Un soir de pluie qui dévale du ciel sur un paysage de jardins bricolés et de potagers abondants. Un soir de pluie qui n’arrive pas à décrasser la pâle extinction des rues et des places chahutées de baraques à frites ou à gaufres. Il pleut pour rien. Le passant pourra dire de cette averse qu’elle fut comme il n’en avait plus vu depuis longtemps, mais c’est tout. Il ajoutera peut-être « comme vache qui pisse », mais décidément non, il ne pourra rien tirer de la vue du paysage inondé et transi. Tout est engourdi maintenant dans ses souvenirs, tout s’emboîte gauchement. Il ne se rappelle plus vraiment ce qui fait la différence. Ça reste flou, ça tremble un peu, ça glisse alors lentement vers un peu de lumière, puis ça coule soudain dans des impasses.
L’usine, le puits, le terril, les hangars semblent sortis du four où ils ont trop cuit. Tout se dépiaute et s’écroule, s’épure lentement dans le ciel écrasé. Seule l’autoroute trouble ce vague ennui. Elle relie le vaisseau naufragé à la navette-mère.
Notre ami ouvrit une nouvelle bouteille de Saint-Feuillien en riant. « Je fais le Gille toute l’année, mais je réserve le meilleur aux amis ! », annonça-t-il en ajoutant qu’il avait beaucoup voyagé en Wallonie et que, de toutes les boissons qu’il y avait bues, c’était cette bière qu’il préférait. « Forte et souple au palais, ambrée avec l’amertume sucrée des boissons enthousiastes », précisa-t-il en rotant bruyamment. Il avait déjà trop bu, et son regard s’embua soudainement. Il aimait la Wallonie, disait-il, pour ses traditions ouvrières, sa grande gueule et ses coups de cœur. Il s’essuya la moustache en ajoutant qu’il était heureux de vivre ici, « entre cognitos », que chacun y trouvait sa place sauf les fachos ! « Quoique ces cons gagnent du terrain… Faudra qu’on s’organise, mais c’est plus difficile qu’avant. C’est plus la grande guerre des années soixante, c’est de l’histoire ancienne tout ça. J’ai compris ça quand, au moment de la Grève générale, le syndicat a jeté dans la Meuse les armes qu’il avait gardées du temps de la Résistance. Là, ils ont choisi : plus de bagarre, rien que la transparence ! C’est fini, tout ça, bien fini… » Et il nous servit un autre verre. Ce qui nous fit sourire, étrangement, mon amie et moi, c’étaient les points de suspension qu’il avait glissés entre les mots « voyagé » et « Wallonie ». Il avait laissé pointer une émotion plus forte qu’il ne voulait le laisser paraître et il se grattait la joue en silence.
Nous étions excités dans l’attente de cette fête dionysiaque à laquelle il nous avait invités : champagne et huîtres dès le petit matin ! Notre tendresse pour l’ami qui allait se préparer à la longue parade de l’aube et les quelques bouteilles que nous venions de boire avaient émoussé notre ironie, et nous nous abandonnions à une sourde compassion qui attendit longtemps avant de dire son nom. Comment pouvait-il associer ces deux mots alors que nous prenions plus souvent l’avion que le métro ? Il avait voyagé un peu partout « chez nous », marmonnait-il en se grattant la barbe, il était animateur de ciné-clubs et avait sillonné toutes les routes du pays jusqu’au plus petit hameau. Il connaissait la Wallonie comme sa poche, et c’était pas ce qu’on croyait, ça non ! « Vous croyez que les Namurois supportent les Liégeois ? Ça, non ! Et que dire d’un Montois face à un Tournaisien ? D’un Gaumais et d’un Ardennais ? C’est à mourir de rire ! Les Arlonnais se sentent aussi proches d’un Virtonais qu’un Portugais d’un Espagnol… Ils vivent sur la même péninsule, soit, mais leurs histoires sont faites de plus de différences que de rapprochements. La Wallonie n’existe qu’à Benidorm ou à Middelkerke, les amis, c’est en dehors des lieux que ça a lieu ! Mais ici, c’est des carabistouilles. Entre Tchantchès, le Doudou et autres festivités, qu’est-ce qui fait la sauce ? La bière, l’alcool, les rêves déçus, les projets abandonnés, les soumissions jubilaires aux mêmes corrompus populistes, des faillites et du cynisme à revendre. Voilà notre Wallonie chérie : une vieille dame sur le retour qui n’arrête pas de causer, une énergie en perdition, une matrone caractérielle soutenue à coups de subventions depuis plus de trente ans. De la misère passée au musée et des Gilles, comme moi, à moitié saouls toute l’année. Mais ça ira, ça ira, ça ira ! Ouais, ça ira mieux demain… »
La journée du lendemain allait être épuisante, il devait rentrer et dormir quelques heures, mais il ouvrit une nouvelle bouteille. « Le carnaval, c’est tout ce qui nous reste, se mit-il à balbutier. Là, on est chez nous, on peut faire les Gilles comme des rois ! Vive le carnaval ! »
Il plantait son écran et plaçait son projecteur 16 mm à la bonne hauteur, sur une chaise hissée sur une table, engageait le film dans les gorges crénelées, tirait une poubelle sous la bobine réceptrice, pour le cas où la pellicule casserait. Le film se déviderait et il n’aurait plus qu’à remonter les morceaux de celluloïd jusqu’aux petites heures. Ça lui était déjà arrivé de projeter un film mal recollé par un collègue qui avait, en hâte, improvisé une vague continuité que les spectateurs découvraient étonnés. Mais c’était le temps du cinéma d’art et d’essai, et tout était possible, même une histoire sans queue ni tête. On faisait semblant de comprendre, ou, mieux, on interprétait. Puis, il raccordait le diffuseur au projecteur et disposait les chaises en deux rangs. L’expérience lui apprit vite qu’une trentaine de chaises suffisait. Il attendait alors l’organisateur local avec qui il allait trouver les bonnes raisons qui, ce soir, justifieraient l’absence de public. Ils comprirent vite que le foot, la vidéo, l’été, le printemps, l’hiver, l’Eurovision, l’élection de Miss Belgique, la grève des trains, la rentrée scolaire ou les vacances, bref, tout ce qui faisait la vie de Wallonie et d’ailleurs expliquait la désertion des salles obscures et, pour tout dire, de la culture.
« Tout lutte contre nous, répétaient les animateurs en soupirant. Ils ne vont voir que des films américains ou les comiques français, c’est désolant… » La séance avait enfin lieu, suivie d’un débat qui justifiait quelque subside dans le cadre de l’éducation permanente des masses laborieuses. Il buvait sa bière au bar, démontait le matériel et le rangeait avec soin dans sa voiture. Il était déjà presque minuit quand il saluait le dernier carré du public en promettant que le prochain film serait en parfait état. Plus de collures qui sautent, plus de son larmoyant, c’était promis. Et il rentrait chez lui, comme un apôtre fatigué des prêches sans éclat. Il roulait quelques minutes dans les campagnes ou les banlieues obscures quand, au détour d’une pompe à essence ou, plus souvent d’une grande surface commerciale, l’autoroute apparaissait dans sa lumineuse évidence. C’était un peu du temps réel qui frappait alors à sa vitre. Il respirait enfin, il revenait dans le monde.
L’autoroute a le charme dépressif des errances contrôlées, mais n’échappe jamais à la loi commune de la vitesse. L’histoire a beau tenter de se réfugier dans les résidences secondaires d’un pays toujours abasourdi par ses batailles perdues, elle glisse, presque sans accrocs, sur le béton qui connecte le passé au présent. La Wallonie n’existe pas sans les autoroutes. C’est une région virtuelle. Un ensemble de villes et de villages maillé d’autant d’autoroutes que de clochers ou de maisons du peuple. Les églises et les bistrots mêlent leurs terrasses d’habitués, seules les autoroutes font bonne mine aux étrangers. Et les Petits Poucets d’aujourd’hui ne craignent plus la nuit de l’Ogre, ils tournent sans crainte sur le réseau de lumière que l’espace garde dans le fond de son œil bleu…
« J’ai fait les ciné-clubs jusqu’à la fin. J’ai tout projeté, tout le cinéma mondial est passé par mes mains, je vous dis, même les films wallons. Personne n’en voulait, trop dur, trop noir, trop triste. Pas d’acteurs connus, pas d’argent, pas de promo, rien qui fasse bander… Ils voulaient pas les voir ces images de leur vaisseau de cendres, de houillères et de minerais. Voulaient que des thrillers ou des comédies musicales, du frisson et de la nostalgie hollywoodienne. J’ai arrêté à temps. J’ai pas connu la fin : les films gratuits offerts par les compagnies pétrolières aux clubs du troisième âge. J’en ai vu un, et ça m’a dégoûté. C’était triste, glauque, tout baigné de solitude. Ça se passait dans les bayous de Louisiane, il y avait un gosse aux pieds nus, des crocodiles, des puits de forage, des grands bras métalliques qui tournaient et qui pompaient à longueur d’année. Ça m’a fichu une déprime d’enfer… Et ils passaient ça devant les vieux, assis sur leur chaise percée, qui s’endormaient au rythme des palans… Bien fait d’arrêter à temps et de trouver ce job au restoroute. Là, je vois du monde, plein de monde, ça bouge, c’est la vie, quoi… Vous savez, c’est ça, maintenant la Wallonie : des boutiques le long des autoroutes. On y mange mieux qu’on dit et on y vend nos produits : bières et fromages… La tradition dans la vitesse du monde ! Ça, c’est chouette ! C’est que des autoroutes, aujourd’hui, ce pays, rien que de la vitesse pour s’échapper vite fait. Et quand on veut ralentir un brin, on prend une bretelle, on descend en apnée dans le paysage et vlan, tout est comme avant, tu peux à nouveau respirer. T’as le XIXe siècle qui flotte encore dans l’air, tu écarquilles les yeux, le ciel est le même, un peu pourri mais tu le connais, alors tu restes. L’autoroute, c’est juste pour passer, c’est ici qu’on attend… »
Il avait décidément trop bu et le lendemain, ce serait pire, ajouta-t-il en payant les boissons. Nous voulions partager, il refusa. « C’est pas tous les jours qu’on se refait ses plus beaux voyages, laissez, demain, je serai le roi et rien n’est trop bon pour un Gille ! »