À l’ombre des dieux

Philippe Meurisse,

Parfois, mes pas m’entraînent vers le site de l’ancienne gare. Il n’en reste qu’une façade. La gare elle-même, les rails, les libres terres attenantes et la vieille brasserie ne demeurent dans ma mémoire que par bribes éparses. Je vivais là, juste avant que tout disparaisse et soit remplacé par une cathédrale de marbre, de verre et de béton bâtie pour consacrer l’union des peuples.

Je me nomme Louis, je suis le dernier des Cro-Magnon et je vis à l’ombre des homo eurocratis.

Je ne les embête pas, moi, dans leur caverne de marbre. Alors, qu’ils me foutent la paix. Je ne vais pas chasser sur leurs terres, je n’ai que faire de leur gibier. Nous n’avons pas le même. Ils poursuivent l’électeur, le jeton de présence et la subvention. Je traque les soupes populaires et les surplus de supermarchés. Alors, qu’ils me foutent la paix.

Comprenez-moi bien : je ne me plains pas. L’homo eurocratis ne connaît que les heures longues et stressantes. Chaque jour, il parie sur l’avenir des enfants, et souvent il perd. Ensuite, pour tenter de compenser ses pertes, il court, il court, il court. A contrario, je vais et je viens au gré de mes envies et des besoins de ceux que j’aide, tranquillement. Je ne veux pas de sa vie. Qu’il se la garde. Et qu’il me laisse vivre la mienne.

Mais non ! Trop difficile pour lui ! Je sais que je devrais être tolérant. Puis-je reprocher à l’oiseau de chanter, au soleil de briller ou à la pluie de mouiller ? L’homo eurocratis légifère à tout propos. C’est dans sa nature. Comme il est dans la mienne de défendre les membres de ma tribu. Est-ce que la vue de mes goupils le dérange ?

Régulièrement, surtout aux beaux jours, la milice eurocratis m’expulse de chez moi et ma maison est détruite. Mais elle est vite rebâtie, toujours au même endroit bien à l’abri des arbres, juste sous les fenêtres des dieux capricieux. Le plus long, finalement, est de trouver les matériaux et les emmener. Rien de rédhibitoire. Un peu de bois, des sacs, du carton, parfois l’un ou l’autre bout de tôle. J’essaie de l’améliorer, à chaque fois, même si c’est de plus en plus difficile de trouver toutes les pièces. Il fut un temps béni où je n’avais pas loin à aller pour découvrir un panneau bien droit ou un grand morceau de plastique. Malheureusement, la présence de cet eurocratis a rendu le mètre carré au sol tant cher en ville que plus un terrain vague n’existe. Ni de bric-à-brac où se servir.

Que la milice eurocratis démolisse ma maison, soit ! Qu’elle traque les renards que j’ai recueillis, tout bébés, que j’ai nourris et éduqués est, par contre, une incursion intolérable au cœur de mon monde. Mon monde, qui n’est pas le leur !

Alors je les préviens ! Je vous préviens ! Rappelez vos sbires. Si un seul de mes renards disparaît par votre cause, j’irai chez vous décocher mes traits. Peu importe que vos gardes campent à l’entrée de votre caprice armés jusqu’aux dents. Je suis prêt à toutes les extrémités pour sauver les miens : l’êtes-vous ?

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