Nous sommes cependant sans haine contre vous.

Albert Camus, Lettres à un ami allemand

J’écris dans le train. Le balancement de la voiture, c’est comme autrefois la marche de la mère ; la pulsation des roues sur les rails, c’est comme autrefois le battement d’un cœur tout proche, tout contre le mien.

J’écris dans le train. La durée d’un trajet en Europe m’impose un temps d’écriture, comme lors des examens à l’univ. : « On relève les feuilles à 13 heures ! » Dans le grand auditoire, nous avons soin de laisser une place libre à gauche, une place libre à droite. Silence. Prise de connaissance du thème imposé : « En avant, Marx ! » Un regard circulaire. Visages atterrés. Sourires radieux. Plumes saisies. Montres consultées. « En avant ! »

Et le train s’arrête en pleine campagne. « Mesdames, Messieurs, nous vous prions de bien vouloir excuser cet arrêt. Un lamentable incident nous oblige à interrompre ici notre voyage. Nous allons bientôt repartir. Pour votre sécurité, les portes restent fermées. »

— Encore un…

L’homme assis en face de moi baisse son journal et dit :

— Encore un de ces ras-le-bol qui s’est jeté sous le train. Quoi d’étonnant, avec toute cette misère, pas vrai ?

Il parle avec un fort accent. Plutôt sympa. Il roule les -r-. Il replie son journal, le pose près de lui. Il continue :

— La misère, l’injustice… Combien de fois on a cru en finir avec tout ça ! Juste maintenant, Madame, un homme plonge dans sa baignoire aux robinets d’or fin et juste maintenant, Madame, douze enfants meurent, faute d’eau potable.

— Et dix femmes se font violer. Ou tuer pour avoir voulu étudier. Tout cela est… révoltant !

— Eh bien, révoltons-nous !

Par la fenêtre, la plaine verdoyante a perdu ses bluets. Souvenir d’enfance : « Nous cueillîmes des bluets. » Passé si simple… Ces fleurs sublimes, chez nous, la chimie en a eu raison, la chimie et le profit, il y a bien des années déjà. Le paysage, au soleil couchant, bascule vers l’ombre.

En recopiant le thème imposé, ma plume a glissé. L’air s’est arrondi en eau. MaRx s’est écrit MaOx. Respirer quand même. Préférer nager à noyer. Nager parmi les poissons rouges. Laisser la peur du rouge aux bêtes à cornes, comme on disait.

— Où sommes-nous ? J’étais distraite.

— Moi aussi. Je lisais.

— Moi, j’écrivais.

Je relis : MAOX. Aux presque trois-quarts du siècle passé, au temps où, du pays qui n’était plus l’Empire du Milieu, la Belgique obtenait seulement quarante visas par an, on m’a promenée, en groupe bien sûr, au paradis – Pî Ling Pî Cong – de la dictature du prolétariat. Tout pouvoir aux paysans, aux soldats, aux pêcheurs…

Courant d’air, j’éternue, pas de mouchoir. Dans mon vieux sac de toile – tiens, il date de ce temps-là – au fond d’une poche intérieure, des mouchoirs ? Non, trois petites brochures toutes minces : Contre le culte du livre (1967). Glorifier la littérature et les arts bourgeois, c’est… (1970) Et : Sur la rééducation des intellectuels (1968), Pékin, éditions en langues étrangères. Est-ce vraiment moi qui ai reçu, emporté, ramené de là-bas, enfoui dans mon sac pour quelques décennies, lu… Lu ? Lu ces horreurs ? Lu en aveugle, même pas en Braille… Contre le culte du livre – sauf s’il est petit et rouge ? Mon nez coule. Ah ! un vrai carré de coton, dans la poche de mon pantalon. J’ai froid ou je pleure… de rage ? Pour en finir avec les intellectuels, on leur offrait un camp de vacances. « Les listes d’attente sont longues, » nous dit sans rire un Gentil Organisateur, « les demandes ne cessent d’affluer. » Il fait beau temps. Le camp de rééducation que nous visitons, censé servir de modèle alléchant, ne devrait pas être des pires. Il fait beau. Il fait calme. Le camp est vide. Vidé ? Au fait, où sont passées les pensionnaires ? Il faut ce train à l’arrêt pour que, après des décennies, la question arrive enfin à ma conscience. Seule une femme, une prof en recyclage, est restée pour témoigner, aidée d’une interprète.

Un appel sur mon portable : « C’est Rüdiger. Tu es toujours décidée à céder ton Marx en édition originale ? – Oui ! – J’aimerais le voir. Quelle place tient-il ? – Dans l’Histoire de l’humanité, une place inestimable. Quelle finesse d’analyse ! Quelle solidarité avec les plus démunis, lui « bon bourgeois », époux d’une noble… Il a, il est vrai, toute sa vie tiré le diable par la queue… – Je voulais dire : quelle place tient-il dans la bibliothèque ? – Ah !.. Une quarantaine de tomes, reliés plein cuir, dorés sur tranche… – Y a aussi la correspondance amoureuse avec la chère Eugénie ? – Y a tout, tout Marx-Engels. – Ça fait bien un mètre ? – Compte plus ou moins un mètre septante-cinq. Couche-toi le long du mur et vois… »

Au dortoir du camp, point de châlits superposés, non, des lits bien propres, tirés à quatre élingues. Ma plume a encore dû fourcher. Pourtant le train n’avance pas. Lit à lit, des dizaines de lits alignés, d’autres ajoutés en quinconce : ils n’ont pas droit au vide ! Négation absolue de « l’individu », la tare bourgeoise que l’on sait. Jamais seul, jamais seule. Toujours dans la masse. Au pays où, pas plus tard qu’hier, on nous a montré que sur les arbres chaque pêche est, individuellement, emballée d’un papier de soie protecteur, eh bien, les humains, eux, n’ont pas droit à l’individualité, on ne parle que de masses indistinctes, « les masses populaires ». On travaille. On ne pense pas. Penser, c’est critiquer. La critique est encouragée, surtout l’autocritique – en public : économie de confessionnaux. Penser, c’est inventer. La création est encouragée : « Que cent fleurs s’épanouissent ! » ; là, il y a sans doute eu une erreur de traduction. N’était-ce pas plutôt : « Que, à mon commandement, cent fleurs s’épanouissent ! » ? Avec le temps, sur mon sac de toile, les idéogrammes ont pâli, sont devenus… illisibles : « Servir le peuple » ? Au camp, les lits entassés n’ont guère de chevet, on passe du travail harassant au sommeil lourd, dans le meilleur des cas. Lire ? Un seul auteur : Pol-Pol Douché du Grandimon. Alors, une question :

Comment l’Évangile – « Aimez-vous les uns les autres » – mène-t-il à l’Inquisition, aux bûchers des sorcières ? Comment les mots « Dieu le veut ! » servent-ils de cri de guerre… de religion ? S’entre-tuer en se revendiquant, les uns et les autres, d’un dieu unique… mais s’il est unique, ce doit forcément être le même, non ? Comment la phrase « Dieu est grand ! », justifie-t-elle le massacre, signe-t-elle l’attentat meurtrier ? Comment Le Capital mène-t-il au Goulag ? Il y a de la haine là-dessous.

La haine, nourrie de fiel, couve sa rancune, puis se déchaîne, aveugle, inarticulée, hurlante, contagieuse. La haine saccage, incendie, tue. La haine empêche l’être humain d’apprécier son semblable : elle l’assigne à un groupe, à un monolithe aux caractéristiques préjugées. La haine est incapable d’écouter. Elle coupe la parole. Elle châtre, elle excise. Elle est incapable de converser, d’échanger des idées, de réfléchir, d’analyser, d’étudier. Elle a peur du silence, elle se vautre dans le bruit. Elle n’a pas appris l’empathie.

Un jour, à Mons, au début des années septante, un stalinophile, je l’entends encore pérorer, déclare après une conférence sur l’Albanie : « D’abord, les intellectuels, on les oblige à se lever tôt : ils ont horreur de cela. Ensuite, ils ont toujours mal au dos, donc on les fait travailler dur, par exemple porter des poids, etc. »

« Mais cela s’appelle du sadisme ! » aurais-je dû rétorquer. Pourquoi ma voix est-elle restée au fond de ma gorge, au lieu de s’élever contre l’horreur ? Avait-on réussi à me culpabiliser ? Comme quand ma sympathique cothurne espagnole, en Chine, examinant mes mains avait déclaré, condamnation sans appel : « Tu as des mains de bourgeoise. Regarde les miennes ! Tu n’es pas une vraie travailleuse. » J’aurais pu (mais je n’ai pas voulu) lui répondre qu’avec mon salaire de prof j’avais cotisé pour payer son voyage. Elle ne le saura jamais. « Chez nous, au mur, à la place d’honneur, » ajoute-t-elle, « il y avait un portrait. Toute petite déjà, je savais : C’est Bon Papa Staline. »

Mais pourquoi faut-il ce train, arrêté par un suicide, pour remettre en route ma pauvre cervelle et y reformuler la question :

Comment s’opère la déformation, la transformation d’une grande idée en application épouvantable ? Comment un généreux idéal peut-il servir d’étendard à une dictature, de caution à des sbires impitoyables ?

C’est l’été. Il fait beau. Il fait calme. Et je revois dans le camp ces grands tas de briques difformes, délaissées le temps de notre visite et qui attendent d’être débarrassées de leurs restes de mortier. N’ont-elles donc pas suffi à me faire entendre le vacarme des marteaux et des burins ? À me faire sentir les blessures sur les mains nues, les éclats dans les yeux sans protection ?

Et pourquoi est-ce maintenant, dans ce train à l’arrêt, que me revient l’histoire, lettone cette fois, de la maison subdivisée ? À chaque famille son aire calculée en centimètres carrés (je n’exagère qu’à peine). Et à chaque logement ses fenêtres… Mais, ô injustice insupportable, un des logements a une fenêtre de plus que les autres. Eh bien, cette ouverture-privilège, on a obligé les habitants à la murer ! Vive la dictature du prolétariat !

La question en amène une autre : quand cesserons-nous de nous comporter en bêtes sauvages ? Homo homine lupus : quousque tandem ? Combien de temps encore les hommes (viri et virae) s’affronteront-ils pour se mordre, se griffer, se cracher du venin à la figure, s’envoyer des balles ? Les cris de haine couvrent la parole accueillante. Écraser l’autre et prendre sa place, cela rend-il heureux ? Serait-ce que nous sommes incapables de voir en l’autre notre semblable ? Est-ce que hâter sa mort retarde la nôtre ? Nous soustrait à l’humaine obsolescence programmée ?

Il y a quelques siècles, un jeune homme a demandé à un sage : « Énonce-moi la somme de tous les livres, de toutes les lois, et ce dans le temps où je puis tenir sur un pied. » Le Sage a répondu : « Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît. Et maintenant, va, continue à étudier. » Chère Ieva, je me souviens de nos rencontres à Rīga. À toi, survivante du Goulag, j’ai un jour demandé ce que tu donnerais comme conseil à la jeunesse pour que plus jamais de telles horreurs n’adviennent. Tu as baissé les yeux comme pour admirer tes chaussures, tu as réfléchi, puis tu as regardé droit devant toi, et tu as dit, comme inspirée, comme en écho : « Étudier. Beaucoup étudier. » Et puis tu m’as souri.

C’est l’été. 1983, peut-être. Il fait beau. La classe de russe est installée dehors, dans une clairière à l’extérieur de Bruxelles. La prof nous confie son cauchemar de la cohabitation forcée avec les beaux-parents. Patchimou ti sîdich pa kreslô a nié pa sofa ? (Pourquoi te mets-tu dans le fauteuil et pas sur le divan ?) Simple vignette, on l’imagine, pour de pires immixtions dans l’intimité du jeune couple.

Et soudain je repense à toi, chère Mârîte de Courlande, née en Sibérie de parents déportés, des « exploiteurs de la misère du peuple » : ils employaient UN ouvrier agricole.

Comme s’il s’indignait à cette mienne pensée, l’homme assis en face de moi tord son journal pour mieux l’enfoncer dans le bac, qu’il referme d’un coup sec. Puis, il sort de son sac un gros livre, le titre est en italien : Il cimitero di Praga, Umberto Eco.

— Non mais, écoutez ça, Madame : ‘Le moyen le plus efficace et le plus naturel que l’on puisse désirer pour… tenere a freno ?

— Refréner ?

Ecco ! ‘Le moyen le plus efficace et le plus naturel que l’on puisse désirer pour refréner la croissance des populations humaines, c’est la guerre.’ Page 157 ! Voyez !

— C’est Umberto Eco qui dit ça ?

— Mais non ! M’enfin ! Non ! C’est un personnage du roman. Ça se passe au XIXe siècle. Et y a un autre personnage qui accuse Malthus, cet « imbu de Bible »… imbevuto ?

— « Imbibé de Bible » ?

— Il accuse Malthus d’avoir « dénié aux enfants des pauvres le droit à la vie ». V’ vous rendez compte ?

— En Chine, autrefois, on exposait les petites filles dès leur naissance. Dans les années 70, on nous avait commenté de belles grandes affiches représentant la famille idéale : le père, la mère et… deux filles !

— On se débarrassait des petits garçons ?

— Après, l’idéal ça a été : un seul enfant par famille.

— Eh bien voyez où ils en sont ! Après la misère, la puissance mondiale !

— Mais là, je dis : ingérence dans la vie privée !

— Vous avez mieux à proposer ? Quand on voit tous ces mioches, de toutes les couleurs… Hein ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je dis : Baas in eigen buik ! Dans mon ventre, c’est chez moi ! comme les Dolle Mina’s le clamaient et comme il convient de le clamer plus fort que jamais.

— Oho ! Madame est féminisse ! Bon, on va pas se disputer, maintenant que le train redémarre… Connaissez pas une bonne blague ?

— Elle date du temps où, avec mes élèves, je lisais Blikopener, ouvre-boîte à ouvrir l’œil ! Ils ont adoré celle-ci…

— Vous m’ la racontez pas en flamand, hein ?

Waarom niet ? Non, allez, in francese : Ça se passe dans les années 70. C’est un homme qui parle : J’habite depuis quelque temps dans un de ces nouveaux logements imposés, où la cuisine est commune, où la salle de bains est commune, où la salle de séjour est commune. Un jour, j’essaie de réparer le frigo. Mon voisin entre à cet instant, me voit à l’œuvre, me pousse et prend ma place, en disant : « Ce n’est pas comme ça qu’on s’y prend pour réparer un frigo ! Regardez comment je fais, moi. » Il s’active, et quelques minutes plus tard, le frigo se relance, pile à 4 °C. Magnifique ! Je le remercie. Mais après, il est toujours là, quoi que je fasse, pour m’en remontrer. Ainsi un beau soir, bien au chaud sur le divan, j’embrasse ma fiancée. Mon voisin entre à cet instant, me voit à l’œuvre, me pousse et prend ma place, en disant : « Ce n’est pas comme ça qu’on s’y prend pour embrasser une fille, regardez comment je fais, moi. » La vie devenait insupportable. Je décide d’en finir. Je passe la corde autour de mon cou ; pour l’accrocher à la lampe au plafond, je monte sur… Mon voisin entre à cet instant, me voit à l’œuvre, me pousse et prend ma place, en disant : « Ce n’est pas comme ça qu’on s’y prend pour… » Depuis ce jour-là, je vis en paix.

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