À chacun sa crise

Fabrice Gardin,

« Je suis projetée dans une pièce, une chambre peut-être, aux murs capitonnés. Blancs. De larges carrés blancs tapissent les murs. Recouvrent l’espace. Il y a deux personnes déjà. Deux personnages. Il y en a un qui ressemble étrangement à un lapin mais je sais bien que ce n’est pas un lapin, c’est un homme avec une fine moustache à la Clark Gable et des cheveux noirs gominés, il tient une carotte. Il la serre très fort sur son cœur. C’est peut-être pour ça que j’ai pensé à un lapin. L’autre ressemble à une statue romaine, comme on en voit dans les musées, un Michel-Ange peut-être, mais je ne sais pas si Michel-Ange était Romain. Le personnage est de marbre, c’est peut-être pour ça que j’ai pensé à une statue. Je me suis avancée, j’ai voulu communiquer mais aucun des deux n’a répondu. Je n’existais pas. Ils regardaient à travers moi. J’ai compris que c’était une prison, je me suis sentie enfermée, je ne sais pas pour quelle raison.

Tout à coup, il y a eu un énorme déclic et une étrange lucarne s’est ouverte sur un des murs. J’ai senti un appel, un souffle d’air chaud. J’ai regardé mes collègues d’infortune. Ils m’ont regardé, merde, j’existais. La statue a regardé le lapin et ils ont été se placer sous la lucarne. La statue s’est mise à quatre pattes, le lapin s’est adossé au mur, debout sur la statue, il avait mis sa carotte en bouche, je me suis approché, j’ai grimpé sur la statue, mis mon pied dans les mains en cornet du lapin, mis mon autre pied sur son épaule et je me suis glissée par la lucarne.

J’ai chuté.

Longtemps. Très longtemps.

J’ai cogné le sol.

Je me suis enfoncée.

Il y avait, au minimum, un mètre de neige. Une bonne poudreuse bien accueillante. Blanche. Très blanche. J’ai nagé un peu. Profité de la douceur de la texture mais c’était froid également et ça ne me plaisait pas plus que ça. J’ai essayé de me relever, je me suis agrippée à la branche d’un arbre qui venait de descendre jusqu’à moi, tiens un arbre qui bouge, je suis montée dessus et nous sommes partis en promenade.

Après quelques minutes ou de longues heures, je ne sais pas car j’étais bien, appuyée contre l’écorce de mon nouvel ami, nous avons quitté la neige immaculée pour nous retrouver entourés de sphères mouvantes, lumineuses, d’une lumière irradiante, sonore.

Au début, c’était agréable, apaisant, comme d’être au milieu d’un arc-en-ciel, mais assez vite, elles ont envahi notre espace, des taches de lumière ont éclaboussé mon arbre, certaines branches se sont mises à tomber comme des feuilles. J’ai glissé un peu le long du tronc. Mon ami m’a glissé à l’oreille :

— Je vais te lancer loin, très loin j’espère, bonne chance.

J’ai voulu l’embrasser mais c’était trop tard, je flottais déjà dans les airs. J’ai senti comme un impact, une brisure et je me suis mise à rouler sur un énorme plancher en bois, très vieux, très vermoulu. Un homme immense était là, il me regardait de son œil unique et vitreux.

— Bizarre, vous venez de sortir de mon tableau.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le peintre.

— Ah ! Il n’y a qu’un peintre.

— Évidemment, tout est devenu unique.

— Ah ! Et moi alors ? Qui suis-je ?

— La question est : que suis-je ? Réfléchissons…

—…

— La toile est un miroir qui exprime ce que je ressens, c’est comme ça que je sais qu’elle est finie. C’est une lutte entre une œuvre qui fonctionne et le sentiment profond dont j’essaie de la doter. C’est une question d’énergie. Ces constellations de formes colorées et de jeux de lumière sont si fortes, si mystérieuses, si équilibrées qu’elles ressemblent, à s’y méprendre, à des cellules vivantes.

— Ça vous arrive d’être clair ?

— Sur la toile seulement.

— Je comprends. Et donc ?

— Je ne sais pas. Tout ce que je peux voir c’est qu’il y a cette espèce d’arme qui est apparue sur ma table de travail un peu avant vous…

Je me suis approchée de l’objet noir et brillant. Je l’ai soupesé, il provoquait en moi répulsion et fascination. Attirance. Envie de possession. Cet objet est à moi, depuis toujours. Je l’ai glissé dans ma poche. J’ai demandé :

— Où est la sortie ?

— Vous allez partir ?

— Bien sûr.

— Il faut prendre l’escalier. L’ascenseur est en panne.

Et il a ajouté dans un sourire :

— Nous sommes au quarante-deuxième étage.

— Je vais sauter par la fenêtre.

— Mais vous allez vous faire mal !

— J’ai l’habitude des chutes.

Et j’ai sauté par la baie géante. J’ai entendu le peintre crier :

— Faites attention, ne faites pas…

Je n’entends jamais les derniers mots du peintre…

Quarante-deux étages. Bof. Même pas le temps de réfléchir à l’impact. Ce fut rapide.

J’ai d’abord traversé la toile solaire d’un café vénitien pour me retrouver au milieu des sièges d’un bus à impériale londonien. Je décide de boire un thé à la menthe au soleil de la place bruyante et colorée de sons méditerranéens.

Au loin, j’entends le brouhaha d’une foule. Je m’y rends, je la traverse, je monte sur l’estrade et je tire à bout portant sur le mec qui parle en aboyant. Personne ne m’arrête. Mais une fois le coup parti, une fois le gars à terre, une fois le sang répandu, j’entends les cris de la foule :

— Pendez-la !

Je cours. Je traverse une immense vitre comme on n’en voit qu’à New York. Je monte un escalier de fer, je bouscule une multitude de personnes. Il leur manque un membre à tous. Un bras, une oreille, une jambe, un doigt, une rotule, un œil… je pense que le type que j’ai buté était entier. Je ne crois pas, j’en suis certaine. Je monte de plus en plus haut, je pense à West Side Story, j’ai la musique de West Side Story dans la tête, je danse sur les escaliers de fer. J’arrive au sommet du clocher. Prague est à mes pieds. Vais-je sonner les cloches ? Je glisse. Trop de verglas. Je tombe dans un entrelacs de pierre et de fer. Y a-t-il encore quelque chose debout à Beyrouth ? Je n’en peux plus. Je suis au sommet, un vasistas… La poignée me résiste, je tire de toutes mes forces, tout s’écroule autour de moi, ce qui est en dessous de mes pieds se désintègre. Je tombe… Encore !

Un condor me réceptionne. Il passait.

— Je vais te conduire au soleil, dit-il.

— Tu vas te brûler les ailes !

— Je suis né pour ça.

— Et moi ?

Je saute. Tant pis. Mieux vaut atterrir quelque part que brûler au ciel.

Je ferme les yeux. C’est la première fois, je crois.

J’ouvre les yeux.

L’homme parfait que j’ai dégommé un peu plus haut est en face de moi :

— Encore raté ma belle.

Derrière lui, un dinosaure sourit assez sottement. Ça me fait rire. Je ris. Mon rire est comme un dard mortel qui glace le sang du type basané.

L’univers se désintègre et le blanc envahit mon espace sensoriel. Je hurle.

Je hurle toujours. C’est terrible ! »

*

Les deux filles sont enlacées. Elles parlent doucement, sans heurts. La plus habillée caresse tendrement les cheveux de celle dont c’est le lit.

— Et c’est toujours le même rêve.

— Oui, à peu près.

— C’est bizarre.

— C’est angoissant… C’est gentil à toi d’être venue me rejoindre.

— J’allais aux toilettes. Je t’ai entendue crier, c’était normal de venir voir ce qui se passait.

— Je me suis rendormie tout de suite ?

— Oui. Il a suffi que je te prenne dans mes bras et tu t’es blottie contre moi comme une petite fille. Tu t’es calmée aussitôt.

— Merci. Ce n’était qu’une petite crise… ça m’arrive…

*

Plus loin, plus tard, plus vieux.

— Alors, que dit la télé bicéphale ?

— L’écran de gauche pense que c’est une bonne chose que le président ait succombé dans l’attentat. Ça va remettre en route le processus de paix. Par obligation, en quelque sorte.

— Et l’écran de droite ?

— Il pousse à la révolte. À la guerre. Cet attentat est ignoble. Il faut absolument se venger et tous les exterminer.

— C’est compliqué. Une nouvelle crise s’ouvre à nous…

Comme créateur, je dois être un rêveur, mais je dois aussi être le comptable de mes rêves pour en tirer quelque chose de structuré. Ce qui est antinomique. C’est compliqué. Encore une nouvelle crise en vue…

Merci à Jean VH et aux autres…

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