Paman, mapa, l’espèce et moi

Jacques De Decker,

La France est une caisse de résonance. Elle n’a pas toujours eu elle-même toutes les idées dont elle s’enorgueillit, mais elle s’entend surtout à leur conférer le maximum d’impact. Les exemples abondent, à commencer par la fameuse Révolution dont elle ne cesse de se glorifier, et qui a suivi d’un siècle la démocratisation qui s’est produite en Angleterre, sans régicide ni trop d’effusion de sang.

En mai 1968, elle s’est inscrite dans le sillage des troubles qui ont secoué les campus américains, mais a tiré toute la couverture à elle par son irremplaçable sens de la dramatisation. Et voilà que le même processus se vérifie, à propos d’une réforme de la législation portant sur le pacte marital et sur l’adoption, au point de donner lieu à des affrontements aussi violents qu’imprévisibles, puisque dans les pays qui, une fois de plus, ont précédé la France dans ces réformes, il ne se produisit rien de comparable. En Belgique, par exemple, de dix ans pionnière en la matière, on ne constata pas ces débordements dont les villes de France ont été le théâtre.

Comment se fait-il que dans l’Hexagone qui se donne volontiers pour un laboratoire d’idées d’un exceptionnel dynamisme, on en arrive à de telles extrémités ? Pourquoi tant de haine ? ne peut-on que se demander, d’autant qu’elle se manifeste le plus du côté du camp qui devrait normalement se réclamer du message évangélique de paix et de partage. C’est plus qu’une question, c’est une énigme.

Évidemment, on ne peut pas ignorer que la France est peut-être plongée dans la crise la plus profonde de l’après-guerre. Elle est face à ses obligations européennes, auxquelles elle a consenti, quand elle ne les a pas mises en place elle-même, et constate avec effarement qu’elle ne pourra pas y satisfaire. Elle se sent de plus assimilable aux pays méridionaux qui ont vu tour à tour s’effondrer, comme par un effet de dominos, leur économie et leur paix sociale. Deux Europe se doivent désormais de cohabiter, celle du Nord et du Sud de la frontière franco-belge. Espace-frontière, le royaume n’apparaît pas par hasard, une fois de plus, comme un refuge pour les mécontents hexagonaux. Jadis, leur exil était intellectuel, dont le symbole restera Victor Hugo. Aujourd’hui, signe des temps, il est matériel, ce que les figures de Bernard Arnault et de Gérard Depardieu ont, un temps, illustré chacune à leur manière. La France, en d’autres termes, qui s’est longtemps sentie le moteur de l’Europe (à la différence des deux autres grands pays fondateurs, l’Allemagne et l’Italie, elle avait un passé moins encombrant à digérer avant d’en prendre les commandes), constate qu’elle pourrait en être le grand corps malade.

Cette situation internationale se trouve aggravée par une profonde déception interne. L’alternance, surtout sous la Cinquième République, a longtemps fonctionné comme un régulateur. Le temps que le parti adverse du gouvernant précédent ait compris qu’il se heurtait aux mêmes défis que l’on s’obstinait à ignorer (modernisation, adaptation aux contraintes nouvelles, abolition des conforts intellectuels), il se berçait des commodités d’un état de grâce. Or, cette fois, le nouveau président, qui n’a pas voulu voir le présage funeste qu’était une parade inaugurale sur les Champs-Élysées arrosée par une pluie battante, n’a pas eu le temps de savourer les plaisirs de sa victoire. Pour lui, selon la formule qu’il a lui-même employée dans un moment d’auto-ironie, « gouverner, c’est pleuvoir ». Et pour défier ces précipitations, on en invente d’autres, comme de demander, pour faire oublier les exactions d’un ministre du Budget devenu le premier délinquant fiscal du pays, à tous les ministres de faire leur déballage financier sur la place publique, mesure d’une rare sottise qui n’a échappé à personne.

Du coup, les Français développent à l’égard de ceux qui les gouvernent une méfiance qui ne frise même pas l’hostilité ouverte, qui lui fait — le jeu de mots est du regretté Jacques Sternberg — carrément une permanente. Le chef de l’État annoncerait demain une amnistie fiscale généralisée qu’on ne lui en ferait pas crédit une seconde. En d’autres termes, la confiance, ce premier ingrédient de l’exercice du pouvoir, est une denrée qui a déserté les rayons de cette grande surface qu’est l’appareil d’État.

Il se trouve que dans ce contexte, l’autorité décide de légiférer en matière de vie privée. Celle-ci est perçue par le citoyen comme un domaine réservé, dont on ne délègue la réglementation qu’à une instance jugée digne de s’en charger. Or, ici encore, la France est un cas d’école très particulier. Elle a procédé à une séparation réputée claire de l’Église et de l’État. Reste à savoir, dès lors, ce qui relève de la compétence de l’une et de l’autre. Le territoire réservé de l’une, de ses adhérents du moins, c’est celui des étapes décisives de la vie, à savoir la naissance, l’organisation de la reproduction et la mort. Le processus vital apparaît, dans ce cas, comme relevant d’un ordre qui échappe à l’homme. Du moins aux yeux des croyants, qui renâclent à ce que la société s’y substitue à la providence. Ils ne peuvent donc se résigner à ce que les enfants nés dans les règles propres à l’espèce ne soient pas confiés exclusivement aux auteurs de leurs jours, nécessairement de sexes opposés. S’il n’en va pas ainsi, c’est que des circonstances extérieures à leur libre arbitre en sont la cause, et non leur volonté propre, assimilée à un caprice.

Cette résistance à la réforme contraste fortement avec l’approbation générale apportée à tout ce qui, de manière « artificielle », a permis à la longévité humaine de croître de manière exponentielle au cours des dernières décennies. Une soumission passive à la volonté divine devrait entraver toute prolongation technologique de l’existence, toute forme de harcèlement thérapeutique en particulier. Or, il semble bien qu’il n’en soit rien.

S’il y avait un enseignement à tirer des excès commis en France dans des manifestations qui sont allées jusqu’à l’émeute, il pourrait bien n’être que politique. Quand le pouvoir ne réussit pas à créer autour de lui une adhésion qui réconcilie un temps tous les courants de la société, il ferait bien de se garder de traiter des problèmes dont l’appréhension est forcément irrationnelle. L’autorité n’est pas, sauf dans la dictature, une prérogative autoproclamée. Elle se conquiert jour après jour, en obtenant une adhésion telle qu’elle permet à l’État d’intervenir même dans les zones les plus intimes de la vie des citoyens. En France, un malaise n’a pas tardé à devenir dominant, non seulement au sein de l’opposition, nullement résignée, comme la démocratie le suppose, à se plier à la volonté du vainqueur, mais dans la majorité, profondément déçue dans ses attentes. Une réforme de type sociétal n’aurait pu être proposée dans de pires circonstances. C’est ainsi que l’on a fait d’un thème prétendument apolitique une pierre d’achoppement, autrement dit un « skandalon », un scandale de plus. Il manquait encore, celui-là !

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