À l’est du monde

Thilde Barboni,

— Pas aller à l’école… Niet naar school gaan…

La mère se penche sur l’enfant les sourcils froncés. Jacques fixe ces deux lignes brisées sur un visage familier et sourit.

— Thuis blijven… Rester à la maison.

La jeune femme s’accroupit. Que dire au petit garçon qui la supplie d’une façon si désarmante ? Elle parle, explique, tente de trouver les mots appropriés pour le convaincre. L’enfant hoche la tête de temps en temps, s’assied par terre et tend le cou vers l’atelier. L’atelier… Voilà où il voudrait passer sa journée ! Il s’y passe des choses extraordinaires. Tous les matins, juste après le petit déjeuner, il entrevoit un homme ou une femme qu’il ne connaît pas, que son père accueille en français, en flamand, parfois dans une langue inconnue. Puis la porte de l’atelier se referme sur des bribes de mots, des rires ou de longs silences mystérieux.

— Tu vas apprendre plein de choses à l’école, tu verras, c’est très amusant.

Jacques s’assied par terre face à la porte de l’atelier. Ce qu’il se passe à l’école ne l’intéresse pas. Ce qu’il voudrait c’est connaître mieux ces gens qui ne font que passer, qui demeurent figés dans un cadre, les traits immortalisés par le pinceau magique de son père. Parfois, l’enfant se faufile parmi les toiles. Il y en a partout, de toutes les tailles, de toutes les formes : ovales, rectangulaires, carrées. Il en choisit une, la contemple fixement. Un homme en vêtements d’apparat redresse le torse, le regard perdu dans le lointain, une toute jeune fille penche la tête vers sa jeune sœur. Jacques adore passer des heures à imaginer ce que toutes ces personnes pensent, ce qu’elles se diraient si on les regroupait, si on leur donnait la parole. Il s’amuse souvent à les placer dans un paysage ou un intérieur. À quels jeux s’adonneraient cet homme et cette femme qui ne se sont jamais rencontrés s’ils étaient mis en présence un petit matin d’hiver ? Et cette famille aux sourires de circonstance : la mère au regard voilé, le père faussement joyeux, les enfants déjà distants ? Jacques rêve de les séparer, de les faire vivre chacun de son côté puis de les rassembler quelques années plus tard autour d’une drôle d’épiphanie. Ce serait tellement amusant de voir ces bouches s’animer, ces yeux briller, ces grands corps rigides se déplacer dans un espace clos, choisi par lui !

Jacques sait que tous ces personnages peints ne parlent pas la même langue. Qu’importe ! Il traduit ce qu’ils veulent dire, les aide à communiquer. Aujourd’hui déjà, il s’applique à servir de truchement entre les adultes et son jeune frère, trop petit pour se faire comprendre. Jacques adore jouer à l’intermédiaire, il transforme des sons en d’autres sonorités, s’amuse à livrer un mot en flamand, un autre en français. À l’école, on ne le laisse pas jouer avec le langage, on l’oblige à s’exprimer en une seule langue. Et puis, la maîtresse, elle est bien gentille mais pas très futée. La veille, elle lui a demandé où il habitait, mais elle a été incapable de lui expliquer le nom de sa rue. Rue de l’Est… Il n’a rien dit et il a recommencé à penser à toutes ces personnes qui convergent vers l’atelier, ces hommes et ces femmes qui parlent de tout et de rien mais aussi du « dialogue Est-Ouest », du temps qu’il fait au Nord, de son oncle en poste au Sud. Jacques sait que l’atelier est à l’Est du monde et ce monde, il brûle de l’explorer. Il voudrait être comme Tintin, partir en reportage, écrire dans un journal, servir de nouveau d’intermédiaire entre les hommes, les aider à se comprendre, expliquer à ceux qui restent ce que les autres font à l’extérieur.

— Il faut aller à l’école pour apprendre un métier.

Un métier ? Mais comment expliquer à maman qu’il apprend mille métiers lorsqu’il entre dans l’atelier. Il ignore comment s’appelle ce qu’il fait mais cela doit bien porter un nom. Traduire une langue dans une autre, faire parler des gens dans un décor, comprendre, expliquer, analyser ce que les hommes pensent… Jacques ferme les yeux. Comment expliquer à maman ? Il ne parvient pas à trouver le nom de ce métier.

— Si tu ne vas pas à l’école, personne ne voudra de toi plus tard. Tu ne te marieras jamais.

Maman commence à perdre son sérieux. Elle échange des plaisanteries avec grand-mère. Les deux femmes rient entre elles. Jacques aimerait comprendre leurs murmures.

Se marier ? Avoir une femme à ses côtés ? Mais quelle femme ? Il y en a tant ! Elles ont toutes l’air si intéressantes. Il y en a qui viennent du Nord, d’autres de la rue d’à côté, certaines viennent du Sud, d’autres de l’Est, certaines de l’Ouest. Comment choisir quand le moment sera venu ? En tout cas, ce serait bien si elles parlaient toutes plusieurs langues comme grand-mère qui mélange le français, le flamand, le bruxellois, qui crée des mots tout neufs qui font rire la famille, des mots qui riment et qui rament, une sorte de code à l’usage exclusif de la rue de l’Est.

Grand-mère s’approche de lui, lui pince la joue.

— Jacques, à l’école, la maîtresse va t’apprendre à lire, à écrire.

Lire, écrire ? C’est à l’école qu’on apprend cela ? Il pourra donc enfin savoir ce que les écrivains dont papa fait le portrait racontent dans leurs romans ? Papa lui a expliqué que ceux-là inventent des histoires qu’il pourra lire plus tard. Inventer des histoires ! Jacques aimerait tant lui aussi ne plus dépendre des tableaux, créer des personnages qui sortiraient directement de son imagination, les placer dans les nacelles d’une roue et, tel un forain espiègle, déplacer les personnages d’une nacelle à l’autre, inventer des situations qui n’existeraient que sur papier. Les écrivains lui semblent plus magiciens encore que son père. Ils décident de tout : du physique, de la forme des yeux, de la bouche. Ils choisissent les mots, les phrases, ils créent parfois des décors qui n’existent pas dans la réalité comme ce peintre de la rue des Mimosas qui intrigue tant le petit Jacques, qu’il ira voir dès qu’il pourra se déplacer seul dans le quartier.

— Si c’est pour apprendre à lire et à écrire, je veux bien aller à l’école.

Les deux femmes se redressent et éclatent de rire. Sa mère le prend dans ses bras, sa grand-mère le décoiffe d’un geste de la main.

— Je pourrai lire et écrire en rentrant ce soir ?

Grand-mère passe du rire à l’étonnement.

— Ce soir, tu pourras reconnaître quelques lettres. Cela met du temps d’apprendre. Tu dois être patient. Un enfant, c’est comme un papillon. Il vole par-ci par-là, il butine, fait son miel de tout ce qu’il rencontre. Cela prend beaucoup de temps et d’efforts.

— C’est fatigant alors ?

— Parfois, il faut se reposer. Mais, tu sais, c’est tellement passionnant qu’on ne sent pas la fatigue.

— Quand est-ce qu’on n’est plus un papillon ?

— On reste un papillon toute sa vie. On ne doit jamais s’arrêter d’apprendre. L’école aide les enfants à voler de leurs propres ailes et puis quand ils deviennent grands, ils volent où ils veulent.

Jacques prend son cartable. L’idée de s’envoler vers le monde lui plaît. Il sait qu’en rentrant il retrouvera l’atelier, son odeur d’huile et de solvant, les personnages qui l’attendent sagement sur les toiles, son petit frère et ses bribes de mots. Il glisse la main dans celle de sa mère pour franchir le seuil de la rue de l’Est, pour partir à la découverte du monde…

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