Discours des comptes

Jack Keguenne,

Vivre comme s’il n’y avait plus aucun lendemain.

Aux descendances, n’accorder que l’usufruit d’une décharge.

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Qu’une pierre dans l’eau fasse cercles n’oblige pas l’imaginaire.

Observer de la rive et tenter des solutions tant pour le fleuve que pour la terre ferme réclame de la rigueur.

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N’avoir de soin que pour les choses du passé ne se propose pas tout à fait comme l’idéal le plus convaincant de gens qui ont naturellement fait des enfants.

Garder à part soi la question de confiance.

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Aux pensées médiocres succèdent les idées désolantes. Copié-collé qui entretient un désordre proliférant.

Ou une manière de couler en laissant une mer d’huile.

À moins qu’une planche de survie n’amène les décisions arbitraires qui ne tiennent pas compte du sens de la tempête.

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Deviner où sont les bénéfices ?

L’institution sans doute tendra à se maintenir, à augmenter son état de désespérance.

Rien ne dit que ce qui s’y affirmera sera lu, mais ce sera traduit en vingt-huit langues.

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Aussi loin qu’il m’en souvienne, et ayant parcouru la philosophie, demeurer ne définit ni un état stable ni une forme souhaitée.

Entreprendre soulève des lointains, une volonté intrépide.

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Il n’y a pas d’amicale de la condescendance, ni d’exhortation à l’exil du système.

Et règne, générale, une doucereuse tolérance pour les contestations.

Ce qui se met en place ne tient pas qu’à la pauvreté du dogme, mais davantage à la stérilité des convictions.

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Il n’y a plus de guerres, sinon lointaines, et plus de vindicte populaire.

À quoi ressemblerait l’effort ?

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Temps d’affichage.

Il faudra que le programme soit lisse, et ses défenseurs aguerris, organisés.

Par confiance en l’intelligence déterminée, il n’y aura aucun risque de confusions.

Après peut-être faudra-t-il établir des accords, faire des pas en arrière, minauder devant les caméras.

Trébucher sur la matière première.

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Consulter les Esquimaux pour une réforme de l’école et les perroquets sur les diplômes à attribuer.

Table rase, flonflons colorés.

Par essence, les réformes nient l’ouverture d’esprit.

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Comme.

Je n’aime pas le mot, mais il est seul à me venir : comme.

Comme si je pouvais avec mon médecin négocier des facilités d’appendicite, ou de cancer.

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Se présenter au plus maigre, au mieux donnant, aux lendemains des fêtes.

Dans les discours, conquérant sans limite à qui seul le meilleur convient.

Encore un électorat séduit… Un projet de portefeuille et de soupe populaire.

Chaque porte laisse une possibilité de sortie.

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Mentir n’est pas une insulte.

Garder le verbe en promesse.

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Les héros que nous avons connus n’habitent même plus, depuis longtemps, des mémoires défraîchies.

Adieu les foudres et l’avenir respectueux, le spectre de l’abondance.

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Penser.

Qui donc s’en contenterait quand il faut d’abord engranger les dollars ?

Un projet ?

Oui, peut-être, pour s’assurer la jouissance de quelques futures années.

Quels détriments ?

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Ce qui présente trop de risques, il faut l’imposer.

Et mettre une cote de surveillance, ou menacer d’un procès.

Ne pas dialoguer à propos d’un préjudice.

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Le confort reste la donnée première.

Ceux qui le connaissent veulent ignorer ceux qui en demandent, et ceux qui en souhaitent ne peuvent contrôler ceux qui les abusent.

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Lorsque la Terre était plate — ou, disons, considérée comme telle —, les choses étaient raisonnées en fonction de la géographie.

Maintenant qu’on la sait ronde, les fautes peuvent rouler qui accusent toujours le voisin.

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Il y aurait long à dire d’une analyse des discours, de la récurrence obtuse de certains mots au point d’obnubiler les foules, de paralyser les réflexions. De dresser dans les squares des statues aux idées fixes.

De même qu’il y aurait à juger ceux qui se précipitent dans les embouteillages du vendredi après-midi sans avoir achevé le travail.

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Images télévisées (par exemple).

Lorsqu’on l’ignore, la catastrophe n’apparaît qu’extérieure.

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Il n’y a aucune norme déterminée, aucune économie de la mesure et, moins encore, d’égard pour le voisinage.

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En termes d’humanité, on ne peut faire aucune différence entre un dirigeant et un égaré — voulez-vous : un leader et un loser.

À ceci près, néanmoins, que dormir dans des cartons ne contraint pas à cesser de penser librement et que diriger assujettit pourtant aux tables rondes de propositions contradictoires.

Et ceci aussi que si le premier se débrouille, l’autre se trouve en place pour neutraliser.

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Dans nos pays, malgré la tradition de libertés, il y a quelque chose d’incongru à être informé que nos décideurs s’enferment pendant des semaines pour s’occuper à leurs rôles.

Et ratent majestueusement le train du monde qui est passé dehors.

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Admettre équivaut à faire aveu d’impuissance.

(Soumettre ne rencontre même plus l’actualité).

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Je définirais volontiers la responsabilité comme le moment cruel de la reddition des comptes.

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Au vrai, le problème ne tient plus dans le passage du témoin, mais dans la fragilité de tous les échanges de compromis.

Quelque chose, dans le système, qui ressemble à un piège intérieur.

Les habitudes ne constituent pas la meilleure base d’un renouvellement.

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À regarder les déclarations de près, d’ailleurs, ce ne seraient pourtant pas les idées qui manquent.

Mais leur mise en œuvre, et à quel moment, et après quelles séductions ?

Alors, continuer à s’agiter vainement, malgré la menace des périls anciens : aucune fondation, juste des trouées, des dévoiements. Le rappel fulgurant que des innocents ont creusé plusieurs tombes d’un coup.

Une idée troublante du patrimoine. Ou une falsification des résolutions.

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D’une usine qui ferme, on peut s’interroger — trop tard — comment on y a cultivé le poème. Se trouver muet ou à la traîne d’un mégaphone.

Quelle autorité, quelle autonomie avons-nous gagné mutuellement pour serrer les coudes ou appuyer l’épaule ?

Faire le bilan d’une inoculation sans vaccin, puis de la maladie de prévalence de l’industrie et de la croissance.

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Cultiver cette forme de péril en la demeure.

Ne rien résoudre, gérer un déficit.

Faire des déclarations d’intention.

Laisser infuser les distractions de l’espérance.

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Un gouffre de compromis.

Après les tables rondes, n’être plus, sans voix, que l’obsolète d’une citoyenneté.

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Vieillir ne convient pas.

Ce n’est pas tant la question de résoudre pour soi ce qui incommode, mais, dans le siècle, les décennies prennent des allures de restes réchauffés.

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Aucune intelligence ne résiste à une arme, que l’on soit du côté de la crosse ou de celui du canon.

Rien ne s’impose puisque, depuis toujours, dominent ceux qui fuient.

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Ce qui empêche les lois d’entériner les engagements et d’ouvrir la place aux projets, c’est qu’elles viennent toujours trop tard.

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Dans la tradition de la raison, nombreux sont ceux qui, par effet rhétorique, s’en écartent.

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Il ne se trouvera personne pour interrompre la diplomatie.

Mais après les coulisses, nombreux devront supporter le vil.

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Reste l’obstination du réel, ce vase clos de l’analyse, cette évidence manipulée.

Avec quelques sectateurs, le terrain sera vite circonscrit et l’horizon obturé. Certains n’auront plus d’autre vie que dans les souterrains.

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Du bourbier des chiffres et des statistiques, ne pas laisser extraire les empreintes du présent, mais retenir l’incompétence du passé qui se prolonge.

Aucune promesse ne remédie.

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Il n’y a pas de gloire à réussir.

Ni de victoire au creux de la dette.

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L’ombre portée ne vaut que pour la peinture. On n’en trouve pas trace dans les comptes rendus des journaux. De même, rien ne s’y dévoile de l’incertitude qui prévaut pourtant. Tout le monde ne peut pas se permettre d’œuvrer et de réussir avec un nuancier terne.

(Sans doute écrit d’après un tableau abstrait dont on m’aurait demandé ce qu’il représente).

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Imaginer écrire un traité sur la morale du mou.

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