« À sa place »

Claude Godet,

Ce qui l’avait poussée à participer à ce concours de poésie ? Elle n’en avait aucune idée ; elle était persuadée de perdre son temps.

Sa surprise lorsqu’elle avait été convoquée à Bruxelles, un coup de fil du Ministère la priant d’être présente le jour de la Proclamation des Prix ! Dans son esprit, il était écrit qu’à Bruxelles, on n’avait d’estime que pour ce qui était bruxellois. Rien de ce qui « sortait de Wallonie » n’y était digne d’attention. Qu’elle eût été distinguée là-bas lui semblait presque incongru.

Monter à la capitale, c’était partir à l’étranger. Bruxelles se situait « de l’autre côté » de quelque chose – pas seulement d’une bande de territoire flamand.

Se rendre à Bruxelles, c’était changer de monde, passer, entre autres, d’un registre de couleurs douces (sa Wallonie était verte, jaune, ocre) à un registre plus criard (des teintes voyantes – « m’as-tu-vu » – jetées sur fond gris terne et sale). À l’expérience, elle avait pu vérifier qu’elle se leurrait sur les couleurs de Bruxelles autant que sur celles de sa région. Cela n’avait pas modifié ses croyances.

À l’instant précis où elle fut appelée sur scène, elle se sentit très mal à l’aise. Elle enleva des mains du Ministre le diplôme qu’il lui tendait et, sans écouter ses félicitations, sans laisser aux photographes le temps d’officier, elle regagna précipitamment sa place dans la salle.

Après la lecture des textes, un cocktail était organisé. À peine eut-elle pénétré dans la salle de réception, elle fendit la foule et s’éclipsa.

Elle ne retrouva son calme qu’une fois installée dans le train du retour. Lorsqu’il se fut ébranlé, elle réalisa qu’elle venait de se priver d’un plaisir rare, de se refuser la seule petite minute de « gloire » que la vie lui avait réservée ! L’amertume et la rage la prirent à la gorge. Ce fut si brutal qu’elle éclata en larmes.

D’où lui était venue cette sensation de gêne – de honte ? -, sinon de la conviction que, sur cette scène, elle n’était pas « à sa place » !

Elle songea à son père. Un homme brillant, résolument discret. Osait-on lui adresser le moindre éloge, comme par réflexe il le repoussait du geste : balayait, sur son veston, cette fleur qu’on avait eu le mauvais goût de lui lancer.

Elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais entendu manifester une ambition quelconque, sinon celle de rester modeste en toute chose. S’il ne prenait pas la peine de blâmer ceux qui, autour de lui, tentaient de sortir du rang, il jetait sur eux ce même regard de commisération, un rien goguenard, qu’on pouvait lui voir lorsqu’étaient évoqués devant lui ces grands Wallons de l’Histoire que l’étranger – Rome, Paris… Bruxelles – avait reconnus et consacrés. Il semblait leur reprocher d’avoir trahi deux fois : la première en s’expatriant, la seconde en s’élevant. À ses yeux, ces messieurs avaient contourné la loi première, contrevenu à la règle d’or : en Wallonie, pour vivre heureux, on vivait petit !

« Pour vivre heureux… » Aux yeux de son père, le bonheur n’était-il pas, lui aussi, une manière de se distinguer, de s’exhausser ?

Elle se demanda si elle l’avait jamais vu s’autoriser un moment de bonheur. À bien y réfléchir, oui. À l’occasion de ces fêtes populaires où il entonnait, le verre à la main : « Nos- z-estans fîrs di nosse pitite patreÿe » ! Dans ces moments-là, il était heureux, oui, et il était fier : fier de sa Wallonie, dans la mesure même où, fidèle à elle-même, elle restait petite !

Elle se souvint de l’avoir vu se mettre, inopinément, à parler le wallon devant ses éminents confrères. Il n’aimait rien tant que surprendre les auditoires les plus huppés par l’emploi de l’une ou l’autre locution bien de chez lui. Il ne répugnait pas – sans sortir des normes (c’eût été se distinguer à rebours) — à se montrer un tantinet vulgaire. En toutes circonstances, il veillait à conserver cette élocution lourde et « traînante » qui passait, dans certains milieux, pour très inélégante.

(Pour rien au monde, lui qui l’écrivait à merveille n’eût, oralement, « pincé » le français. Il s’imposait d’exclure de son discours toute formule tant soit peu littéraire. Elle se souvenait de l’avoir vu rougir pour avoir dit « se sentir euphorique » plutôt que, tout simplement : « se sentir bien » !)

Quand elle posa le pied sur le bitume familier, elle n’éprouva pas le soulagement habituel. Un sentiment nauséeux de frustration continuait de lui nouer la gorge. Elle se sentait définitivement vouée à l’inaccomplissement.

Plutôt que de rentrer chez elle, elle fit le détour par la maison de ses parents. Annoncerait-elle à son père qu’elle avait reçu, à Bruxelles, ce Prix de Poésie ? Attendrait-elle qu’il le découvre lui-même, par le journal ?

S’il le découvrait, y ferait-il allusion ? La féliciterait-il ?

Elle ne parla pas du Prix. Interrogea discrètement sa mère : une certaine valise se trouvait-elle toujours là-haut ?

Lorsqu’elle redescendit, arborant une petite dizaine de diplômes calligraphiés :

— Tiens, papa, tu ne nous avais jamais dit que tu avais remporté ces concours !?

Rougissant, il eut un geste, agacé, pour épousseter son veston.

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