Une maison commune, avec jardin

Yves Wellens,

La représentation de l’U.E. auprès de ce pays d’Europe centrale se trouvait dans une rue légèrement excentrée du quartier des ambassades. Ce bâtiment, qui avait servi d’officine à la police politique de l’ancien régime (sans qu’il faille nécessairement y voir le motif de cette situation quelque peu en retrait sur les plans) ne dégageait pas, tout de même, la pompeuse vanité des témoignages encore debout de l’architecture stalinienne, baroques Maisons du Travail, Palais de la Culture et autres Instituts de la Pensée marxiste étendant « l’homme nouveau » pour le compte et le broyant entre les pans de leurs murs épais. On ne savait si la discrétion, voire l’austérité, de ce Consulat général était une forme d’hommage involontaire à ce pays-là, sourdement rétif au mythe du Prolétariat rédempteur et qui, comme la plupart de ses voisins enrôlés dans le « camp socialiste », aurait sûrement préféré que la « Révolution à l’échelle mondiale » ne parte pas de ses bases et ne remue même pas un pouce de son territoire. Un tel tribut ne pouvait être totalement exclu, bien sûr ; mais de beaux esprits, passant outre leur secrète admiration pour des débris d’empires plus éloignés encore, voyaient surtout dans le choix de ce bâtiment une volonté tangible de retrouver la tradition et le fini qu’incarnaient à leurs yeux les valeurs de la vieille Europe. On pouvait voir aussi, dans ce choix, un soudain accès de modestie de dirigeants souvent perçus comme arrogants. Si les huiles de la « construction communautaire » étaient naturellement peu enclines à endosser la responsabilité du « déficit démocratique » qui se creusait chez elles entre les institutions et les opinions publiques, il pouvait cependant être tentant que, pour se dédouaner, elles jouent la carte de l’humilité ou de la réserve là où la démocratie n’était encore que balbutiante : au moins, cela leur éviterait d’encourir le reproche d’imposer leurs vues de trop haut. En somme, ce bâtiment était une sorte de projection, à la fois idéalisée et matérialisée, d’une Maison commune que les riverains ne se lassaient pas de visiter et d’arpenter.

S’étant non sans cynisme déchargé du flot des candidats à l’exil en les rabattant sur les ambassades des actuels états membres eux-mêmes (ce qui permettait d’éviter qu’aucune file ne se forme avant de pénétrer dans le Saint des saints), cette représentation avait dès lors les coudées franches pour se concentrer sur des missions plus abstraites. Elle était dès lors devenue un indiscutable point d’attraction, une sorte de havre intellectuel et moral pour les élites du cru. Une telle fonction était absolument nécessaire dans une région dont les soubresauts récents avaient agité les stratégies, et parfois jusqu’aux consciences, de ceux qui s’apprêtaient à accueillir ces pays par l’extension vers l’est de leurs propres frontières. Car, oui, il s’en était produit, des drames et des affrontements, oui, il en était advenu, des tragédies et des conflits depuis que le Soleil soviétique et ses satellites s’étaient éteints : à croire que le déboulonnage des statues ne pouvait engendrer que des chutes de pierres, qui s’écrasaient avec fracas sur le terrain politique ! L’instabilité de cette pléthore d’états émergents, rendus fragiles dès l’abord par les effets conjugués d’une trop longue glaciation, du dégel trop brusque et des trop grandes crues qui avaient transformé en bourbier les voies d’accès à l’avenir, semblait avoir autorisé toutes les configurations politiques, à titre d’expériences gâtées et de décoctions frelatées. Un roi déchu revenant d’exil pour diriger le gouvernement élu d’une République ; l’ancien cardiologue d’un tyran parvenu au cœur du pouvoir et s’attachant alors à ralentir le pouls du pays ; un Président tenu d’accepter la partition de son pays, taillée il est vrai dans la même étoffe que sa Révolution ; un état catholique par excellence gobant d’autant plus le langage du Vatican qu’il parle la même langue que le Pontife, et rappelant cependant un ancien communiste pour réussir le passage à l’économie de marché ; la quasi-certitude que, dans ces États des Balkans, une guerre peut éclater même si toutes les conditions d’une paix durable sont réunies et que, à tout le moins, éviter une guerre civile ne saurait empêcher les affrontements armés ; d’une manière générale, la prétendue rationalité capitaliste imposant partout les supposées lois du marché et sa profitable jurisprudence, et s’assimilant toujours plus à une sorte de raison d’État, aussi fatale et régalienne qu’elle ; le remembrement, par la purification ethnique, le crime institué, le déplacement forcé des populations et, au besoin, la déclamation de poèmes au son du canon, d’une ancienne Fédération où les nationalités avaient été sciemment imbriquées ; le procès sommaire d’un couple indéfendable, pour préserver l’irruption au pouvoir de caciques légèrement moins compromis ; la disparition d’un Mur, véritable incision pratiquée dans le cerveau de chacun, mais que certains se reprochaient d’avoir escaladé trop vite ; la réunification à haut risque et à grand prix d’un pays longtemps accusé d’hégémonie par ses partenaires et d’« esprit revanchard » par ses adversaires ; là encore, sitôt l’union retrouvée, l’obligation pour les Ossis de fréquenter, année après année, des classes de rattrapage et de remise à niveau, sans que les classes supérieures qui les organisent doutent pour autant de leur propre excellence ; une ancienne créature des services secrets devenue Président d’un Empire et s’insurgeant contre la tenue d’un second tour, « trop coûteux », de l’élection qui le sacre ; le même récusant avec violence toute autonomie dans son Empire et dégorgeant sa furie dans une république du Caucase ; partout, le recyclage des apparatchiks, changeant de livrée pour se maintenir à la tête de combinats et d’industries entières ; les fortunes si vite acquises que la seule question qui vaille porte sur le degré de sauvagerie et l’étendue des trafics nécessaires à leur édification ; très généralement, des décennies de fondamentaux soufflées en un instant, faisant passer de la soumission sans relief à l’abrupte liberté ; jusqu’au surgissement du néant d’une bande de terre, décrétée indépendante par la Russie et l’Ukraine, reconnue par personne et ne figurant sur aucun atlas, et qui pouvait donc, elle, être littéralement nulle part, comme l’annonçait Jarry dans son Ubu Roi : oui, tout cela était certes quelque peu insolite. Mais était-ce pour autant « d’un autre âge », comme l’affirmaient certains observateurs mal disposés ? Était-ce vraiment si différent des curiosités que l’on rencontre, sous d’autres latitudes, réputées plus « civilisées » ? De toute façon, même si l’élargissement vers l’est était considéré par d’aucuns comme la fuite en avant d’une institution sans perspective, et si l’aimable ambition, voulant que l’intégration suffirait à mettre en veilleuse les nationalismes à peine réveillés, se présentait plutôt comme un pari pascalien, puisque ces nationalismes, à peine réveillés, avaient aussitôt atteint leur acmé et n’étaient pas près de redescendre, il était trop tard pour reculer. Il fallait simplement espérer que la modernité ferait le reste du parcours qu’on lui avait fait entamer…

*

Cette Représentation avait encore un autre pôle d’intérêt ; mais il fallait, pour s’en aviser, se retrouver fréquemment dans les meubles. Les visiteurs seulement de passage ne manquaient pas, eux non plus, de noter qu’un grand jardin prolongeait la maison patricienne ; et eux aussi se postaient à un moment devant la grande baie vitrée et se plongeaient dans la contemplation de cet élégant appendice. Mais, naturellement, ils n’osaient même exprimer le souhait de fouler son herbe. Les habitués, quant à eux, avaient bien retenu, au fil du temps, que personne ne s’y trouvait ou n’y descendait jamais, quelle que fût l’heure (le soir, d’ailleurs, le jardin n’était même pas éclairé, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’aura de mystère qu’il commençait à incarner dans l’esprit des plus subtils, tant la pénombre qui l’enveloppait aiguisait sa présence auprès des familiers). Et pourtant, ses parterres de fleurs étaient toujours bien taillés et arrosés, ses plantations grandissaient dans un alignement au cordeau et les arbres au fond de la propriété dégageaient une impression d’ordre et d’apaisement qui attestaient des soins qu’on leur prodiguait. Les secrétaires ou les diplomates attachés à la Représentation feignaient l’incrédulité ou se dérobaient carrément (ce qui les faisait souvent friser l’insolence…) quand la question venait sur le tapis, sans pour autant jamais déclarer que l’accès au jardin n’était pas autorisé. Les serveurs qui circulaient lors des réceptions avaient, quant à eux, vite fait comprendre aux amateurs que, sur ce chapitre au moins, ils n’étaient pas achetables. Bref, toutes ces circonstances ne laissaient pas d’intriguer. Chacun en était bien conscient : personne ne prendrait sur lui de saisir la poignée de la baie, de faire glisser celle-ci d’un large geste le long du rail, de poser le pied sur la terrasse et de dévaler la dizaine de marches menant à l’Éden – c’eût été bafouer les impératifs de la bienséance et de l’hospitalité. Un soir, n’y tenant plus, l’un des réguliers lança tout haut que, au fond, la situation évoquait furieusement celle qu’affrontent les personnages de L’Ange exterminateur, échouant pendant des jours à quitter un salon de musique : évidemment, la situation vécue ici n’était qu’une variation de celle-là, puisque les invités pouvaient s’éclipser à tout instant – mais que, en dépit de cela, ils resteraient là comme à demeure et feraient la fermeture, comme on dit, au cas où. Un silence approbateur suivit cette réflexion : la référence au film de Bunuel parut agir comme une sorte de sésame, au moins en ceci qu’elle témoignait d’une culture commune que tous les convives se plurent à souligner. La soirée se poursuivit et s’acheva donc sous les meilleurs auspices.

Rien ne changea pourtant. Les hôtes, qui ne pouvaient ignorer le souhait toujours plus marqué des visiteurs, n’y accédèrent jamais. On en prit ombrage ; on jugea que leur attitude était puérile et peu charitable. On se mit assez ouvertement à évoquer devant eux un passage en force, une sorte de raid – mais on renonça heureusement à cette idée, à vrai dire outrancière et déplacée. Cependant, le jardin était bien là ; il était vu et regardé comme un défi à relever et comme un charme à dissiper. On se livra donc à une petite conspiration. Chaque groupe d’intérêt qui fréquentait si assidûment la Représentation commanda à des architectes ou à des artistes paysagers un projet d’aménagement ou d’embellissement du jardin. Évidemment, les auteurs ne se contentèrent pas de simples descriptions, ce qui impliquait de les faire inviter, sous un prétexte quelconque, à la Représentation, pour qu’ils puissent s’imprégner de leur modèle. Cela ne put se faire, on l’imagine, dans une complète discrétion ni sans que le secret fût, d’une certaine manière, éventé. Mais on ne s’arrêta pas là.

Tout cela prit plusieurs mois ; enfin, on rassembla les travaux et, le jour dit, on les accrocha d’office, dans des encadrements ad hoc, sur tous les murs et dans l’escalier d’honneur menant aux salons des étages. Les hôtes jugèrent plus prudent de ne pas protester et de ne rien faire enlever. Ils se mirent à examiner les projets. On a dit qu’à un moment, toutes les têtes se tournèrent en même temps vers le jardin. Mais rien n’avait bougé. Cela n’avait été qu’une déflagration énorme, dont la cause restait inconnue et qui s’estompait rapidement.

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