À chacun son Amazonie

Fabrice Gardin,

Je suis arrivée bien à l’avance. Dans le hall de l’hôtel, j’ai repéré un gros fauteuil dans lequel j’ai pris place immédiatement de peur qu’on ne me chipe cette tour d’observation qui m’était due. De cet idéal carrefour, j’ai observé toutes les personnes qui entraient. La salle serait certainement comble. Il ne fallait pas que je quitte trop tard mon fauteuil, sinon je risquais d’être reléguée trop loin pour bien entendre. Mais pour l’instant, les portes étaient fermées et tout le monde s’amassait dans un coin du hall, permettant ainsi aux clients habituels d’avoir accès à la réception ou à leurs chambres.

Soudain, il arriva. Grand, fort, fier, exactement comme je l’avais imaginé. Il traversa le hall sans un regard pour personne. Il savait où il devait se rendre et il y allait. Rien n’aurait pu l’arrêter dans cette conquête territoriale. Il était là en mission. Il venait passer un message. Son message.

À ses côtés, une beauté incandescente, tout en hauteur et couleurs chatoyantes. L’interprète, sans aucun doute.

J’ai eu un mouvement. J’aurais aimé être belle et haut perchée sur talons fins, moi aussi. J’aurais aimé arrêter l’auteur et lui dire combien je le trouvais merveilleux et beau et intelligent.

« Tout ton contraire », m’avait encore persiflé mon mari ce matin. Lui, ce gros, gras du bide, pas capable de dire deux mots l’un derrière l’autre sans faire une faute d’orthographe. Lui, que j’avais rencontré par petites annonces et épousé par pitié car il n’avait pas un sou et que j’en avais trop.

L’auteur, mon auteur, passa à un mètre de moi et je tendis machinalement la main. Il la devina plus qu’il ne la vit et il me la serra avec vigueur en continuant son passage aérien. Quel bonheur ! Il me fallut quelques minutes pour m’en remettre… Trop, car les portes s’étaient entre-temps ouvertes et j’allais me retrouver dans le fond de la salle.

J’ai bousculé sans ménagement quelques ménagères et autres pensionnés et j’ai couru (dans les limites de mon rendement) au troisième rang, de côté, vue imprenable sur les cuisses parfaites de l’interprète.

Le maître de cérémonie présenta l’auteur. Préambule inutile mais nécessaire pour la bonne marche de la rencontre. Évidemment, tout le monde savait qui on était venu voir, sinon on ne serait pas venu… C’est souvent con, ces débuts de séance…

L’auteur, pour tout vous dire, est le spécialiste vivant de l’Amazonie. Non pas un scientifique ou un aventurier mais un véritable artiste qui, par ses descriptions, permet au lecteur d’entrer au cœur de cette forêt-continent et d’en apprécier toutes les richesses. Livre après livre, depuis tant d’années, il développe une dénonciation impitoyable de la destruction aveugle et stupide de l’Amazonie et, à travers elle, des équilibres fragiles et vitaux qui lient l’homme et son environnement naturel.

Cette fois encore, après quelques paroles sur sa vie, quelques mots sur son récent prix Nobel, quelques exclamations sur sa vie privée, il se mit à parler de l’Amazonie, cet être immense auquel sont attachées, pour le meilleur et pour le pire, toutes ces composantes : hommes, plantes, bêtes, fleuves dans une inspiration vitale, hostile, brutale et amoureuse…

Combien de fois ne suis-je pas partie sur les traces de ces héros dans une chasse derrière un fauve ou une exploration sans retenue ?

Il parla aussi d’écologie, et aussi de Chico Mendes. Celui qui avait déclaré : « Si un messager descendait du ciel et m’assurait que ma mort conforterait notre lutte, cela vaudrait la peine de mourir. Mais l’expérience m’a enseigné le contraire. Les grands rassemblements publics et funérailles en série ne sauveront pas l’Amazonie. » Celui dont la mort a ouvert les yeux sur un combat, celui qui est devenu le symbole de la lutte ouvrière pour la préservation de la forêt amazonienne et de ses ressources naturelles face aux grands propriétaires. Celui qui fut son ami…

Mais… Un malaise grandissait. Une drôle d’impression. L’auteur parlait peu. Et bas. L’interprète parlait beaucoup. Et fort. Il y avait peu de vie en lui, peu de passion. L’interprète croisait et décroisait sans cesse ses immenses jambes. Elle s’agitait, son chemisier s’ouvrait de plus en plus, elle prenait l’ascendant sur l’auteur. Sur mon auteur. Lui buvait de l’eau, par petites gorgées. Comme s’il devait récupérer d’un effort. Quel effort ?

Et puis. Fini. Les gens, un peu étonnés, voulurent poser des questions. Mais il n’y eut pas d’espace pour ça. Pas de questions. Pas de réponses.

Un quart d’heure de signature fut annoncé. Un quart d’heure ?

La file était immense.

Heureusement, j’avais bousculé avec vigueur et j’étais dans les premiers. On m’a toujours laissée passer dans les files…

Arrivée devant l’auteur, je lui dis mon admiration :

— C’est un véritable honneur d’être devant vous, vous me faites rêver.

— Mais c’est un plaisir, répondit-il avec un beau sourire et sans avoir besoin de l’interprète.

— Vos descriptions de la forêt amazonienne me transportent, elles me font vibrer. à chaque fois, comme dans un rêve éveillé, je redécouvre les villages et les gens qui les peuplent. Ce sont mes amis. Ils sont si forts. Si beaux, si pleins de fougue…

Il me regardait avec gentillesse mais ses yeux étaient vides, je ne lui avais jamais remarqué un tel regard bovin.

— Attendez, pas si vite, me dit l’interprète. Je dois traduire.

Ce qu’elle fit en commençant par : cette grosse vache puante veut savoir…

Je parle et comprends, un peu, l’espagnol !

Je laissai couler…

L’auteur dit qu’il était impressionné par mon physique et que je lui faisais un peu peur, il dit aussi que je paraissais connaître ses romans par cœur. Ça faisait chaud au cœur. L’interprète dit qu’il n’y avait pas que des descriptions dans les livres de l’auteur et qu’il fallait un peu s’arrêter aux sujets développés, à la politique que l’auteur voulait faire passer.

— L’auteur n’est pas un politicien, c’est un auteur et vous, une menteuse qui vous accaparez un honneur que vous ne méritez pas, dis-je un peu trop fort.

— Mais qui es-tu pour m’injurier, fiente d’éléphant ?

— Je suis sa plus grande admiratrice, je comprends ce qu’il veut dire.

— Tu es une malade, encore une.

L’auteur se faisait tout petit sur son siège et nous regardait avec une certaine frayeur.

— Et toi, tu n’es qu’une pute !

On a beau avoir ma taille, mon poids, ma force, quand deux mecs de la sécurité décident de vous vider, il n’y a plus grand-chose à faire. Je me suis retrouvée sur le trottoir comme une idiote que j’avais été.

Ce n’est pas comme ça que j’avais imaginé ma rencontre avec l’auteur.

Mais dans un sens, il y avait concordance. En lecture, il me transmettait rires, larmes, rêves, émotions, couleurs et musiques. C’est un peu tout cela que je venais d’avoir en live.

Attente…

« Le vent se faisait toujours plus chaud et plus lourd. Poisseux, il collait à la peau et apportait de la forêt le silence qui précède la tempête. Les écluses du ciel étaient prêtes à s’ouvrir d’un moment à l’autre. »

Heureusement, j’avais un roman de l’auteur. Et j’étais dans la forêt. Tout en attente de l’eau qui me purifierait quand, quelques heures plus tard, elle sortit enfin de l’hôtel.

Quelques pas, quelques rues. Elle ouvrit sa voiture, retira ses escarpins. Elle avait vraiment de très belles jambes.

Il fut facile d’entrer dans la voiture. Il fut facile d’attraper son cou. Il fut facile de serrer de toutes mes forces.

La pluie se mit à tomber. Avec une rage démentielle.

Camouflant l’intérieur de la voiture, étouffant le bruit de son vain combat.

Je lui susurrai dans l’oreille : « à chacun son Amazonie. »

Le retour sous la pluie me nettoya. Ce fut ma première et dernière incursion dans la cité sale et violente. Je retournai aux romans de l’auteur. À ses mots, si beaux, si amazoniens que, parfois, ils me font oublier la barbarie de la vie.

Merci à Luis et aux autres…

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