À toi, Gorčin, soldat errant, mon frère

Gérard Adam,

Ici gît

Le soldat Gorčin

Dans sa propre terre

Sur l’héritage

Des siens

 

Je vécus

Mais j’appelais la mort

Nuit et jour

 

De fourmi jamais n’écrasai [1]

Mais comme soldat

Je suis parti

 

Je fus

De tant et tant de guerres

Sans bouclier ni armure

Pour qu’enfin

Disparaisse

La mélancolie

 

Je péris d’étrange mal

 

Ne me frappa nulle lance

Ne me perça nulle flèche

Ne me faucha

Nul sabre

 

Je péris de souffrance

Incurable

 

J’aimais

Et ma mie fut enlevée

Comme esclave

 

Si vous rencontrez Kosara

Sur les chemins

Du Seigneur

De grâce

Dites-lui

Que je lui fus

Fidèle [2]

 

Gorčin, héros des vieilles chansons bosniennes, en éternelle quête de ta belle Kosara, sais-tu qu’un soir de l’été 94 je me suis identifié à toi ?

Je quittais ton merveilleux pays, Casque bleu et pas trop fier de l’être. Les martyrs de Srebrenica restaient à massacrer, l’horreur s’éterniserait plus d’une année encore avant que les puissants ne se décident à en siffler la fin. Sur le tarmac de la scierie où nous avions notre cantonnement, je traduisais avec Vlatka ce poème que t’a dédié le grand Mak Dizdar, quand un autre interprète, ingénieur, se mit à le réciter de mémoire.

Et moi, l’écrivain-médecin, qui voulais secourir, qui voulais consoler, qui n’avais rien pu offrir à ton peuple si ce n’est mon écoute et mon empathie, je me suis senti inculte. Et je me suis dit que, pareil à toi, Gorčin, j’étais parti, sans savoir pourquoi sinon que je le devais.

« Et comme toi, je cherche, sur les routes de Dieu, sans bouclier et sans armure, la toute-belle à tirer de l’esclavage.

Une toute-belle qui n’est pas de chair, qui toujours se dérobe et m’aspire dans son sillage, dont j’ignore jusqu’au nom, un nom pourtant écrit en moi, comme sans doute en chacun, le jour de ma naissance, et dont je n’ose même pas espérer qu’il se dévoile à celui de ma mort. » [3]

Ces lignes, écrites après mon retour, formaient la chute d’une nouvelle clôturant un livre qu’aucun de mes compatriotes ou peu s’en faut n’a lu. À l’époque, une auteure de chez nous, en vogue et fière de l’être, se gaussait d’intellectuels imaginaires, dans une ville assiégée, qui devaient, pour se chauffer, brûler les livres de leur bibliothèque. À l’époque, dans Sarajevo assiégé, de vrais intellectuels, la mort dans l’âme, devaient vraiment, pour se chauffer, brûler les vrais livres de leur vraie bibliothèque. À l’époque, les soudards de ton pays tirant sur les ambulances horrifiaient les bons esprits de chez nous.

Sans doute n’avaient-ils pas la manière !

 

M’y revoici, dans ton pays, Gorčin, sept ans plus tard, avec sous le bras mon livre traduit dans ta langue, et moi qui ne suis guère sujet au trac, je tremble de le présenter aux tiens. Ces nouvelles étaient un témoignage destiné aux lecteurs de chez moi. Ils n’en ont rien voulu savoir. Quelle impudence de les présenter à ceux qui ont souffert dans leur chair ce que voulait décrire ma plume ! Mais je plaide non coupable ! Une écrivaine bosnienne, Mevlida Karadža, réfugiée en France pour soigner sa blessure — elle n’avait heureusement pas encore brûlé tous les livres de sa bibliothèque, et ceux-ci ont amorti l’éclat d’obus qui devait la tuer ­— m’a fait l’honneur d’en entreprendre la traduction. [4] Elle m’a confié que ce désir, c’est toi qui le lui avais inspiré.

« Quand j’ai lu qu’un écrivain d’ailleurs pouvait s’identifier à notre Gorčin, je me suis sentie moins incomprise ».

 

Sous la canicule écrasant Sarajevo, je longe la fraîche Miljacka, naguère sous la mire des snipers, en direction du pont où deux balles mirent fin au rêve de vos fiancés mythiques, Serbe et Musulmane enlacés, qui voulaient briser le cercle de haine, certains que leur amour paralyserait n’importe quel doigt sur n’importe quelle détente. Le tchetnik en face n’avait pas les mêmes valeurs, partageant plutôt celles de Haider, Le Pen, Dewinter ou autres Jirinovski d’une Europe en voie d’unification de l’Atlantique à l’Oural. Sur les quais ombragés, les bancs sont pleins d’hommes et de femmes, des vieux, des moins vieux, des tout à fait jeunes. Et quasi tous lisent. Même si aucun, jamais, ne doit avoir mon livre sous les yeux, je me sens fier de le savoir traduit dans la langue d’un peuple qui lit au bord de l’eau.

 

Plus tard, dans la soirée, se produit le miracle.

Nous déambulons dans la Baščaršija, la vieille ville ottomane, et le doute m’a repris, quand je tombe nez à nez, dans une ruelle déserte, avec une femme que je n’ose reconnaître avant de l’entendre parler ma langue : Mevlida, que je n’ai pas revue depuis quatre ans, Mevlida débarquée le matin même, revenue dans sa ville pour la faire visiter à des amis français. Demain, à notre présentation littéraire, elle pourra expliquer le pourquoi de sa traduction.

Ce ne sera pas le seul miracle de notre séjour. Monique Thomassettie en témoignera, elle dont un vibrant plaidoyer pour la spiritualité dans la poésie sera salué par la voix du muezzin, signe, d’après les poètes bouleversés de l’auditoire, que ses paroles étaient bénies de Dieu.

Je suis athée, Gorčin, mais tout de même ! En cette ville où quatre religions (cinq avec les bogomiles dont tu fus) sont parvenues, au long des siècles, à s’entendre plus souvent qu’elles ne se déchiraient, les hommes ont fini par créer un Dieu à l’image et à la ressemblance de ce qu’ils devront bien être un jour !

 

Mais toi, soldat errant, mon frère, quels personnages incarnes-tu ? Quelles furent, de siècle en siècle, tes existences ?

Ce guerrier slave qui franchit le Danube au VIIe siècle et, repoussant les Illyriens, contourne le massif bosnien par le nord ou le sud, futur Croate ou futur Serbe par la faute de la frontière entre les deux empires romains ? Pour enfin, christianisé en catholique ou orthodoxe, la pénétrer de toutes parts, cette Bosnie, au fil de ses vallées, de ses rivières d’un bleu inoubliable, et lui donner un peuple à la fois homogène d’origine et complexe de devenirs ?

Ce commerçant, cet artisan, ce paysan, victime des hordes croisées de notre médiocre Godefroy de Bouillon et de l’hystérique Pierre l’Ermite, pillant au nom de ce Christ que tu vénères pourtant comme eux, question de se faire la main avant les carnages d’Antioche ou de Jérusalem ?

Ce chevalier reniant le christianisme pour te faire bogomile, religion sœur du catharisme, partout persécutée sauf dans ton pays où les bans la respectent sinon l’embrassent, jusqu’au jour de malheur où, pour faire front à l’Ottoman, ils devront s’allier à des princes catholiques ?

Cet autre chevalier, féal de ton roi Tvrtko, décapité avec lui et tant de nobles balkaniques par le sultan Bayezid, à Kosovo Polje où vous avez tenté de protéger l’Occident ? Désastre provoqué par l’incompétence militaire du prince serbe Lazare et la trahison de son rival et cousin Malko Kraljević. Désastre dont les nationalistes serbes se glorifient encore six cents ans plus tard, allez savoir pourquoi, et qui à leurs yeux justifiera le massacre de ceux des tiens devenus musulmans.

Ce bey entre-temps converti à l’islam, qui accueille à Sarajevo les Juifs persécutés dans l’Espagne de la Reconquista ?

Ce yougoslaviste, parmi ceux qui, à Corfou en 1917, préparaient l’union des « Slaves du sud », Croates, Serbes, Slovènes, dans un pays démocratique, et qui seront déçus par la dictature brutale des monarques serbes ?

Ce partisan dressé contre les nazis, les oustachis, les tchetniks, au nom de la fraternité internationale et du droit des humbles, compagnon de Tito dans vos montagnes de Bosnie centrale, à Jajce où vous fondez le Conseil antifasciste ? Partisan une fois encore déçu après la guerre, qui connaîtras la prison pour avoir critiqué un régime de plus en plus autoritaire ?

Ou ce héros contemporain des hauteurs de Vlasić, qui cent fois t’es lancé avec ta Kalashnikov à l’assaut des tanks tchetniks avant, la drôle de paix venue, blessé, démobilisé sans pension, exilé par dégoût, de venir ruminer ta rancœur dans un taudis d’Anderlecht, attendant la régularisation que l’Europe démocratique te refuse parce que tu n’as pas fui au moment adéquat ?

Au fond, Gorčin, tu pourrais être Belge, nos histoires se ressemblent, invasions, occupations, pot-pourri d’ethnies et de religions, résistances impertinentes et assimilations, tu te serais appelé Uilenspiegel ou Franchimontois et plutôt que Mak Dizdar, un Bruegel t’aurait immortalisé.

 

Mais sans doute, toi l’errant, es-tu surtout poète, comme cette vingtaine de personnages assis dans des fauteuils sur une terrasse, un peu à l’écart de la foule qui, dans une vaste cour de la Baščaršija, le soir tombé, prend un verre (sans alcool, dans cet ex-caravansérail on est en terre d’islam) et le frais, discute, plaisante, écoute de la musique. L’un d’eux se lève et s’éclaircit la voix. C’est Admiral Mahić, long short sur des genoux boudinés, tee-shirt bleu marine (ça s’impose avec un tel prénom) tendu sur l’estomac. Comme par enchantement, la musique s’arrête, trois cents fauteuils se tournent. Admiral scande un poème dont je saisis de rares bribes, et ce leitmotiv martelé :

Baščaršija postoji ! La vieille ville subsiste !

Célèbre-t-il la résistance de la cité au long des siècles ? La foule vibre, approuve, sourit, écrase une larme, applaudit enfin à tout rompre le poète qui se retire. Un autre prend sa place, puis un ou une encore, toute une heure, et toujours cet accueil, toujours cette chaleur, toujours cette émotion.

Puis le dernier papier replié, sur un ultime applaudissement, les chaises refont face aux tables où se posent des verres, la musique reprend ses droits, la soirée son cours. Je rêve à des poètes de chez nous déclamant sur la Grand-Place.

Admiral s’assied à notre table. Amoureux des poèmes de Monique, il rêvait de la rencontrer. Il la présentera demain soir, ou plutôt lira un long texte qu’elle lui a inspiré. Mais en attendant, il aurait aimé nous inviter dans son bistrot de prédilection si… Nous comprenons qu’il n’a pas le premier sou pour le premier verre. C’est donc nous qui l’invitons. À la sortie, un estropié fait la manche. Admiral feint de chercher son mouchoir dans toutes ses poches et fourre une pièce discrète, peut-être sa dernière, dans la main qu’on lui tend. Je dois être le seul à l’avoir observé.

Jusqu’au petit matin – où, Spomenka Džumhur, as-tu puisé la force de jouer les interprètes durant toutes ces heures ? –, Monique et Admiral communieront dans des sphères hors de ma portée. Mais quel bonheur, Gorčin, d’être assis là à les entendre !

 

Les tiens, aujourd’hui, ne rêvent que d’adhésion européenne. « La Bosnie a sa place dans l’Europe, elle a toujours été le trait d’union entre elle et l’Orient ». Leitmotiv de notre séjour, qu’ils nous chargent de répercuter. D’être venus en mission culturelle fait de nous des hérauts de leur cause. Il leur faut toujours pour quitter leur pays un visa que nos ambassades systématiquement leur refusent. Ils se sentent les pestiférés de l’Europe.

Mais que répondre ? L’Europe à laquelle ils aspirent est une entreprise économique, pas culturelle, trop d’obstacles encore dans les mentalités s’opposent à cette adhésion. La directrice d’une firme de commercialisation du bois se plaint, ses carnets sont remplis de commandes, mais ni les scieries ni les bûcherons ne font d’effort pour les honorer. Inertie omniprésente, séquelle du communisme, un emploi n’est que prétexte à toucher un salaire. Et cette bureaucratie, étouffante, arrogante, cette prédilection pour les titres pompeux… Heureusement, pour vous apprendre, nous avons mis votre gouvernement sous tutelle. Pour stimuler le retour des réfugiés, celle-ci vient de publier un décret : ils sont désormais dispensés de la taxe sur les matériaux de construction, privilège qui s’ajoute à des aides substantielles, et dont ne bénéficient évidemment pas les vernis restés sous les bombes à jouir de leurs quatre murs, en tout cas trois et demi, voire un peu moins, n’allons pas chicaner, puis souvent un morceau de toit en prime. D’aucuns parmi les tiens, Gorčin, murmurent qu’ainsi l’Europe, les renvoyant chez eux, veut se débarrasser de commensaux encombrants. Ces ingrats qui nient sa générosité, comment veux-tu qu’elle les accueille ?

Puis vos politiques n’ont pas jeté aux orties leurs mauvaises habitudes, plus aptes à la parlotte, à la chamaillerie, au népotisme, qu’à l’organisation. Et les nationalistes ne désarment pas, au moindre faux pas des démocrates resurgit leur face de gorgone. Sans compter la corruption ! Sur les routes où tu errais naguère, la police rançonne (amendes soldées à 50 % pour qui n’exige pas de reçu). Et vos mafias ! Des malfrats enrichis par la guerre vous écrasent de leur luxe. À la sortie de Sarajevo, des piliers érigés sur un socle de béton ne témoignent ni des combats ni de l’épuration ethnique : l’investisseur occidental a déclaré forfait, excédé d’être la cible de racketteurs politico-mafieux. Avant d’être cooptés dans l’Europe à venir, Gorčin, il faut à tes compatriotes adapter leurs manières : l’argent mal acquis, chez nous, ne s’exhibe pas. Il se planque au Luxembourg. À la rigueur, on y met le feu.

Mais là, nous avons un point commun, le désastre de Kosovo Polje où tu perdis la tête et l’Occident son rempart, n’est-ce pas à la Saint-Vidoban qu’on le commémore ? C’est-à-dire la Saint-Guy ! Tu ne me suis pas ? D’accord, private joke, je t’expliquerai le procès des trois Guy quand tu viendras chez nous !

 

C’est pourtant vrai que nous avons des points communs ! La veille de notre arrivée, on inaugurait à Banja Luka, la capitale des Serbes de Bosnie, une mosquée reconstruite, et une partie de la population manifestait son rejet en y chahutant les officiels, ceux du pays comme de la tutelle européenne, assiégés de longues heures dans l’édifice. Un militaire français de la KFOR, cette armée censée vous réapprendre à vivre ensemble, me confie, avec une jubilation partisane, que les gens de là-bas n’ont en fait pas supporté d’être à nouveau réveillés par les haut-parleurs du minaret.

Ça me rappelle ma jeunesse : je passais quelques jours chez un oncle de ma fiancée, qui me logeait dans une chambre du troisième, face au clocher de l’église dont le carillon, de quart en quart d’heure, m’explosait dans le crâne. Si j’avais pu le tenir, j’aurais pendu le curé à ses cloches. Alors, né à Banja Luka, sans doute aurais-je aussi manifesté contre le muezzin électronique. Tu vois, nous ne sommes pas de purs esprits, la tolérance a ses limites que mesure la résistance nerveuse ! Et vivre ensemble exige des concessions à la liberté de l’autre, comme si longtemps, à Sarajevo, vous sembliez pourtant l’avoir compris !

 

Ton nom, Gorčin, signifie « mélancolie ».

Elle caractérise ton peuple, pour autant qu’on lui appose l’exaltation. Maniaco-dépressifs dans le même souffle, vomissant le juste milieu que nous faisons vœu de révérer, les Bosniens se complaisent dans l’extrême. Sur les terrasses de la Baščaršija, de jeunes « musulman(e)s », jeans et tee-shirts, minis et décolletés, hochent mécaniquement la tête sur la même techno qu’à Rome, Paris ou Amsterdam, mais à un volume sonore qui chez nous chasserait les autres consommateurs, et fumant non pas un, mais trois paquets de clopes, vidant non pas une, mais cinq šljivovic. Excessifs dans la tristesse comme dans l’euphorie, dans l’amour comme dans la haine, dans la générosité comme dans la cruauté, dans l’hospitalité comme dans le rejet, ils sont l’aiguillon qui pourrait titiller notre tiédeur. Nous sommes complémentaires, Gorčin, c’est pourquoi je vous trouve si attachants, c’est pourquoi nous avons autant besoin de vous que vous l’avez de nous.

À Zenica, le poète-philosophe-dramaturge qui nous présentera me fera lui aussi parler de toi, épaté qu’un étranger puisse s’identifier à un héros si typiquement bosnien. Je raconterai bien sûr mon émerveillement face à cet ingénieur récitant un poème de mémoire. Il me comprendra mal, tant le fait lui paraît naturel. Je confierai qu’on ne trouve peut-être pas dans toute la Belgique un seul ingénieur connaissant trois vers de Norge ou de Verhaeren. D’ailleurs, moi-même… !

Un auditeur ne manquera pas de me demander si j’estime que la Bosnie a sa place dans l’Europe. Je lui répondrai que oui, à une condition toutefois. Il hochera la tête, résigné au sempiternel discours sur le redressement économique, la moralisation politique, l’efficience administrative, la lutte contre la corruption, le confinement des nationalismes. Mais quand je lui dirai qu’en se fondant à l’Europe, je souhaite que les Bosniens ne perdent pas l’âme d’un peuple où un ingénieur peut réciter Mak Dizdar, où trois cents consommateurs tournent leur fauteuil pour communier extemporanément à un récital de poésie, l’émotion les submergera, Gorčin, mon frère, et leurs applaudissements feront sourdre mes larmes.

[1] Expression correspondant à « ne pas faire de mal à une mouche ».

[2] Mak Dizdar, « Gorčin », traduction Gérard Adam.

[3] « La Route est claire sur la Bosnie », Luce Wilquin, 1995.

[4] Traduction que Spomenka Džumhur a terminée.

Partager