Abdullah et Athanase

Marc Lobet,

Il y a plus d’un siècle – ou bien de nos jours –, quelque part dans l’empire ottoman, le sultan Mustafa – ou bien le monarque Régis XV, quelque part en Europe – se baigne dans l’étuve d’un hammam impérial quand l’autre se prélasse dans les vapeurs du somptueux sauna de son palais royal. Un messager châtré – l’autre couillu – accourt et se fait introduire auprès de Mustafa, son maître. Il est porteur d’une joyeuse nouvelle : Roxelane, la grande favorite – ou bien Aurore, la maîtresse du souverain occidental – a donné naissance à un fils : Abdullah pour l’un, Athanase pour l’autre.

Cette annonce cause au sultan Mustafa un plaisir si vif qu’il perd un instant le contrôle de son pied droit, tandis que, de joie irrésistible, le pied gauche de Régis XV glisse sur un savon parfumé à la lavande. Mustafa, tout nu lui aussi, se tâte pour trouver le sac en cuir où il serre chaque matin quelques pièces d’or. L’autre se met à la recherche de quelques gros billets de banque tout neufs. Il s’agit de récompenser sur le champ cet eunuque du harem pour l’un, – cet envoyé du destin pour l’autre.

— Méprise funeste, dit l’un ; mauvais présage, renchérit l’autre.

Tous deux superstitieux, ils n’augurent rien de bon de l’avenir de ces enfants pourtant bien admis. Ils sont du siècle, du paradis mais peut-être du désordre. Le pressentiment était juste, car Abdullah devait mériter plus tard le nom de Sultan Rouge et Athanase celui de Grand Assassin.

Dès leur jeune âge tendre, ces petits princes, aux cheveux couleur blond blé, connaissent les détours du sérail et les jeux interdits. Dans leur vaste grenier, ils construisent, avec de vieilles boîtes à savates, des bateaux de guerre, des engins d’attaque. Et ils ont les soldats, prêts à l’offensive. Comme tous les enfants ils jouent aussi, en trichant, à la marelle dans la cour de récré ou aux marchands sur le sable sur la plage avec des coquillages très tranchants. Revêtus d’une couverture sur le dos, ils sont vraiment sultan et roi.

Sournois et taciturnes, ces futurs dirigeants ont le goût de l’intrigue. À six ans, ils se sentent appelés à une haute destinée. Ils dressent d’ores et déjà la liste des personnes qu’ils feront disparaître plus tard pour assouvir leurs ressentiments.

La vie les vengera. Ils le savent.

En attendant, leur jeune cruauté se repaît, à la campagne pour l’un et devant la télé pour l’autre, au spectacle des combats de coqs et de béliers, au massacre de monstrueux extraterrestres cybernétiques. Bien que chétifs et poltrons, ils aiment les bêtes sauvages et les dragons en 3D. Le soir, avant de s’endormir ils réclament la lecture de contes où ne les intéressent que les personnages et les animaux terrifiants : le loup qui dévore la grand-mère, les sorcières, les ogres, Barbe Bleue, etc. Plus tard, ils se délecteront de Titus Andronicus avec le passage préféré où le général romain sanguinaire mange le cœur de ses enfants.

Doudous et câlins n’y feront rien. En passant de l’enfance à l’âge ingrat, ils rêvent d’un univers où la violence est gratuite, la cruauté mentale et la bêtise insondable. Abdullah et Athanase ne comprennent pas pourquoi l’être humain aspire à changer de planète.

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