Noces de sang à la Saint-Baudouin

Philippe Remy-Wilkin,

« Vous devez apprendre le peuple, mon jeune ami ! Savoir percevoir ses attentes, ses émotions, pouvoir lui parler, le toucher, l’emporter jusqu’au fond de votre poche ! »

Les mots de Louis-Ferdinand Sauveur carillonnent dans mon crâne à m’en éclater les tympans au moment où la foule me comprime, où je glisse sur le sol au milieu des youyous, encaisse un coup de coude en pleine mâchoire, me relève, me heurte à un buste qui passe et m’expulse.

J’étais resté abasourdi. Je m’attendais à des conseils… disons… plus techniques. Des étapes obligées, une formation, un stage, des livres à lire, de l’économie, de la sociologie, des historiens et des philosophes. Mais non, le bourgmestre de mon petit village mosan et sénateur de son état avait oraculé, et j’étais trop jeune, pas encore réformé par quelques années d’université, d’urbanisation, de voyages ou que sais-je ?, surtout par les propos enamourés de ma tendre mère, secrétaire dudit Sauveur. Je voulais seulement… Quoi ? Apporter mon obole à la société, entrer en politique pour changer le monde…

Arrimé à la rambarde, je distingue l’ennemi, un hérisson monté sur un bulldozer, je reprends mon souffle, croise le regard éperdu d’une jeune femme agrippée à un garçonnet de huit ans aux lèvres déchirées.

« Ils nous ont obligés, chevrote-t-elle en me serrant le bras comme si j’avais quelque pouvoir sur la suite des évènements. Ils menacent, ils frappent, ils tirent sur ceux qui reculent ! Et ils disent que nous sommes un peuple ! »

J’ai envie de la prendre tout contre moi et de la protéger.

« Apprendre le peuple ». J’y avais songé en discutant avec ces adolescents devant notre hôtel. Ils s’apprêtaient à défiler pacifiquement contre le couvre-feu qui les discriminait, les ravalant au rang de citoyens de seconde zone. Ce serait ma première manifestation. Quelle occasion !

Le peuple, la foule. Quelle est la nuance, la différence ?

Je me sens extérieur, enchaîné à un récif et luttant contre les vagues, l’Océan. La foule, le peuple ? Et ces deux-là, que je presse contre moi, que signifient-ils ? La cellule, le clan, miette de la foule, du peuple ou son contraire ?

Tout à l’heure, près du rond-point de la Défense, je me fondais dans une foule, une foule qui voulait manifester son désir d’être un peuple. J’interrogeais et on me répondait avec bonhomie parfois, volubilité souvent, excitation ou hostilité à l’occasion.

Mon regard monte vers le ciel blafard, des allures de linceul, retombe sur l’opéra dantesque qui se joue tout autour de moi. Pourtant, au loin, les silhouettes d’édifices magnifiques me percutent. Un décor en trompe-l’œil ? « Non, hurle tout mon être, tu es à Paris. Paris ! Le flambeau des Droits de l’Homme et de la Civilisation ! »

Paris ? Le visage de Soline déchire l’écran.

Soline m’avait proposé une escapade dans la Ville Lumière, quelques jours en guise de voyage de noces, alors que j’étais débordé dans ma nouvelle vie d’étudiant. Des noces à sa façon… vu que nous venions de nous épouser sur la presqu’île d’un étang, des canards pour témoins et un corbeau rocailleux au ministère. Une variation présumée anticonformiste et romantique de l’un de ces rituels qui m’ont toujours paru une perversion du réel, entre affadissement et surévaluation.

Où es-tu, Soline ? Ah oui, cet appel de ta mère hypocondriaque, qui vit en permanence ses dernières heures tout en se portant comme un charme. Ce qui ne t’empêche pas d’accourir, et tant pis pour moi, pour la Sainte-Soline aussi, que tu voulais tant fêter, et pour l’anticonformisme tant qu’on y est, à géométrie variable, il me faut l’assumer. Je n’ai qu’à attendre sagement ton retour. « Pas plus de deux jours, m’as-tu annoncé en me reprochant mon incompréhension sinon ma cruauté. » Les hommes sont si égoïstes, c’est connu.

Des coups de feu ! Des cris ! « Il y a des morts ! tonne-t-on par-delà les vagues humaines. »

Je m’accroche davantage à la rambarde métallique du pont de Neuilly, comme un marin au bastingage, je panoramise l’abordage, le naufrage. Des grappes d’hommes et de femmes se fracassent contre le bouclier policier ou s’écartent, vociférant ou hurlant, de longs bâtons s’abattent, des objets volent. Puis l’indicible, ces gens pourchassés, bastonnés, qui grimpent sur l’armature du pont, préfèrent plonger, ces autres saisis et précipités dans la Seine.

Un film d’horreur ! Je dois rêver. Pas ici, pas maintenant ! À l’époque de Victor Hugo, soit, ou à la fin de l’ère des tsars, mais…

Un reflux de la marée m’a projeté vers la masse qui nous brise, mais une trouée inattendue s’opère, nous passons, avec des cris de rage, d’allégresse. Une manœuvre des policiers pour nous concasser ? Non, je cours en emmenant la jeune femme et son enfant. Nous avons atteint Neuilly, j’oblique vers la droite, me sépare de la meute, m’écrase contre une façade, ose sonner, appeler à l’aide, tout en sachant que personne ne viendra.

« On ne peut pas fuir, me dit-elle, ils nous ont ordonné de nous diriger vers la place de l’Étoile, les autres cortèges doivent y converger, depuis les Grands Boulevards, depuis Saint-Michel et Saint-Germain. »

Je la dévisage hagard. Je ne comprends rien.

« Ils vont venir nous chercher, balbutie-t-elle. Ils vont nous tuer ! »

Je zoome sur la déferlante et les corps à corps, saute-moutonne jusqu’au pont, entrevois le Radeau de Géricault. Un bruit dans notre dos. Je me retourne, prêt à en découdre, mais une porte s’est ouverte, nous glissons vers le hall du bâtiment comme on attrape une corde au milieu du maelström.

« Nous vous avons aperçus depuis la terrasse, murmure un garçon de mon âge en refermant violemment. Suivez-moi ! Vite ! »

Il nous précède dans un escalier majestueux, marches en marbre de Carrare et rampe de cuivre.

« C’est fini, assène-t-il en nous éclairant de son doux sourire. Vous serez en sécurité chez nous. »

Y avait-il un défi inconscient dans mon acte ? Le peuple de Sauveur était noir/jaune/rouge, c’est indéniable, et j’avais choisi d’approfondir le sillon avec cette nation différente, en germe ou éternelle, justement, telle était la question. Un peuple précède-t-il l’avènement de son État ? Peut-il y avoir plusieurs peuples dans un même État, un État sans peuple et un peuple sans État ? Quelle est la différence entre peuple et nation ? Le premier relève-t-il d’une ethnie, la seconde de l’adhésion à un projet ? Ou est-ce l’inverse ?

Il y a l’enfer, dehors, qui se propage entre les portes et les ponts de Paris, les boulevards. Mais nous avons été soustraits. Une machine à remonter le temps ou à fuir l’espace. Téléportés dans une sorte de paradis. Une longue table où la famille Birenbaum nous assied, nous propose un thé, nous réconforte. Leila, Daoud et moi restons affalés sur nos chaises, tétanisés. Un ballet s’agite autour de nous, un ballet lent de mines accortes, le grand-père Abraham, le père Nathan, Jonathan, notre sauveur, qui n’a rien à voir avec l’autre et son double menton, lui si fluet, la mère Rachel et ses longues mèches d’un noir bleuté.

« On a entendu un policier annoncer des morts, ose soudain Jonathan, mais dans les forces de l’ordre. Alors que d’ici, il nous a semblé…

J’ai vu des gens jetés du pont de Neuilly, dis-je d’une voix brisée. Qui avaient mis leurs habits du dimanche pour afficher leur dignité. Le FLN avait exigé une manifestation pacifique, ils s’insurgent contre ce cessez-le-feu qui ne concerne que les Arabes, les musulmans, ils veulent démontrer leur unité, revendiquer…

Ils exagèrent, me coupe Nathan, les cheveux au carré et le costume trois-pièces d’un banquier, le gouvernement français et le FLN négocient actuellement l’indépendance de l’Algérie, à quoi bon jeter de l’huile sur le feu ?

Mon cousin Ahmed a parlé de politique, grince Leila en serrant son petit Daoud, il faut négocier en position de force.

Avec Papon en face ? s’insurge Abraham, un vieillard solide et vivace à la toison neigeuse de prophète. Le préfet de Paris qui a envoyé les juifs à l’abattoir sous Vichy ? Vous savez ce que m’a dit un vieil ami de la Préfecture ? Papon a assuré la police de toute impunité il y a quelques jours. Si ses hommes se sentent menacés… on mettra une arme dans les mains de l’Arabe abattu. Ça sent la Nuit de Cristal et les pogroms, tout ça… Si je ne me retenais pas…

Papa ! gronde Nathan. Il ne faut pas tout mélanger et il faut tout dire. Le FLN a choisi de sortir dans les rues et de provoquer. Tu ne vas pas faire l’impasse sur ces meurtres de policiers ? Nos pandores sont sur les dents, ça se comprend, et ils jugent la magistrature trop laxiste avec les terroristes, ça se comprend aussi.

Chez nous, louvoie Leila d’une voix décomposée, des hommes disparaissent depuis des semaines. Les policiers français ont arrêté des suspects à tort et à travers, nous n’en avons plus revu certains ; les fanatiques du FLN agissent de même avec ceux qu’ils jugent trop hésitants ou trop attachés à la France. Si vous saviez les pressions endurées… Vous croyez que j’ai désiré défiler ? Avec un enfant ? Dans ce climat ? »

Un silence de plomb balaie le salon des Birenbaum.

« Je ne veux pas jouer les vieux radoteurs, sentence Abraham, mais tout cela me rappelle de fort vilains souvenirs. »

Il se rembrunit.

« Nous avons échappé au massacre de Kielce. »

Les mines de nos hôtes s’allongent.

« Kielce ? Je n’en ai jamais entendu parler, dois-je concéder avec embarras. »

La sonnerie retentit et nous pétrifie. Nous échangeons des regards interloqués. Jonathan est le premier à réagir, il se précipite vers la terrasse.

« Je ne vois personne, marmonne-t-il, il doit y avoir quelqu’un sous le porche d’entrée.

N’y va pas, conseille Nathan. »

Je partage une poignée de secondes son avis puis rougis intérieurement. Jonathan, lui, scrute sévèrement son père en hochant négativement le chef, puis il pivote et s’élance vers la porte.

Nous guettons les sons en provenance du rez, des échanges animés nous parviennent et la tension croît. Nous entendons la remontée de Jonathan, mais d’autres pas aussi, lourds, martiaux. La porte s’ouvre, je recule instinctivement devant l’irruption de trois policiers.

« Nous les avons aperçus, crache un géant au regard d’acier et à la brosse guerrière en nous désignant d’un index méprisant. Nous avons ordre d’appréhender tous les manifestants et de les mener au Palais des Sports, nous… »

La phrase meurt dans sa bouche, je vois pâlir les pandores.

« Vous n’emmènerez personne ! éructe Abraham en brandissant un fusil de chasse.

Monsieur, vous allez vous calmer, articule un policier trapu au regard délavé et aux pommettes couperosées.

Papa ! tance Nathan. Tu vas déposer ce…

Rien du tout, fiston ! »

Abraham a le regard flamboyant mais la main tremblante, il suffirait d’une étincelle, les policiers s’écartent stratégiquement, le temps s’abolit.

« Vous quittez notre foyer ! intime le vieillard. Je n’ai pas échappé à un camp de concentration en Russie et au pogrom de Kielce pour laisser s’accomplir chez moi un travail de nazis !

Vous nous traitez de nazis ? déglutit le géant avec une rage froide. »

Nathan fait un pas en avant et s’interpose entre les deux factions.

« Je suis un ami du maire de Neuilly, lâche-t-il d’un ton ferme mais conciliant. Nous avons ici une jeune femme et son enfant accompagnés d’un étudiant belge qui s’est trouvé par hasard plongé au milieu des évènements. »

Les policiers hésitent.

« Il vous suffit d’observer, Messieurs, poursuit Nathan. Et maintenant, allez aider vos collègues, s’il vous plaît. »

Il y a une minute d’atermoiements puis les policiers disparaissent, raccompagnés par Jonathan. Nous digérons la scène. Abraham dépose son fusil sur un guéridon et va embrasser son fils.

« Tu es incorrigible, Papa, grimace Nathan.

À jamais ! s’esclaffe le vieil homme. »

Rachel, soudain, applaudit.

« Je suis fière de mes hommes. Et de vous tous ici ! »

La tension, d’un coup, s’évacue. Abraham s’approche et pousse sa chaise vers moi, pose un bras sur mon épaule.

« Que disions-nous avant d’être interrompus ? »

Il entame son récit d’un ton neutre, où perle parfois une émotion pudique.

Kielce. Une commune polonaise où des rescapés juifs de la Shoah s’étaient réfugiés au lendemain de la guerre, en transit pour la plupart. Mal vus par une partie de la population, qui craignait que d’aucuns tentent de recouvrer ce que des lâches s’étaient approprié en leur absence. Or donc, à l’été 1946, des rumeurs s’étaient mises à courir quant à des disparitions d’enfants, aussitôt amplifiées, associées à des crimes rituels. La police enquêtait mais très maladroitement, décuplant la suspicion et la fureur des chrétiens. Et tout avait fini par un véritable pogrom à la russe. Les juifs avaient été attaqués dans leurs baraquements mais sur les routes aussi, dans les trains, les gares. Un massacre antisémite auquel les Birenbaum avaient échappé, qui avait laissé à terre quarante-deux morts et une quarantaine de blessés. Ou alors, nuançait Abraham, très attaché à son pays natal et longtemps caché par des voisins catholiques, les communistes avaient mené une opération pour décrédibiliser le peuple polonais, au moment où les vainqueurs de la guerre, les Alliés, se demandaient comment intervenir pour arracher la Pologne aux griffes de Staline.

« Les foules, les peuples sont sans cesse manipulés, relance le rescapé devant nos mines déconfites. Chaque communauté a son lot de personnages radicaux, des ennemis de la vie, qui allument des braises qu’attise le vent de la naïveté, de l’aveuglement… ou nos démons, nos ténèbres. »

Le vieil homme ne peut achever, laminé par le souvenir.

« Ce sont les mêmes pyromanes, se reprend-il, qui agitent ces rumeurs un peu partout. Qu’importent leur couleur ou leur religion. Je suis certain qu’on aura annoncé des morts algériens aux musulmans et des morts français aux policiers. »

Nous sommes restés deux jours encore chez les Birenbaum. Et j’avoue n’avoir laissé aucun message à l’attention de Soline, une tempête de sable l’a évacuée grand large, avec le fier Sauveur. J’accomplirai dorénavant la navette Bruxelles-Paris le plus souvent possible, malgré le pont de Neuilly, qui enjambe les fleuves de tous les pays ; nos hôtes et leur humanisme, leur vécu, Leila et ses yeux en amande, Daoud et ses facéties me sont trop nécessaires.

« Approfondir le peuple ».

Un peuple, c’est une allégorie, ça n’existe pas. Ou pas pour moi. Chaque communauté, chaque État sont divisés en partis irréductibles, des mécanismes psychologiques préexistent à tout engagement. Tel sera toujours dans l’opposition à l’altérité et tel autre dans la détestation de soi ou des siens, tel voudra protéger ses acquis et tel autre les risquer, les partager. Les idéologies ne sont que des vêtements extérieurs qui cèlent notre nudité et nous séparent de nos mystères privés, définis par nos interactions.

C’était un mardi 17 octobre 1961, jour de la Sainte-Soline mais aussi de la Saint-Baudouin. Baudouin, le chef croisé, le premier roi de Jérusalem, massacreur de juifs et de musulmans. Son fantôme se pencherait-il sur les trente à nonante-huit morts évoqués tardivement par les experts, la centaine de disparus et les centaines de blessés ?

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