Jamais je n’oublierai cet instant où, dans la foule des visiteurs du salon de l’automobile qui venait d’ouvrir ses portes à Bruxelles en 1958, j’ai lâché la main de papa. J’allais avoir quatre ans. Papa ne s’était jamais intéressé ni à la mécanique, ni à la mode, ni à ce qui réunissait ces deux « bêtises » comme il disait, les nouveautés dans le monde de la voiture. Son garagiste, devant l’état de délabrement de sa vieille Peugeot, l’avait tout de même décidé à se rendre dans les palais d’exposition où les dernières innovations et les derniers modèles de l’industrie automobile étaient réunis. Comme c’était l’année de l’Expo, les constructeurs avaient mis les petits plats dans les grands et le Salon était aussi exceptionnel que l’Expo était universelle.

Pour moi, 1958 c’était l’année de mes quatre ans. C’était aussi l’année où j’ai commencé à vivre seul avec mon père : ni la médecine ni la chirurgie n’avaient pu sauver maman dont la mort nous a laissés, mon père et moi, comme abandonnés à la dérive. Nous nous accrochions l’un à l’autre, dans le chagrin muet qui nous réunissait. Il n’y avait entre nous aucune démonstration d’affection ou d’attachement, encore moins d’amour. L’époque était à la pudeur, à la retenue des sentiments et de leur manifestation. Je sais, aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle après, combien j’aspirais à la seule marque d’amour qu’il me manifestait : me prendre par la main lorsque nous étions dans un lieu public. J’aurais fait n’importe quoi pour accompagner papa où qu’il aille, à quelque heure que ce fût, pourvu que l’endroit ou l’événement réunisse un peu de foule. Je sais qu’alors l’homme sévère qui ne souriait ni ne parlait plus aurait ce geste de laisser ouverte sa main pour que j’y glisse la mienne et qu’il l’emprisonne dans le geste ancestral de la protection.

Je connaissais cette main par cœur. J’aurais pu la reconnaître entre mille. Il m’eût suffi de voir la pâleur tachetée de points de beauté de son dos, les longs doigts effilés aux ongles toujours parfaits, l’index de la main droite dont une ombre bleutée ne disparaissait jamais, tache d’encre que laissait le stylo Pelikan qu’il utilisait pour commenter, dans la marge, les copies des élèves de ses classes de français. En fermant les yeux, j’aurais reconnu entre mille mains celle qui, lorsque je la serrais d’une certaine façon, me faisait entendre le battement de son cœur.

Nous étions partis très tôt d’Essinnes. Le train était presque vide à cette heure-là. Des employés des chemins de fer tapaient la carte tout en mordant dans d’immenses tartines de pâté ou de saucisson qui embaumaient la voiture d’un arôme âcre et salé. Ils jouaient chaque partie en silence. Une fois celle-ci terminée, ils la commentaient en riant et en haussant la voix. Papa essayait de lire. Je voyais bien qu’il n’y arrivait pas dans le vacarme du train, mais je le laissais faire semblant. C’était sa manière à lui d’oublier le chagrin, ou de ne cesser d’y penser. De mon côté, je me laissais distraire par le paysage dont le défilement ne tarda pas à m’endormir.

Nous arrivâmes bien avant l’ouverture des portes. Petit à petit, une foule se rassembla, attendant comme nous de pouvoir entrer dans le Palais des expositions. Bientôt, je ne vis plus à ma hauteur que le bas des pardessus et des manteaux des hommes et de quelques femmes qui patientaient en lisant les prospectus publicitaires des grandes marques de voiture qu’ils commentaient. Le brouhaha qui me survolait évoquait les cylindrées, les puissances, les reprises, les motorisations des automobiles qu’ils trépignaient de découvrir. Un « Aaah » de soulagement parcourut l’assemblée lorsqu’enfin les deux battants de l’entrée s’ouvrirent. C’est dans la ruée qui suivit que je me rendis compte que je n’avais pas saisi à temps la main de papa. Entraîné par le mouvement de la foule, il s’était déjà avancé dans l’allée centrale alors que je tourbillonnais sur place dans la bousculade.

Je me retrouvai à mon tour à l’intérieur du hall d’exposition. Autour de moi, des mains, des centaines de mains s’agitaient le long des pardessus et des manteaux. La foule était encore compacte et, en me glissant entre les visiteurs, j’essayais de reconnaître la main de papa. Je m’avançai dans la direction que m’imposait le déplacement des visiteurs les plus proches. Je ne savais plus où je me trouvais par rapport à l’allée centrale. Je finis par apercevoir une travée plus calme vers laquelle je me dirigeai, espérant avec le recul avoir une vue plus large de la masse de visiteurs et, peut-être, apercevoir la silhouette de papa qui devait aussi me chercher. Je m’inquiétais de son inquiétude, de la préoccupation que j’allais ajouter encore à son fardeau. Il allait regretter de m’avoir emmené. Il ne le ferait plus dorénavant. Je n’aurais plus l’occasion de lui prendre la main dans nos déambulations.

Il me raconta plus tard que je n’avais pas pleuré. Cela avait surpris les vigiles qui étaient davantage confrontés à des enfants en larmes, hurlant de désespoir lorsqu’ils se perdaient. Je crois que c’est la peur de ne plus accompagner mon père à l’avenir qui a retenu mes larmes. Mais aussi cette femme qui s’est penchée vers moi… et qui m’a dit :

« Tu es perdu, mon grand ? »

Elle m’a donné la main d’autorité.

« Viens, tu restes avec moi jusqu’à ce qu’on ait retrouvé ta maman. Moi je m’appelle Sylviane. Tu peux m’appeler Sylvie si tu préfères… Et toi, comment tu t’appelles ? »

Son parfum m’enivrait. La mélodie de sa voix m’enchantait. Je voulais que cet instant ne cessât jamais. En elle j’avais retrouvé sans doute ce que j’imaginais être cette maman à la recherche de laquelle je la laisserais vaquer, sans lui dire qu’il n’y avait plus de maman, que c’était elle ma maman. Je ne marchais pas assez vite sans doute, elle me prit dans ses bras, me soulevant de terre comme une plume. Je me laissai faire, abandonné dans le cercle tendre de ses bras qui me pressaient contre sa poitrine. Je me laissai enivrer par la douceur de cet instant que j’aurais voulu éternel et que je n’ai jamais oublié.

« En attendant que l’on retrouve ta maman, tu vas m’aider. Tu veux bien ? »

Et comment que je voulais !

« Regarde, ici c’est mon stand. Je suis hôtesse de cette marque de voitures et je dois distribuer des prospectus aux visiteurs. »

Je me tournai dans la direction qu’elle indiquait et découvrit, rutilantes dans la lumière des projecteurs, les plus belles voitures du monde.

« Voilà ce que nous allons faire : tu vas t’asseoir à l’arrière d’une des voitures. Tu peux choisir laquelle… »

Je lui indiquai le modèle qui me sembla le plus rutilant : carrosserie rouge et toit blanc.

« Tu restes bien sagement à l’intérieur. De mon côté, je vais appeler les guichets de l’entrée et on va lancer un appel pour retrouver ta maman… Tu veux bien ? »

J’acquiesçai bien sûr même si je devinais que j’allais à cet instant quitter ses bras, son parfum, sa douceur. Elle me redéposa au sol, me prit la main et m’installa dans la voiture. En riant elle fixa la ceinture de sécurité comme si j’étais un visiteur : « Et cette voiture, cher Monsieur, est la première au monde à être équipée de ceintures de sécurité… »

Elle s’éloigna vers le comptoir du stand et forma un numéro sur le cadran du téléphone.

Bientôt j’entendis retentir la voix chantante d’une femme diffusée par les haut-parleurs du Salon : « Le petit Idesbald attend ses parents au stand 42, allée 12. »

L’annonce se répéta plusieurs fois. Secrètement j’espérais que papa ne l’entende pas trop vite et qu’il me laisse encore dans ce paradis parfumé où je me trouvais. Régulièrement, Sylviane revenait dans l’habitacle. Elle s’asseyait à côté de moi et me donnait un bonbon, ou une limonade, ce que je voulais. Parfois, avec un clin d’œil, elle commentait pour un visiteur les qualités de la voiture :

« Comme vous pouvez le constater, nous avons déjà un très jeune amateur de cette voiture exceptionnelle. La version que vous voyez ici est la 122S. Son moteur B18 de 1 800 cm3 vous est proposé en quatre options de boîtes de vitesses : une première à trois rapports, une deuxième à quatre rapports, une troisième à quatre rapports avec overdrive et enfin une boîte automatique Borg-Warner. Mais surtout, voyez cette originalité : elle est équipée de ceintures de sécurité trois points… » À ce moment de sa démonstration, Sylviane s’approche chaque fois de moi, se penche vers la ceinture qui me protège et me fait un petit bisou.

Dans mon habitacle, j’aurais pu l’écouter pendant des heures chanter les mérites de cette voiture que l’on voit encore parfois sur les routes et que je montrais fièrement à mon papa lorsque nous allions, par l’autoroute de la mer, dans la petite maison de Saint-Idesbald.

Je m’exclamais alors, tout fier de connaître le nom d’une voiture :

« Regarde papa ! Une Amazone ! »

Parfois, pour l’épater, j’ajoutais : « … avec une boîte Borg-Warner. »

Alors, papa souriait.

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