Jamais, jamais, jamais, et je les aurai pourtant entendues leurs critiques et leurs objections, allant parfois jusqu’à les comprendre, et de loin en loin à en admettre d’aucunes – oui, mes parents étaient des personnes médiatisées et expertes, oui, il m’est arrivé souvent de les écouter ou de rencontrer des sommités scientifiques grâce à leur entremise, oui, un activiste s’est attaché très rapidement à mes pas et m’a projetée sur le devant de la scène, oui, j’ai radicalisé ma démarche et crié mon hostilité et mon impatience plutôt que de quémander poliment une écoute, oui, et blablabla –, jamais je ne céderai à leurs injonctions, à leurs menaces et, je n’en doute plus désormais, à l’issue fatale qui m’attend, qui m’attendait, car ce discours que vous écoutez, si vous l’écoutez, signifie que je ne suis plus de ce monde, de votre monde, ce monde qu’il vous faudra défendre et sauver contre la prédation, cette prédation humaine qui a défini notre ADN depuis des milliers d’années, depuis le passage à l’agriculture, la soumission au blé, disait un expert, cette prédation qu’il vous revient d’expurger donc de notre essence pour en élaborer une autre, en harmonie avec la Terre, ce qui n’a rien d’impossible vu qu’il s’agirait, qu’il s’agit de renouer avec l’essence primordiale, celle dont toutes les autres espèces animales nous offrent quotidiennement l’exemple, celle dont il est fait écho dans la Genèse – et on applaudira à l’infini cette lucidité prospective ahurissante de nos ancêtres si lointains, ils avaient défini la Faute, la Chute comme cet écart hors du chemin de l’adéquation au Grand Tout –, non, non, non, jamais je ne céderai, jamais je ne proclamerai ces mensonges qu’ils tenteront de m’arracher – un assujettissement aux lobbies verts… ou m’inventeront-ils un passé criminel, des amours interdites ? –, et ils m’enlèveront, ils me tortureront – jusqu’où iront-ils ? – et, si, recourant à Dieu sait quel subterfuge, ils y parvenaient quand même, si je me décevais – je ne suis qu’humaine –, vous n’y accorderez pas la moindre importance, vous vous référerez ad vitam à ce message enregistré que je vous lègue, vous vous souviendrez de mon épopée, celle d’une petite fille atteinte du syndrome d’Asperger qui ne demandait qu’à profiter de la vie et du monde, de ses beautés, naturelles ou artistiques, une petite fille, mieux préparée peut-être ou mieux entourée, retournant son handicap en force, dans une ordalie à la Œdipe – ce qui ne te tue pas te rend plus fort ! –, mais une petite fille, rien que cela, qui a senti au plus profond de son être qu’elle n’était qu’un fragment d’un Grand Tout, que ce Grand Tout était agressé et lui demandait de ne pas subir mais de réagir, d’apporter son obole, vous garderez tous à tout jamais mon image d’adolescente esseulée devant le Parlement du pays, sacrifiant ses journées d’école et d’avenir, ma pancarte à mes côtés et mon refus, ma résistance, puis cette seconde image, par-delà la croisade, qui n’a pas à être décortiquée en ses mille aspects, comme mai 68 ou 1789 – car tout acquis se fait hélas à travers un collatéral, Muhammad a réussi à aller plus loin plus vite en transcendant les mots par des actes, en désignant l’ennemi, l’hypocrite, et ne me dites pas Gandhi ou Mandela, leurs réussites contrebalancent mille trajectoires en échec –, cette seconde image où je suis submergée par votre force et ce destin que vous incarnez, ce Grand Basculement que vous initiez, vous mutant tous et toutes en une nouvelle vague de Justes, dont les noms, un jour, seront apposés sur les murs des cités, au sortir de ce Parlement où un gouvernement s’effondre, où un autre instaure la présence de policiers européens sur tous les navires croisant en nos eaux, aux frais des compagnies de navigation, la disparition des paquebots de la honte en Méditerranée, la mise en coupe réglée des déplacements de nos dirigeants, etc. etc. et ce ne sont que des prémices, d’un Printemps dont je ne verrai pas l’éclosion estivale, mais je ne pleure pas, je suis heureuse, toute vie est si courte et galope vers son terme, il importe avant tout de se conformer à un sens, un idéal, d’être au monde et j’y serai parvenue grâce à vous, je survivrai en vous, vous êtes moi et je suis vous, je veux abandonner mon individualité et me fondre dans ce qui m’est cher, le Grand Tout, ma communauté, mais, avant, je redresse la tête une dernière fois et fixe la Prédation immonde de tout mon mépris, de ma haine même, je songe à Jésus face aux marchands du Temple, il renverse les tables, bouleverse les échoppes, là était la voie et ne jamais donner de perles aux pourceaux, non, je fixe la Prédation au cœur de son néant, elle tremble et vacille, nécessairement, elle se lamente au creux de ses illusions, de son désamour du monde et de soi, qu’elle a transformé en guerre haineuse contre le Vivant, je fixe la Prédation, fière de mon souffle, de cette phrase unique qui me survivra, unique pour imprimer l’unicité et l’ambition, je la fixe, malgré la lame ou la balle qui me désirent, et je crie de toutes mes forces : je m’appelle Greta Thunberg et je vous emm… !

Derrière la caméra, Ahmed s’impatiente. Dix minutes déjà, elle ne dit rien, elle le fixe mais ne dit rien, elle ne dira rien, les lèvres serrées, scellées comme les panneaux d’un sas de sous-marin. Son corps menu se tend vers l’avant, malgré les liens, ses yeux lancent des éclairs, le perforent. Elle n’a pas peur, il tremble, lui. Écœuré – mais par elle ou par lui, par son mutisme ou par son ébranlement ? -, il se lève, ramasse le sabre posé derrière le tabouret, jette un regard furtif vers Karim, butte sur sa longue silhouette sportive, le voile qui dissimule les traits, l’expression, la pensée. Où sont les yeux ?
Il veut en finir. Et tant pis si le Plan n’a pas fonctionné, si elle n’a pas prononcé la repentance espérée, avoué des crimes qu’elle n’a pas commis, enclenché un rebours. Il y a quelque chose en elle qui le déchire, le lacère, il comprend soudain que la caméra tourne encore, qu’on est en direct, que le monde entier, derrière des écrans…
Il marche vers le regard qui ne faiblit pas mais durcit, il lui faut prendre une contenance, sauver ce qu’il y a lieu de sauver encore, en espérant la magnanimité du prince. Il se redresse au maximum, tente de la dominer de sa stature, lève le sabre, se réjouit de ce qu’il va décapiter, l’Occident, la femme occidentale arrogante, cette nouvelle religion qui se propage partout et jusque dans les pays musulmans, si vivement et si radicalement, il va sauver sa religion, Muhammad et Allah, l’honneur du prince et du royaume saoudien, il va… mais il s’effondre traversé par la stupéfaction et la douleur – mais dans quel ordre ?
Karim laisse retomber son revolver fumant en proie à l’extase.
« Elle incarne la foi comme personne, personne ! songe-t-il. Elle est pure, pure, pure. »
Il se précipite vers Greta.
— Aux yeux du monde, tu es morte et ressuscitée, laisse-t-il tomber. Mais nous avons peu de temps avant de monter au ciel. Ensemble.
— La touche finale ! acquiesce-t-elle sans davantage s’étonner. Grâce à toi, j’en suis sûre désormais, le monde va basculer. Et croire !
Il la presse contre lui, une incandescence.
— Tout va basculer, rugit Karim, tout est possible.
— Se prolonger, le corrige-t-elle vibrante, tout est probable.

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