Cela faisait sept heures que nous filmions le plafond du Théâtre Amazonas, c’est-à-dire l’opéra de Manaus. Ce qui fascinait Sochbieski, le réalisateur polonais, était la volonté du décorateur français de représenter la tour Eiffel vue d’en dessous.

Les riches planteurs de caoutchouc étaient ravis : ils avaient leur opéra en marbre de Carrare, leurs lustres en verre de Murano et au-dessus de leur tête, le symbole de la modernité : le symbole boulonné de la tour la plus haute du monde.

Nous tournions le film en relief et j’étais le « stéréographe », je m’occupais donc du relief, on disait la 3D pour résumer le processus complexe de la convergence des prises de vues à deux caméras parallèles qui nécessitaient des réglages incessants. Le principe était que l’on pouvait faire apparaître le relief devant, dans ou derrière l’écran. J’étais donc couché le long des deux appareils au côté du réalisateur, lui expliquant pour la énième fois que le relief dans ce cas précis ne donnerait rien, puisque la perspective de la tour Eiffel était déjà dans le décor peint. Sochbieski s’obstinait à me dire que c’était une question de réglage et que tôt ou tard la magie opérerait.

Près de moi, j’entendis un rire de femme. Je tournai la tête et reconnu Zarha, la jeune Iranienne qui réalisait le making of du film The Rubber Boom (titre provisoire !). Elle était couchée à côté de moi et me dit à l’oreille : « Tôt ou tard la magie va révéler le film, une vraie merde, et Sochbieski, un vrai con. » Derrière ses boucles brunes, son beau visage, ses yeux ambrés, en amande, pétillaient d’ironie. Sa bouche ourlée, excitante, souriait curieusement de biais comme une sorte de défi vis-à-vis de tous ceux qui travaillaient pour ce projet. Elle portait une veste de photographe constellée de poches.

Je lui dis à voix basse :

— Ce théâtre est magnifique et il a été construit pour dix mille habitants au milieu de nulle part, c’est déjà un beau sujet de film.

— Il a été construit par quelques hommes riches pour séduire des femmes.

Elle change de voix, de façon comique :

— Vous diriez : baiser, c’est tout.

Ses yeux pétillaient. Elle ajoute :

— Celui qui a voulu cet opéra s’appelait Eduardo Conçalves Ribeira et il était fou amoureux de Sarah Bernhardt qui est venue ici, invitée par lui.

Elle sourit de toutes ses dents et ajoute lentement, ses yeux dans les miens :

— Heureusement, il est mort assassiné avant qu’elle n’arrive. Il paraît que c’est une femme qui a payé le tueur d’une fellation dans le grand escalier de l’opéra.

Je la regarde sans broncher.

— Je savais qu’on l’avait tué mais je ne connaissais pas le prix.

Brusquement elle éclate de rire et hausse la voix :

— On lui a aussi coupé les cojones et on les a jetées dans l’Amazone.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? intervient Sochbieski.

— Rien, c’est une histoire entre Jeep et moi.

— Plutôt gore vos histoires, il marmonne, et replonge dans l’écran de contrôle.

Lentement, Zahra se tourne vers moi et m’embrasse les lèvres très doucement, presque comme on embrasse un enfant, puis elle me dit, ses lèvres contre les miennes :

— Les vraies histoires entre les hommes et les femmes sont toujours gores, sanglantes, mortelles.

Là, elle m’embrasse vraiment et je lui rends son baiser. Elle termine en disant :

— C’est ce qui les rend si passionnantes !

Puis elle se redresse d’un geste de danseuse et se met à filmer ; moi, les deux caméras accolées, Sochbieski et son jeune assistant brésilien, qui sourit béatement.

Elle lui tire la langue, il détourne la tête, choqué, au bord des larmes. Alors elle lui passe la main dans les cheveux, se penche sur lui :

— Toi, tu n’es pas assez macho pour vivre ici.

Il la regarde partir avec de grands yeux affolés.

Elle s’arrête, se retourne et me tend la main :

— Viens, tu as assez perdu de temps à filmer la même chose.

— Elle a raison, murmure Sochbieski, je crois qu’on a ce qu’il nous faut, non ?

Il nous regarde, on agite la tête. « OK », ajoute-t-il. Il pousse un soupir. On ne peut pas savoir s’il est enthousiaste ou déçu. Il semble simplement heureux que la journée s’achève.

On se retrouve à l’hôtel avec vue sur le fleuve. La barmaid prépare nos caipirinha, elle a une grande bouche large, aux lèvres presque mauves, et ses yeux gris vert révèlent un heureux métissage. Ce qui explique aussi son français chantant parsemé d’expressions brésiliennes. Elle écrase les citrons verts au pilon avec force. Elle a de longs cheveux qui accentuent ses mouvements violents.

Zahra la regarde puis se tourne vers moi, me regarde durement :

— Je parie que tu ne sais même pas pourquoi ce fleuve s’appelle l’Amazone.

Elle m’agace un peu, je hausse les épaules :

— Je m’en fous, c’est le nom qu’il porte depuis des siècles, non ?

Elle me regarde comme si j’étais un gamin.

— Depuis le xvie siècle ! Le conquistador Orellana descend le fleuve Morañon et il est attaqué par les indigènes hommes et femmes, des femmes comme celle qui est derrière le bar. Elles sont les plus acharnées, elles tirent à l’arc avec précision et tuent plusieurs soldats avant de se faire massacrer… Orellana est certain d’avoir rencontré la version brésilienne des amazones grecques. Il baptise le fleuve Amazone puis toute la région devient l’Amazonie.

Je lui souris, sceptique :

— Tous les Indiens Guarani portent les cheveux longs, on pouvait les confondre avec des femmes.

Elle force mon regard, presque féroce.

— Non, ils mentionnent tous que ces guerriers avaient des seins et que certaines prisonnières furent violées avec grand plaisir par les Portugais vainqueurs. Tu vois bien, c’étaient des femmes que l’on traitait comme des femmes ; on les baisait puis on les tuait. C’est comme maintenant, comme partout.

Elle crie presque, prend la barmaid à témoin. Je tente de la calmer.

— Ça change, non ? Le viol est devenu un crime de guerre.

Elle prend sa caipirinha et me tend la mienne.

— C’est ça, Jeep, buvons avec…

Elle se tourne vers la barmaid :

— C’est quoi ton nom ?

— Soleria !

Elle poursuit :

— Buvons avec Soleria à tous ceux qui croient au viol devenu un crime de guerre en voie de disparition !

Je lève mon verre pour dissiper la tension. La barmaid semble embarrassée, elle aussi.

— Ici, il n’y a pas de viol, dit-elle, il n’y a que des filles qui se font payer.

Zahra la regarde, ironique.

— Pas de viol à Manaus, Soleria ?

— Non (soutenant le regard de Zahra), il n’y a plus de bordels au port, plus de transport par bateau, tout se fait avec des camions, par la Transamazônica, alors tous les chauffeurs payent et pour les plus jeunes ils payent plus !

Zahra la regarde avec intérêt et lui dit durement :

— Bientôt le prix de la route sera trop cher pour eux, on leur prendra leur fric et leur vie… Ils paieront de leur vie pour baiser dans leur putain de camion.

Elle boit cul sec et sort du bar. Son corps ondule comme celui des putes au bord de la Transamazonienne. Je regarde la barmaid qui la couve des yeux. J’ai l’impression qu’elle n’a qu’une envie, la suivre.

Sochbieski avait décidé de reconstituer le premier opéra joué à Manaus, Il Guarany. Il s’agissait de l’histoire romancée des Indiens qui avaient découvert l’arbre à caoutchouc. Les figurantes brésiliennes refusaient de montrer leurs seins, elles voulaient bien que l’on voie leurs fesses, mais les seins, « pas question »…

Je me souvenais que plusieurs années auparavant, j’avais dû signer un contrat devant le consul de Belgique à Rio précisant que le film de pub que j’avais tourné avec une jeune mannequin aux seins nus ne serait jamais projeté en Amérique du Sud. On avait célébré cet acte surréaliste belge avec le champagne rosé du consulat, gardé par des soldats en armes.

Sochbieski trépigne, prend l’équipe à témoin :

— Il faut une solution, c’est votre problème.

Le régisseur demande alors aux femmes de l’équipe lesquelles veulent bien jouer torse nu. À la surprise générale, Zahra enlève son gilet de photographe puis son tee-shirt et apparaît, seins nus. Un silence total règne sur le plateau. Elle a des seins superbes, haut placés, fermes avec des mamelons très marqués comme en érection. Je ne pouvais pas m’empêcher de commencer à bander dans mon bermuda. Je me concentrai vite sur le réglage des convergences des caméras mais elle se place devant l’objectif et je vois deux seins qui jaillissent vers moi, hors de l’écran. Elle me dit :

— C’est ça, Jeep, le cinéma en relief, ça permet de mieux mater les seins des nanas, tu ne crois pas ?

Je continue à regarder dans le viseur puis je dis doucement :

— Il faudrait ajouter le toucher et le goût. Il faudrait la 5D pour remplacer la 3D et retrouver la réalité.

— Ça viendra, Jeep, ça viendra plus tôt que tu l’imagines.

Elle se détourne et marche vers la loge de maquillage sans se retourner, de sa démarche chaloupée, sous le regard brûlant de l’équipe brésilienne.

Sur la scène, le spectacle se déroule en play-back, le chanteur mime son aria et les Indiens Guaranis invoquent les dieux dans une sorte de danse sensuelle mais prétendument respectueuse des coutumes, comme on les imaginait dans l’Amazonie en 1896.

Nous filmions en plan large mais je ne regardais que Zahra. Ses gestes à la fois doux et dangereux me faisaient penser au poème de Baudelaire, « on dirait un serpent qui danse au bout d’un bâton » ; puis je me rendis compte que c’était en fait la chanson de Gainsbourg qui me revenait aux lèvres.

Malgré la danse, les seins de Zahra bougeaient à peine, figés dans leur forme parfaite, leur agressivité assumée. Je m’aperçus aussi que la barmaid, Soleria, dansait à ses côtés, toute nue elle aussi. Elle avait dû la convaincre. Les deux jeunes femmes s’enlaçaient parfois brièvement. C’était assez osé pour une mise en scène d’époque que Sochbieski voulait « aussi authentique que possible » et lorsqu’il donnait des indications de mise en scène, généralement contradictoires, Zahra se collait au dos de Soleria et lui parlait à l’oreille comme si elle lui traduisait ses paroles, mais toute son attitude montrait son mépris pour le réalisateur de Rubber Boom et son intérêt pour la jeune métisse.

À la fin de la prise de vues, pendant que chacun visionnait le résultat sur l’écran 3D, elle vint se coller à moi. Je sentis ses seins contre ma chemise trempée de sueur. Zahra me parlait à l’oreille : « Tu te posais des questions ? Comment mes seins peuvent-ils être si gros et si fermes ? » Elle se frottait contre moi : « Retourne-toi et touche-les. » Je ne bougeai pas, essayant de me concentrer sur le rendu de la stéréoscopie plutôt que sur ma queue qui se raidissait. Elle mit sa main sur mon bas-ventre et murmura : « Tu as honte de bander si vite et si fort ? » Puis elle recula, et je ne la sentis plus.

J’osai me retourner, elle marchait à reculons en tenant ses seins à pleines mains, ses mamelons tendus vers moi. Je lui fis un petit signe idiot de la main comme si j’avais compris un mystérieux message érotique digne de mes années de collège, et d’autres paroles de Gainsbourg me revenaient, « brûlants sont tous tes orifices, les trois que les dieux t’ont donnés. »

Le soir, dans ma chambre, je visionnai les rushes de la journée sur mon iPad. Techniquement, ça se tenait, mais le kitch prétentieux du film me faisait douter du résultat final ; rien de plus frustrant que de travailler pendant des heures pour un projet raté, mais je voulais surtout revoir la séquence de la danse.

On frappa à ma porte. Je ferme toujours à clé par habitude de ces équipes de tournage qui entrent les uns chez les autres sous n’importe quel prétexte pour étaler leurs états d’âme et leurs problèmes de cœur ou de cul…

Je vais ouvrir, ma tablette à la main pour montrer que je travaille. Zahra est là, devant moi, sa belle bouche entrouverte, son regard de tueuse douce posé sur sa proie. Elle porte une robe rouge sombre comme le sang, elle désigne l’écran sous mon bras :

— Ne me dis pas que tu repasses ces merdes.

Je la désigne.

— C’est toi qui joues cette fois-ci au lieu de gaspiller ton temps et ton immense talent à filmer les fourmis qui besognent pour quelques milliers de spectateurs qui se foutent pas mal des making of.

Elle me rend mon sourire ironique en entrant dans la chambre.

— C’est vrai ! Mes seins feront plus pour le film que n’importe quelle autre séquence. J’aurais dû te confier ma caméra, tu semblais inspiré, tu ne cachais pas trop bien ton émotion pour quelqu’un qui a baisé la moitié des actrices pendant ses trente-cinq ans de carrière.

Elle ajoute, en riant :

— En tout cas tu n’as pas besoin de pilules bleues.

— OK, j’ai presque l’âge de Mick Jagger mais il aime toujours la musique, ça l’excite toujours autant, non ? C’est la même chose pour les femmes !

Je suis torse nu, très bronzé après mon voyage transatlantique jusqu’au Brésil sur le voilier d’un ami. Zahra remarque le port-à-cath de ma vieille chimiothérapie, elle pose la main sur la petite sphère en relief de mon côté droit.

— On dirait un extraterrestre qui cache une mini-bombe H et qui va faire sauter la planète si on ne lui obéit pas.

Elle ferme la porte derrière elle. Je la regarde d’un air menaçant de série américaine.

— C’est exactement ce que je vais faire si tu ne te déshabilles pas immédiatement.

Elle rit.

— OK, je vais sauver sept milliards de personnes !

En quelques gestes, elle se défait de sa robe qui tombe à ses pieds, sa taille mince accentue encore l’arrogance de ses seins, dessous elle ne porte qu’un string vert.

Je souris pour cacher ma surprise :

— Vert ! Couleur de la forêt amazonienne, tu cherches un écolo ?

Elle, sérieuse :

— Non, vert, couleur de l’islam !

Je fais disparaître mon sourire, je sens que bizarrement elle est sérieuse, sérieuse et offerte.

Elle me regarde sans rien dire puis éclate de rire :

— Et voilà j’ai dit le mot magique et tu te dis — elle prend un ton de mec — « Merde, c’est vrai, elle est iranienne, l’islam c’est la religion de son pays, toute petite elle a dû y croire. » Mais, mon cher Jeep, la seule religion, la seule règle absolue de l’Iran actuel, c’est le mensonge et la terreur. Moi je ne mens pas et je ne cache rien.

Elle se tait, émue. J’enchaîne :

— Moi je ne crois en rien ou alors au vaudou brésilien parce qu’ils tuent des poulets et qu’il n’y a rien de plus con qu’un poulet.

Je dis ça en posant mes mains sur ses épaules, elle me prend les poignets et les pose à plat sur ses seins.

— Prends-les, sens-les bien… Ce ne sont pas mes seins, je les ai fait refaire au Brésil, avant j’avais l’air d’une gamine dévergondée, une lolita avec des hanches.

Moi : — Ils sont très fermes mais tellement doux, tellement sensibles. Tes tétons grossissent dans mes mains.

Elle : — Mais ils sont faux, c’est tout.

Elle pose la main sur mon sexe.

— Donne-moi ta queue — elle sourit —, je sais qu’elle est vraie même si ici, à Manaus, tout est possible, mais n’espère pas que je m’agenouille devant toi pour…

Elle fait le geste de la tête.

Je sors mon sexe qui durcit déjà ; elle le prend dans sa main et me guide vers le lit. Elle me fait basculer, m’arrache mon bermuda et met ma bite dans sa bouche.

Penchée au-dessus de moi, appuyée sur ses bras fléchis, elle me suce, les yeux dans les miens. Je la caresse en écartant le string, soudain elle arrête et me dit :

— Tu peux venir dans ma bouche, mais ne ferme pas les yeux un instant sinon j’arrête immédiatement.

Quand je jouis, ses yeux triomphent mais sa bouche n’arrête pas. Puis je la sens venir, elle pousse un long gémissement.

Plus tard nous sommes couchés nus sur le lit. Zahra a gardé son string vert, elle tient mon sexe dans sa main.

— J’aime ta grosse queue, tes yeux, ta langue agile, ta bouche et tes jambes sans poils. Ce sont les seules choses que j’aime en toi.

Elle me regarde et ajoute :

— Peut-être aussi tes mains, je veux dire, ta manière de t’en servir — elle sourit avec dégoût —, pas comme la plupart des mecs.

Elle dit mecs comme si elle crachait par terre.

Puis elle se met à chantonner Light my fire comme Jim Morrison.

— C’est mon air préféré, je lui dis.

Elle se tourne vers moi.

— C’est plutôt la musique de ton époque préférée — elle rit —, celle de ta révolte, quand tu lançais des cocktails Molotov ; puis tu t’es contenté de filmer Jean-Luc Godard pendant un an.

Elle se met à me caresser les couilles, elle me sourit et ajoute :

— Bien sûr, ce que tu préférais, c’était que les filles qui militaient te demandent « allume mon feu », une Brésilienne t’appelait même cojones de oro !

— Qui t’as raconté cette histoire ?

— Sochbieski ! C’est toi qui lui as donné tous les détails dans un bar.

— Je ne raconte rien à Sochbieski, c’est la plus grande pipelette du cinéma.

— Tu l’as raconté dans un bar à une petite assistante pour l’impressionner sans doute et Sochbieski a tout entendu. Et puis finalement, ça te plaît que tout le monde le sache.

Elle se redresse sur le lit, s’installe à califourchon sur moi.

— Mais ce n’est jamais qu’une déclaration d’amour qui passe par le sexe, je vais vérifier moi-même, objectivement !

— Objectivement ? Alors, faudrait que ce soit électronique, mesurable ?

— Non comme je ne suis pas amoureuse de toi, ni de personne, je peux juger en toute indépendance.

Pendant tout l’échange, elle reste accroupie sur mon sexe qui s’est durci à nouveau. Elle le prend dans sa main et le dirige vers son anus, en évitant son sexe épilé. Son geste, trop précis, m’agace soudain.

— Tu veux la jouer porno chic ? On évite de passer par la case classique du bon vieux V ? (que je trace du doigt.)

— Je sais que tu as une énorme culture du cinéma X (elle le trace aussi avec les doigts) mais ça n’a rien à voir.

Elle me regarde en silence, comme si je devais deviner facilement, puis d’une voix lasse, comme une confidence :

— C’est pourtant simple, je veux rester vierge.

— Vierge ! It’s a fucking joke ! je lui crie.

Elle, toujours aussi sérieuse, toujours dans le même ton de murmure :

— Je suis promise à un seul homme, lui seul pourra me prendre comme une femme, par mon sexe, pour accomplir le destin qui est inscrit en lui.

Je m’énerve :

— En clair, tu veux me faire croire que tu as déjà décidé du père de ton enfant, tu le veux musulman et iranien, un mec choisi par ta famille… tu te fous de moi, là ?

Son sourire carnassier me défie.

— Bien sûr qu’il est iranien et musulman, mais c’est moi qui l’ai choisi, seule, et je ne veux pas d’enfant de lui, je veux seulement faire l’amour avec lui pour la première et la dernière fois.

— Et s’il veut recommencer ?

Elle sourit bizarrement.

— Il ne voudra pas après ce que je lui dirai à l’oreille quand il sera en moi…

Son ton pompeux m’agace.

— Écoute, Zahra, tu veux me faire croire que tu n’as jamais baisé normalement pour des raisons religieuses alors que tu es prête à te faire enc…

Elle me met la main sur la bouche.

— Tais-toi, ne parle pas comme un gros con de droite. Oui je me maquille, non je ne porte pas de voile, non je ne fais pas le ramadan.

Elle enlève sa main de ma bouche. J’ai complètement débandé. Elle s’agenouille sur mon ventre et se penche sur moi comme une infirmière sur un malade. Elle continue, toujours véhémente :

— Mais je crois, je crois en l’islam de la liberté, du bonheur, de la danse, du plaisir, de tous les plaisirs, de tous…

Je l’interromps.

— OK, OK, et tu l’as déjà rencontré cet islam-là ? Tu peux me donner le pays, la ville, un imam qu’on peut filmer, qui va nous dire : jouissez sans entrave ?

Maintenant elle me parle doucement, la pointe de ses seins se rapproche de ma poitrine.

— Jeep, il y a une sourate du Coran qui dit : « N’oublie jamais que la vie en ce bas monde n’est qu’un sport et un passe-temps. » Moi, mon passe-temps, c’est le cinéma, et mon sport, c’est de donner tout le plaisir que je peux trouver et choisir, et depuis que j’ai quinze ans, c’est ce que je fais, seule ou avec des filles, avec des mecs, jeunes, vieux, tous ceux qui me plaisent ; et ce soir, c’est toi que je veux, partout, mais pas dans mon sexe.

Ses seins sont collés contre mon torse. Elle termine sa déclaration en forçant ma bouche avec sa langue qu’elle fait tourner lentement. Je me rends, je durcis. Quand je la retourne sur le ventre et que je fais glisser son string, elle arrête mon geste :

— Laisse, écarte-le c’est tout…

Pour des raisons fiscales complexes et européennes, le film doit se terminer en Belgique et au Luxembourg.

À l’aéroport, les Brésiliens de l’équipe, d’habitude toujours si joyeux, nous embrassent et pleurent en nous voyant partir. La fête de fin de tournage avait été un triomphe pour Zahra. Tout le monde voulait danser avec elle, voulait l’embrasser. Zahra avait entraîné Soleria dans son succès. Les deux filles ne s’étaient pas quittées, accentuant l’excitation de l’équipe.

Les techniciens font de grands gestes et crient en portugais, alors qu’ils parlent tous anglais. Cela me touche et des larmes coulent sur mes joues. J’enrage de cette séparation, de ne pouvoir les emmener. Je m’approche du directeur de production.

— C’est dégueulasse !

Il hausse les épaules.

— Il faut dépenser le fric avec des Belges, c’est peut-être moche, mais c’est comme ça — il me met une main sur l’épaule — ou alors on ne finit pas le film.

Je ne réponds pas, je me dégage, ça vaudrait peut-être mieux d’arrêter mais j’ai trop envie de continuer à voir Zahra.

Dans le capharnaüm de la sécurité, je l’aperçois au côté de la jeune barmaid, Soleria ; elles se tiennent par la main et semblent gamines et complices. Je me faufile et les rejoins au moment de passer sous le portique de sécurité. Il sonne pour moi et pour elle aussi. Ces engins de plus en plus sensibles réagissent à tout. Soleria est repérée pour sa minuscule croix dorée. On se regarde en pouffant. Je sais que mon port-à-cath, qui ne me sert plus depuis un an mais que les médecins gardent en cas de récidive, déclenche l’appareil. Je montre la carte médicale au préposé qui la déchiffre avec peine tout en laissant son détecteur crépiter sur ma poitrine. Une femme flic s’occupe de Zahra. Là aussi l’appareil hurle au-dessus de sa taille de guêpe. On l’emmène dans une cabine. Connaissant les mœurs brésiliennes, je me doute que la fliquette n’osera pas palper longuement les seins de Zahra. Ce genre de prothèses fait partie du tourisme médical et on se garde bien d’embêter les jeunes clientes.

Au bout de dix secondes, Zahra sort en souriant, reboutonnant sa robe sous le regard admiratif des voyageurs réajustant leurs vêtements, se disputant les téléphones et les ordinateurs portables surgissant tous ensemble des tunnels d’examen.

Air France est notre compagnie sponsor, nous avons droit à la classe affaire, aux gros fauteuils en cuir. Zahra est aux côtés de Soleria, elles ont dû faire leur check-in ensemble. À leurs côtés, un homme d’affaires classique pianote sur son portable. Il regarde dans leur direction. Soleria lui fait un pied de nez. L’homme hausse les épaules comme un professeur chahuté. Je me précipite et négocie ma place contre la sienne ; je suis seul près du poste de pilotage, j’ai une vraie table et une prise électrique. Sans me répondre, il se lève et prend ma place en jetant un regard soulagé vers les deux femmes qui ne cessent de parler et pouffer de rire.

Dès que je m’assieds, Zahra m’embrasse :

— On a été tous les trois très forts sur ce coup-là, non ?

Elle désigne l’homme d’affaires replongé dans son travail. Je lui prends la main et la serre très fort pendant le décollage. Je suis mort de peur comme à chaque fois qu’un monstre de six cent cinquante tonnes se lance à 300 km à l’heure comme une Ferrari. Je vois que Soleria lui attrape l’autre main.

La clim est tellement puissante qu’on nous a distribué des couvertures siglées Air France, puis le steward nous explique que les fameuses « sondes Pitot », responsables du crash du vol AF447, ont été changées et que rien ne peut plus nous arriver. Zahra lève la main.

— Madame, une question ? sourit le steward.

— Oui, la commission d’enquête a dit que c’étaient les pilotes d’Air France qui avaient fait une fameuse connerie en refusant de piquer vers le sol pour reprendre de la vitesse, alors que l’Airbus est resté cabré pendant deux minutes ?

Le steward jette des regards désespérés autour de lui et prend un ton sentencieux.

— Madame, vous avez sûrement de hautes connaissances techniques mais sachez que nos pilotes sont les meilleurs du monde.

Zahra, debout et souriante :

— Je peux savoir combien de femmes commandants de bord il y a parmi les meilleurs pilotes du monde ?

— Un certain nombre, Madame, qui augmente chaque année.

— 1,5 % cette année exactement sur cinq mille pilotes, triomphe Zahra.

Le steward coupe court : « Merci pour votre note personnelle, Madame, merci d’avoir choisi Air France », et il se précipite vers le cockpit.

Moi : — Waouh, tu lui as mis la pression, une vraie guerrière…

— Oui, Jeep — elle désigne Soleria —, nous sommes les nouvelles amazones.

— Sauf que vous n’avez pas sacrifié un sein comme les vraies !

— Tu crois toujours ce vieux con d’Ovide qui dit que le mot amazone vient du privatif, a, et de mazos, le sein, mais les amazones, en réalité, étaient une tribu de femmes guerrières perses appelées ha-mazan et tu sais qu’à l’âge de dix-huit ans j’étais championne de tir à l’arc avec deux seins… OK, plutôt petits !

— À mon avis, tu devais plus ressembler à Cupidon qu’à une amazone… C’est ce que tu fais de mieux, rendre les mecs dingues de toi et puis les laisser tomber comme des mégots de cigarettes.

— Au moins, ils auront brûlé pour quelque chose, non ?

Et elle m’embrasse à pleine bouche.

Tout le monde, dans la cabine business, est assoupi sauf Zahra et Soleria qui se caressent sous la couverture. Elles soupirent et gloussent. J’essaie de dormir, rabats le masque noir offert par l’hôtesse, sur mon visage. Soudain je sens la main de Zahra sur mon sexe, puis sa voix à mon oreille : « J’ai envie de toi. » Elle défait ma ceinture. J’enlève le masque. Elle est assise de côté en chien de fusil — expression sûrement interdite dans un avion — sa jupe relevée, elle enlève son string noir et le noue dans ses cheveux comme un simple ruban, puis elle murmure : « Prends-moi. » J’entre dans son cul pendant que l’avion aborde un nuage opaque. Au bout d’un moment nous sommes secoués par les trous d’air et les éclairs illuminent nos couvertures agitées. Mon sexe serré en elle accroît notre plaisir de ressentir les impressionnantes secousses de l’appareil.

Je lui dis :

— Ce serait bien de mourir maintenant : un crash érotique.

Elle, en baissant la voix :

— Oui, mais pas maintenant, pas avec deux cons aux commandes.

Moi : — Pourtant, ça aurait de la classe, nous retrouver comme ça dans la carcasse d’un Airbus A380. J’imagine les titres des journaux !

Elle tourne la tête vers moi, un éclair la rend toute blanche, un fantôme.

— Tu verras bientôt un titre bien plus fort, quand tu achèteras ton Libé.

Je veux répondre que je ne semble plus avoir ma place dans cette histoire mais elle met un doigt sur ses lèvres et une main sur ma bouche : « Vas-y, plus fort, vite… »

Nous nous rajustons quand le steward déboule :

— Désolé pour ces désagréments climatiques. Tout va bien ? Pas de dégâts ? ajoute-t-il d’une voix doucereuse.

Je souris sans rien dire. Je ne vais pas qualifier de dégât un peu de sperme sur le cuir bleu du siège du vol Air France AF448.

Le tournage était suspendu pendant une semaine pour terminer les décors en studio. Zahra filmait son making of et moi je préparais les caméras chez le loueur. On ne se voyait plus au travail, mais elle venait me rendre visite, après un SMS, pour un quicky comme elle appelait nos courtes séances de sexe, n’importe où, dans n’importe quelle position, mais toujours ce qu’elle appelait « à la grecque ».

J’appréciais de plus en plus de l’enculer, mais sur le plan intellectuel je ne pouvais la comprendre. J’avais beau lui démontrer l’absurdité absolue de se revendiquer totalement libre et en même temps de se vouloir vierge pour le seul homme qu’elle désirait absolument. Ce type devrait être aussi ouvert et libre-penseur qu’elle pour qu’elle l’ait choisi pour lui prendre sa virginité. Est-ce qu’un mec pareil, qui la voulait pure à vingt-huit ans, méritait un tel cadeau ? Elle me répondait que ce n’était pas un cadeau mais un présent, un sacrifice. Elle ajoutait : « Au Maroc, il existe la Zamyya, une sorte de lieu où l’on accepte les femmes qui ont le statut de sainte et de prostituée. Sainte dans la pensée, la générosité et débauchée dans leur rapport à l’humain et ses désirs… »

Un SMS tombe sur mon iPhone : « G un cadeau pour toi J. »

Le soir, elle arrive chez moi avec Soleria qui, d’habitude joyeuse, tire la tête. Zahra m’explique qu’elle doit partir dans quelques jours en voyage en Iran, est-ce que Soleria pourrait rester chez moi ? Elle ajoute, complice : « C’est elle qui me l’a proposé. » J’interroge Soleria du regard, elle me rend son beau sourire et rejette ses cheveux en arrière selon le geste habituel des femmes qui veulent plaire. Je trouve qu’elle surjoue un peu.

— Jeep, tu comprends, on est super-bien ensemble, mais elle aussi a besoin d’un sexe d’homme dans son sexe de femme et puisque c’est la seule chose que je ne veux pas te donner…

Je l’interromps.

— Ça me paraît un peu forcé ton truc, là — je désigne la jeune Brésilienne —, elle fait ça pour toi, pas pour moi et surtout pas pour elle, ce n’est pas ton genre de jouer les entremetteuses.

Zahra se fâche :

— T’es trop con ou quoi ? Je veux que Soleria ait le meilleur pendant mon absence. Tu es charmeur, j’ai bien vu que Soleria te plaît, tu es drôle quand tu veux, tu n’as que moi dans ta vie et tu as des cojones de oro. C’est simple, on t’a choisi ensemble. Alors arrête de faire ta chochotte alors que tous les mecs voudraient être à ta putain de place.

— OK, OK ! Je suis très flatté, mais t’as l’air de conduire une petite fille à l’orphelinat… Si c’est un plaisir pour tout le monde, alors faisons la fête. Je fais péter le champagne !

Je le fais à l’ancienne en le sabrant, c’est-à-dire en faisant sauter le goulot à l’aide d’un grand serre-joint, comme me l’a appris mon beau-frère, chef machino.

Après la première bouteille et plusieurs vodkas rapido — vodka champagne, on tape le verre sur la table et on boit cul sec pendant que ça pétille —, nous commençons à faire l’amour à trois joyeusement. Pendant que je m’occupe activement de Soleria, Zahra me dit à l’oreille d’un ton grave : « Jouis en moi, ce sera un petit peu de toi que je garderai pendant mon voyage. »

Plus tard, elle nous quitte en taxi. Elle prend l’avion de Téhéran pour voir ses parents. Nous lui faisons des signes de la main. Soleria a des larmes plein les yeux. Je pense : « Cette fille est vraiment trop sensible. »

J’emmène Soleria au restaurant Belga Queen. Elle adore tout : la nourriture, le vin, le patron et ami, Pinto, qui la drague gentiment en portugais. Elle adore Bruxelles qui lui semble aussi chaude que Rio mais beaucoup plus safe. Elle m’embrasse et veut rentrer.

Dans la chambre, elle se déshabille et se laisse tomber sur le lit mais quand je rabats la couette sur son corps nu, elle s’accroche à moi et me dit :

— Je t’en prie, Jeep, ne me laisse pas seule, fais-moi l’amour.

Elle semble désemparée.

— Soleria, arrête, on est bourrés, je suis crevé et toi aussi.

— Je t’en prie, baise-moi maintenant, please !

Je la sens tellement stressée que je la prends dans mes bras et la caresse doucement.

— Non, Jeep, vas-y, prends-moi, je veux te sentir.

J’entre en elle et je vois qu’elle pleure. Les larmes n’arrêtent pas de couler sur ses joues, pourtant ses longues jambes restent serrées dans mon dos. J’arrête mon mouvement.

— Qu’est-ce qui se passe, dis-moi ?

Elle me plante ses yeux dans les miens puis me dit :

— Zahra a décidé de mourir cette nuit, j’ai promis de ne rien dire mais je ne peux pas.

Je ne la prends pas au sérieux.

— Tu veux dire qu’elle va donner sa virginité à ce fiancé mythique ?

— Non, Jeep, l’homme qu’elle va rencontrer, c’est Ahmadinejad, ses seins sont plein d’explosifs et le détonateur se trouve dans son…

— Arrête ! Je sais où il est, je lui crie, ce n’est pas possible, elle ne va pas faire ça.

J’ai l’impression de vivre un film gore, un cauchemar éveillé.

— Non, Soleria, elle n’y arrivera pas, elle sera fouillée, surveillée. Ahmadinejad est le président, il doit se méfier de tout le monde.

Soleria semble plus calme, comme apaisée de m’avoir révélé leur secret commun.

— Elle a tout organisé, ils vont faire un mariage temporaire, il va entrer en elle et ils vont mourir tous les deux.

— Mais c’est une idée folle, elle va se faire arrêter, c’est tout. C’est ridicule. Ce type est dingue, il ne fera confiance à personne.

— Tu es bien placé pour savoir que personne ne peut résister aux désirs de Zahra, elle va réussir, ce porc va mourir, elle me l’a dit comme ça !

Brusquement, je la crois. Je suis ravagé par cette idée. Je veux l’empêcher mais comment sauver Zahra sans la trahir… Je cherche une solution, je ne trouve rien… Je tombe dans le sommeil caverneux sans même m’apercevoir que Soleria a disparu.

Le radioréveil s’allume à huit heures et j’entends, dans une demi-conscience, le journaliste annoncer un attentant contre le président de l’Iran. Les autorités de Téhéran prétendent qu’Ahmadinejad est tombé dans un complot sioniste.

Je bondis de mon lit, me précipite dans le salon-bureau du loft. J’aperçois Soleria en robe blanche de deuil à volants des Bahianaises, devant le grand écran plat. CNN diffuse une émission spéciale : une immense manifestation d’hommes et de femmes mélangés déferle dans Téhéran. Les mollahs caricaturés et conspués par des « get out » et « dégage » ; des flics en armes embrassent des civils. Soleria reste immobile, fascinée par les images. J’attrape la télécommande… Partout les mêmes émissions spéciales parlent de la nouvelle révolution iranienne ; des femmes arrachent leur voile et les agitent comme des drapeaux, d’autres se débarrassent de leur tchador. Rien ne peut arrêter ce fleuve de liberté enfin en marche.

Je prends Soleria par les épaules ; les larmes roulent sur nos visages. Nous sommes tristes et joyeux à la fois. Nous pleurons et rions ensemble.

Et puis soudain, un groupe de jeunes, certains vêtus de blanc, d’autres de noir, se déplacent selon un mouvement imprévisible mais apparemment précis, et là, devant nos yeux, sur l’écran, la foule dessine petit à petit l’immense visage de Zahra. Son front légèrement bombé, ses sourcils parfaits, ses grands yeux en amandes, ses lèvres ourlées, son sourire de défi. Je tombe à genoux, Zahra est devenue une sainte.

Maintenant, nous savons qu’elle a réussi son projet, que tous la connaissent et la reconnaissent et savent : Zahra, la guerrière et la séductrice est celle qui a offert, par sa beauté et sa force, la liberté à son peuple.

Après de longues minutes d’exaltation et de joie, Soleria me dit, sans quitter l’écran des yeux :

— Jeep, tu ne crois pas que me seins pourraient être plus gros ?

Je vois trop bien où elle veut en venir, elle est dans la fascination totale.

— N’oublie pas que toi, tu n’es plus vierge.

— Et alors, tous ces dictateurs n’exigent pas des vierges ! Que penses-tu de Bachar el Assad ?

Je la regarde, elle a le même regard déterminé que Zahra et elle sourit exactement comme elle.

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