Guepeou, KGB puis FSB. Le bâtiment d’où on ne ressortait que les pieds devant ou avec un ticket pour la Sibérie est en plein centre-ville.

Ce n’est pas possible. Le communisme a dû être mal appliqué. Staline. La Loubianka. Une idée trop généreuse. Il suffisait d’écouter Marx. Bon sang.

Ce matin, pour nous rendre à la nouvelle galerie Tretiakov, nous traversons un parc appelé « cimetière des statues ». La plus haute est celle de Dzerjinski. Pour Lénine, on y trouve toutes les tailles. Marx n’a qu’un buste minuscule. À la sortie, un monument est érigé en mémoire des victimes des régimes totalitaires. J’ai beau faire la dichotomie entre la dictature du prolétariat et le communisme intégral, ces effigies narcissiques me désolent. L’homme serait-il incorrigiblement attaché à sa propre personne ? Ne pouvons-nous pas être heureux en peuple de fourmis ouvrières ?

Le musée des arts russes du XXe siècle est magnifique. Les artistes d’avant la Révolution d’Octobre sont fascinés par la révolution picturale française. Le « beau » traverse les frontières. Impressionnistes, pointillistes, abstraits, cubistes. Puis, les années trente sont exposées dans des salles gigantesques pour permettre d’y placer des toiles surdimensionnées « pompier », répétitives dans les sujets traités. Officiels et officiers. Peuple qui ne ressemble pas au peuple. Tous dans la pose et en ordre de bataille. Les années soixante laissent fleurir quelques perce-neige d’originalité timide.

Suis-je en train de muer en individualiste bourgeois ? Ce qui est unique émeut, ce qui est reproduit à l’infini est terne. Comment concilier égalité et individualité ?

Je fausse compagnie à notre « guide » pour flâner le long de la Moskova. Une sculpture géante, toute neuve, de Pierre le Grand a été érigée sur un îlot artificiel. De l’autre côté du fleuve, la cathédrale du Christ-Sauveur est à peine inaugurée. Une longue procession suit un pope. Demain Pâques. J’ai vu à la télévision de l’hôtel que Poutine assistera à la messe. L’opium du peuple est de retour. Le besoin de croire en quelque chose n’est-il pas plus fort que tout ? L’espérance n’est-elle pas une drogue trop puissante ? Au fond, ai-je vraiment compris Marx ? Et Marx a-t-il vraiment compris quelque chose aux hommes ?

Quelques jours après mon retour, je subis une sévère défaite aux élections syndicales.

Une personne du groupe m’a pris en photo alors que j’étais, recueilli, devant la dalle funéraire de Staline. Il l’a postée sur Facebook. Elle est vite devenue virale. Viral ? Adjectif qui renvoie à la maladie et à son expansion. Un virus est aveugle. Il ne « cherche » qu’à se reproduire à l’identique et tant pis s’il se détruit en détruisant son hôte. Les commentaires qui accompagnaient l’image étaient désastreux.

« Charles, l’aristo, pseudo-marxiste, révère Staline ».

Ou plus triviaux.

« Charles, assassin, va crever au goulag ».

Ou drapés de dignité.

« Moi, avec un cryptocommuniste, jamais ».

Les plus durs « ad hominem ».

« Un type pareil ? À la tête du syndicat ? ».

Au fond, ils ont raison même en étant grugés par les apparences. Après Moscou, je ne pense pas que j’aurais été capable d’être un bon chef. Qui croit en lui, en ce qu’il fait, sans quoi personne ne croit en lui. Ce qui est important, c’est ce que l’on croit, pas ce qui est vrai.

Marx se trompait en voulant décrire le monde. Il ne faisait que croire en sa propre doctrine.

Ah ! Oui ! Une dernière chose. Jenny a demandé le divorce. Je lui ai menti. Elle ne croit plus en moi.

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